Modèle et idéologie – Collectifs du logiciel libre

Modèle et idéologie

Se révèlent ainsi les dangers auxquels se trouve confrontée toute entreprise de formalisation qui, si elle fait souvent gagner en intelligibilité des phénomènes, contribue aussi parfois à en dissimuler la complexité et la singularité.

Dans le cas du logiciel libre, et plus particulèrement de l’organisation de ses collectifs, ces dangers ne semblent pas avoir été évités. Ils paraissent même s’être manifestés de manière exacerbée.

Ainsi, les modèles du bazar et de l’intelligence collective ne se contentent pas d’offrir « une version stylisée de la réalité », ce qui est le propre d’un modèle1; ils en donnent une image tronquée et presque métaphorique, qui se présente davantage comme un obstacle que comme une aide à la compréhension des phénomènes en jeu.

Ils passent ainsi sous silence tous les subtils élements de hiérachie, qui expliquent que des collaborations à grande échelle puissent fonctionner. Or, comme le rappelle opportunément Nikolai Bezroukov, « ignorer les stratégies politiques et les structures hiérarchiques dans les communautés open source revient à ignorer la réalité »2.

Ils opèrent de plus de manière métaphorique, en associant les collectifs du logiciel libre à des « objets » appartenant à des ordres de réalité bien différents : bazar, cerveau, société animale. Or, bien qu’il puisse être évocateur, ce type de raisonnement a pour inconvénient majeur de ne pas faire ressortir les traits saillants d’une réalité donnée, mais de promouvoir des analogies qui restent bien souvent à la surface des phénomènes en jeu.

La comparaison avec un « bazar, grouillant de rituels et d’approches différentes »3 permet-elle vraiment d’appréhender précisément la diversité des motivations individuelles et les formes spécifiques de négociation mises en place dans les projets « libres » ? L’analogie avec des phénomènes naturels – l’intelligence collective des fourmis par exemple – aide-t-elle réellement à comprendre en quoi les collectifs du « libre » développent des organisations sociales singulières ?

1 Cf. Pascal NOUVEL, « Modèles et métaphores » in Pascal NOUVEL (dir.), Enquête sur le concept de modèle, Paris, P.U.F., 2002, p. 189-203.

2 Nikolai BEZROUKOV, op. cit..

3 Eric RAYMOND, « La cathédrale et le bazar », op. cit..

Le modèle de l’innovation distribuée semble approcher de façon plus réaliste certains aspects frappants et singuliers des phénomènes considérés. Il intègre ainsi le fait que la production collaborative nécessite des formes d’organisation, et met en lumière l’importance de la « diversité cognitive ».

Cependant, il paraît également conduire à une certaine idéalisation des pratiques, en minimisant la distribution très inégalitaire des contributions dans nombre de projets « libres », ainsi que les formes de centralisation qui ne manquent pas d’y refaire surface et les différences organisationnelles notables d’un collectif à l’autre.

Il faut donc approcher les modèles cherchant à rendre compte de la collaboration dans les projets « libres » avec une certaine circonspection. Toute modélisation impose distance et humilité, comme le rappelait Max Weber lorsqu’il dissuadait le chercheur de « croire que la réalité historique se laisse «emprisonner» dans le schéma conceptuel »1.

De surcroît, il n’est pas certain que les modèles proposés dans le cas qui nous occupe soient vraiment adéquats. Guettés d’un côté par la tentation « mythologique » – c’est-à- dire par une opération de naturalisation du réel –, ils échouent par ailleurs bien souvent à fournir des éléments de compréhension satisfaisants de ce dont ils entendent rendre compte.

La modélisation tutoie alors l’idéologie, et ce en un double-sens : les modèles apparaissent comme des discours de légitimation de l’existant (cf. chapitre 3), et ils opèrent par ailleurs une certaine distorsion du réel et des pratiques effectives.

S’il existe – comme nous le pensons – une utopie du logiciel libre, il en existe donc aussi une idéologie.

Celle-ci s’exprime dans le caractère somme toute assez conservateur du mouvement open source et de la mythologie de la collaboration distribuée qu’il a contribué à faire naître (cf. supra). Il serait cependant réducteur de ne voir que cela.

L’idéologie, ce sont aussi toutes les formes de discordance entre les discours et les pratiques, et celles-ci ne sont l’apanage, ni des promoteurs médiatiques de l’open source, ni des penseurs ayant cherché à modéliser la collaboration telle qu’elle se déroule dans les grands collectifs du logiciel libre.

1 Max WEBER, Économie et société 1, les catégories de la sociologie, op. cit., p. 290. La démarche wéberienne par « idéaux-types » peut étre rapprochée d’un raisonnement par « modèles », comme le rappelle Jacques Coenen-Huther : « La parenté entre type idéal et modèle implique qu’il ne peut être véritablement question d’une méthode idéal-typique au sens strict; une telle expression – quoique fréquemment utilisée dans la littérature et d’un emploi tentant – est par trop restrictive. On peut certes parler d’une méthode dont la conceptualisation par types idéaux n’est qu’un aspect : cette méthode est la modélisation qui, pour faire bref, consiste à se donner une représentation volontairement simplifiée de la réalité comme guide pour des investigations empiriques ultérieures » [Jacques COENEN-HUTHER, « Le type idéal comme instrument de la recherche sociologique », Revue française de sociologie, 2003/3, vol. 44, p. 531-547, en ligne : www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RFS_443_0531 (consulté le 14/11/2011)].

Plusieurs auteurs ont ainsi remarqué qu’il existait souvent dans les projets « libres » des « manœuvres volontaires de rétention de l’information »1, en contradiction flagrante avec les discours tenus par ailleurs sur la circulation de l’information.

Dans son étude portant sur la suite logiciels VideoLAN, Thomas Basset explique par exemple qu’il peut être payant pour les développeurs de ne pas faire partager de manière détaillée l’avancement de leur travail.

Un tel contrôle sur l’information leur permet notamment de se prémunir des réserves qui pourraient être faites quant à leur choix techniques, et d’accroître leurs marges de liberté.

Nikolai Bezroukov résume cette stratégie de la manière suivante : « Révélez le code, cachez la cuisine »2. Il ajoute :

L’open source n’est pas immunisé contre l’imposition politique de limites au partage de l’information au sein d’un projet. La disponibilité du code source ne se traduit pas automatiquement par l’accès aux informations les plus critiques.3

Cette discordance entre discours et pratiques – deuxième versant de l’idéologie – peut être analysée de deux manières.

Une interprétation sévère y verra précisément le moment où l’utopie se dégrade en idéologie, c’est-à-dire accepte de transiger avec l’existant, et se transforme en un voile posé sur le réel et les pratiques effectives.

Une interprétation bienveillante y lira tout simplement l’expression d’une impossibilité, qui est celle qui confère son souffle à l’utopie : l’impossibilité de rendre l’idéal parfaitement congruent avec les formes de sa réalisation.

Dans cette perspective, le fait que l’idéal du logiciel libre – la libre ciculation de l’information – soit parfois contredit par les pratiques des développeurs révèle moins une faiblesse idéologique, qu’une capacité bienvenue à renoncer parfois à la pureté des principes, afin de composer avec l’existant et de rendre l’utopie concrète.

Dans ces deux interprétations se retrouve d’une certaine manière la tension entre larigueur éthique du free software et la volonté pragmatique de l’open source.

Qu’on nous accorde ici la facilité de ne pas trancher entre les deux, du moins pas avant d’avoir poursuivi notre exploration.

En effet, si le courant open source a contribué à la diffusion du logiciel libre en le transformant en un modèle éthique et efficace d’organisation du travail, la tendance free software a quant à elle embrassé des formes de militantisme, qui ont également permis de toucher un plus large public.

1 Thomas BASSET, op. cit., p. 52.

2 Nikolai BEZROUKOV, op. cit..

3 Ibid.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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