Traitement médiatique spécifique aux phases d’émeutes en France

Un traitement médiatique spécifique aux phases d’émeutes
Sur le traitement médiatique des émeutes et de ce type d’événement plus généralement, la littérature, même restreinte, apporte également des éléments de réflexion. C’est le cas de l’ouvrage Médias et violences urbaines47, d’Angelina Peralva et Éric Macé, qui porte sur le traitement médiatique des violences urbaines par les médias français. Les auteurs identifient trois régimes distincts de traitement des violences urbaines : un régime de routine, un régime d’exception – propre aux émeutes – et un régime d’amplification. En régime de routine, on observe que généralement les violences urbaines, « devenues invisibles par banalisation »48, sont très peu présentes dans l’espace journalistique. Mais il arrive aussi qu’elles soient parfois subitement dramatisées. En effet, si face à des événements de faible intensité les journalistes réduisent le traitement de ces violences urbaines ou en occultent même l’existence, d’autres acteurs vont tenter de créer l’événement et d’attirer l’attention des médias. C’est le cas notamment des élus ou des associations d’habitants qui, exaspérés par la répétition des violences ou par l’occultation de ces phénomènes, vont tenter de mobiliser les médias, mais aussi des jeunes des quartiers qui, pour attirer l’attention, vont intensifier leurs conduites violentes. Dans ces situations, c’est en fonction du média ainsi que de l’état et de la teneur du débat public que va s’orienter le traitement des événements.
En régime d’exception, à l’occasion de violence exceptionnelles, notamment d’émeutes, ces logiques, que l’on observe clairement dans le traitement routinier des violences, vont se retrouver totalement bouleversées. Les violences qui auparavant n’avaient qu’une très faible lisibilité en raison de leur faible intensité mais également de leur mélange « d’expressions de délinquance et de révolte »49, vont alors acquérir, selon les auteurs, une lisibilité plus importante. Ainsi, « si le volet délinquant ne disparaît pas, le volet révolte apparaît aux journalistes avec une plus grande netteté, même s’il est rudement concurrencé par une rhétorique politique et policière de disqualification des ressorts conflictuels de la violence émeutière […] pour la réduire à une violence instrumentale de type mafieux. »50. En effet, pour les auteurs, l’émeute bouleverse les rédactions, au sein desquelles on identifie un conflit d’interprétation des événements. Et ces logiques d’interprétations, débordent le cadre des rédactions et de leurs lignes éditoriales. Lors de ces régimes exceptionnels, on constate également une différence de traitement entre la presse quotidienne régionale et la presse nationale. Si la presse quotidienne régionale déploie des moyens importants lors d’émeutes sur son territoire et reste guidée par un principe de représentativité et de neutralité politique du fait de son statut, la presse nationale, qu’elle soit populaire ou d’opinion, a par définition une approche moins locale, beaucoup plus synthétique et également « plus directement politique »51. Pour les auteurs, les phases d’émeutes participent donc à la politisation du débat sur les violences urbaines, beaucoup plus qu’en régime de routine.
Quand au régime d’amplification, il correspond aux phases où les rédactions, conscientes de ne pas rendre compte de toute la réalité des violences urbaines, décident de faire des reportages auprès de leurs propres sources et hors contrainte de l’urgence quotidienne et de l’actualité, pour «“montrer” la “réalité” du terrain »52.
Pour ce qui est plus spécialement du traitement médiatique des émeutes de 2005, Gérard Mauger dans son ouvrage L’émeute de novembre 2005, une révolte protopolitique53, met en évidence l’existence, en parallèle des affrontements et des violences, d’une « émeute de papier »54. C’est-à-dire une lutte, dans et au travers des médias, pour l’imposition de l’interprétation de ces émeutes. En effet, journalistes, hommes politiques, intellectuels, associations ou encore représentants des communautés religieuses, intervenant dans les médias, ont véhiculé leurs discours et leurs représentations des événements. G. Mauger identifie alors des « conflits d’interprétation […] [qui] visaient à imposer une définition légitime de l’émeute et de l’émeutier »55 ainsi qu’un répertoire de prises de position particulièrement divers et hétérogène. Mais si ces prises de positions sont diverses, que les arguments mobilisés le sont également, G. Mauger, identifie tout de même deux types de discours : des entreprises de qualification politique, qui selon ses termes, consistent pour leurs auteurs à produire une image « la plus gratifiante possible »56 et des entreprises de disqualification politique qui consistent à produire une image « la plus stigmatisante »57.
En effet, alors que d’un côté, les entreprises de disqualification, visent à vider ces émeutes de toute substance politique et cela parce qu’elles correspondraient seulement, pour leurs auteurs, à des agissements de délinquants, de l’autre, les entreprises de qualification visent à appuyer la dimension politique des émeutes. Ainsi, pour les auteurs d’entreprises d’habilitation politique, « l’émeute est “politique” parce que ses “effets” ou ses “cibles” le sont » et « parce que ses causes le sont. »58 Ici, les émeutes ne sont pas vues comme l’œuvre de délinquants, bien au contraire, mais comme une « révolte du précariat »59, des « ghettos »60, ou encore des « minorités visibles »61, selon les points de vue. Il y a donc “affrontement” entre deux types généraux de discours. Et pour G. Mauger, « le sens conféré à l’émeute et les intentions prêtées aux émeutiers dépendent de l’issue des luttes symboliques qui opposent entres elles les diverses entreprises de disqualification et d’habilitation politique et de l’écho qu’elles sont inégalement susceptibles de trouver. »62 Cela notamment parce que les émeutiers eux-mêmes n’ont su donner du sens à leurs actions, imposer eux-mêmes leur réalité des émeutes. En ce sens, G. Mauger qualifie ces émeutes de « révolte “protopolitique” », car cette révolte est « susceptible d’être “politisée” (à gauche, mais aussi à droite), mais également d’être convertie en mouvement religieux ou encore dépolitisée, etc. »63
Les travaux sur le traitement médiatique des émeutes étrangères peuvent également éclairer notre étude et soulever d’autres questions comme l’étude américaine de Darnell M. Hunt sur le traitement médiatique des émeutes de Los Angeles en 1992. Dans son ouvrage, Screening the Los Angeles « riots »64, l’auteur tente de mettre en évidence les représentations des médias américains et d’évaluer leur « pouvoir réel […] quant à leurs capacités d’imprimer un regard particulier sur la réalité »65. A travers l’étude d’un extrait de reportage de KKTV, la chaîne locale de Los Angeles, couvrant les premiers moments des événements du 29 avril 1992, D. Hunt, met en évidence le fait que les médias américains et notamment la télévision, qui selon lui sont dénués de toute objectivité et propagent même les postures idéologiques des groupes sociaux dominants, auraient développé un schéma d’interprétation simple : il s’agirait d’une émeute et non d’une rébellion ou d’une révolte, liée à la question raciale et non d’une mobilisation contre les inégalités économiques et sociales.66 Étudiant également la réception de ce message auprès de différentes communautés raciales de la ville de Los Angeles, D. Hunt identifie également une réception “racialisée” de ces émeutes67. En effet, si les Blancs, mais aussi dans une moindre m
esure les Latinos, sont en accord avec les propos tenus par les médias, ça n’est pas le cas des Noirs. Ainsi, si les Blancs voient dans ce reportage une « explosion criminelle »68 qui nécessite une répression, les Noirs voient plutôt un parti pris de blanc sur les événements, qu’ils analysent, non comme une simple émeute, mais comme un mouvement de protestation à caractère social. C’est le cas également des Latinos, qui comme les Noirs, relient ces événements à des problèmes sociaux plus larges. Ainsi, l’auteur montre que les médias n’ont finalement qu’un pouvoir limité d’imposition des interprétations qu’ils véhiculent, parce que leurs publics mettent en place, en fonction de leurs cadres cognitifs, des stratégies de négociation, d’argumentation et de confrontation par rapport aux informations qu’ils reçoivent – l’auteur va même jusqu’à parler de résistance. Même si notre étude ne porte pas sur la réception des messages médiatiques, l’étude de D. Hunt est intéressante. Il s’agira pour nous d’identifier dans le traitement médiatique français des émeutes de 2005, si cette lecture émeutière et raciale, est mobilisée par les médias français.

66 D. Hunt met en évidence quatorze facteurs explicatifs des émeutes – qu’il nomme « hypothèses » (assumptions), développés par KKTV. Parmi ces principales hypothèses, on retrouve l’idée que les événeme nts qui se déroulent sont bien des « émeutes » (riots) et non une « rébellion », une « insurrection » ou une « révolte », que le vote, par opposition aux événements en cours est une voix plus appropriée pour le changement social, que la police aurait dû être significativement présente sur les lieux-clés des événements ou encore, pour ne citer que quelques exemples, que la dimension raciale est centrale dans ces événements. L’auteur, s’est appuyé sur l’observation ethnographique des groupes lors des projections ainsi que sur l’analyse des conversations et réactions qui ont lieu par la suite.
67 Pour observer la réception du discours médiatique, l’auteur projette à trois groupes « racialement » homogènes (les Noirs, les Blancs et les Latinos) le reportage de KKTV et observe leur réaction.
68 Damon Julien, « Compte-rendu sur l’ouvrage Hunt Darnell M., Screening the Los Angeles « riots ». Race, seeing, and resistance », art. cit., p. 429.

Lire le mémoire complet ==> Les émeutes de l’automne 2005 dans les médias : étude comparée du traitement de cinq quotidiens français
Mémoire de recherche de Master 2 de Science politique
Institut d’Etudes Politiques de Lyon

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