B. L’Humanité : les émeutes reflet d’un malaise social
En comparaison avec les autres quotidiens, L’Humanité a été un petit peu plus tardivement sensible aux premiers incidents. En effet, si dans les autres quotidiens les événements apparaissent en une dès le 29 octobre et font l’objet d’au moins un ou deux articles conséquents, à cette date, L’Humanité ne leur consacre qu’un encadré de quelques lignes, en bas d’une page de la rubrique « Société ». Il faudra attendre la prochaine édition, le 31 octobre et la marche silencieuse des familles et des habitants de Clichy-sous-Bois à la mémoire de Zyed et Bouna, pour qu’un titre, « Clichy-sous-Bois. Une marche de la dignité », apparaisse en une et qu’une page entière soit consacrée aux événements. Le 2 novembre, la couverture du quotidien devient tout à fait équivalente du point de vue de l’espace consacré, à celle du Monde, du Figaro et de Libération. Les événements font la une principale et environ cinq articles, répartis sur trois pages, leur sont consacrés. Pour autant quelques points marquent une différence entre la couverture de L’Humanité et celle des autres quotidiens. Tout d’abord, le nombre total d’articles qui, sur l’ensemble de la période, est quelque peu inférieur : on en compte seulement 129. Cela peut surement s’expliquer par le nombre important de tribunes que le quotidien incorpore à ses propres pages (une centaine) et qui, mises de côté par notre analyse, font sensiblement diminuer le nombre d’articles alors que l’espace dédié est quasiment équivalent aux autres journaux382. Si les événements quittent rapidement la rubrique « Société » pour intégrer la rubrique « Événement », placée en tête des pages du quotidien, aucun qualificatif spécifique ne sera crée pour désigner cette rubrique. Et enfin, une couverture plus étendue. Si L’Humanité semble avoir démarré sa couverture des événements un peu plus tardivement, il est en revanche le seul à poursuivre une couverture soutenue et conséquente au-delà du 10 novembre. En effet, si à cette date la plupart des quotidiens diminuent leur couverture en terme d’articles et de une, il faudra attendre le 18 novembre pour que L’Humanité ne consacre plus sa une principale aux événements et que le nombre d’articles soit réduit, et enfin le 21 novembre pour qu’ils disparaissent complètement des titres de la première page383.
a. Des violences émeutières peu abordées au profit du traitement de leurs causes
Logiquement, et comme c’est le cas pour l’ensemble des quotidiens, L’Humanité a consacré une partie de son traitement aux actes émeutiers et aux nuits de violences. Incendies de véhicules, de poubelles, jets de projectiles et de cocktails Molotov, affrontements avec la police, intervention des pompiers… l’ensemble de l’éventail des violences qu’ont pu connaître les banlieues françaises est abordé384. Mais L’Humanité porte surtout son attention sur les causes directes de l’embrasement des banlieues françaises, sur ce qu’il considère comme les événements déclencheurs des émeutes de 2005, à savoir la mort de Zyed et Bouna dans le transformateur EDF de Clichy, l’incident de la grenade lacrymogène qui a relancé les violences après une certaine accalmie et les propos de Nicolas Sarkozy385. Aussi le 31 octobre le quotidien consacre son premier article aux circonstances de la mort de Zyed et Bouna. Titré « Des zones d’ombre »386, il revient sur les différentes versions qui circulent depuis le drame, notamment celle des familles et des amis en totale contradiction avec celle de la police. Quelques jours plus tard, ce sont les propos du ministre de l’Intérieur qui sont pointés du doigt, que ce soit ceux qu’il a tenu à la suite des premiers incidents à Clichy ou ceux qu’il a tenu quelques mois auparavant lors de ses déplacements en banlieue. A cet égard, certains titres sont significatifs. Le 2 novembre, L’Humanité titre « Nicolas Sarkozy pompier pyromane »387 et l’éditorial est intitulé « L’incendiaire »388. L’épisode de la grenade lacrymogène qui avait explosé à l’entrée de la mosquée de Clichy fait également l’objet d’articles où L’Humanité souligne que « le tir de grenades a fait une nouvelle fois l’effet d’une traînée de poudre »389.
Ces différents éléments que sont les violences émeutières et leurs causes directes, font l’objet d’une classe et représente 13% du corpus.
b. La vie quotidienne dans les banlieues françaises au centre du traitement de L’Humanité
Tout comme Libération qui, nous l’avons vu, axe son discours sur la vie quotidienne dans les quartiers touchés par la crise, L’Humanité base principalement son traitement des événements sur l’évocation du quotidien de la vie en banlieue. Un aspect du traitement qui est particulièrement prédominant car il représente plus d’un tiers du corpus avec une classe qui regroupe près de 34% des u.c.e classées. Cela s’explique par le fait que le quotidien aborde dans la majorité de ses articles et au travers de nombreux témoignages, les conditions de vie dans les quartiers. Sont principalement évoqués par L’Humanité les comportements de la police à laquelle les jeunes reprochent des contrôles d’identité à répétition, souvent basés sur le faciès, des actes agressifs et des insultes mais aussi les problèmes d’emploi et les conditions de travail, les conditions de logements et d’habitat, les problèmes d’argent que peuvent connaître certaines familles ou encore la vie et les relations familiales390. Ces différents aspects qui, à en croire la présence de certains termes dans la classe, fondent la colère des jeunes et des habitants des banlieues et sont à la base d’un sentiment de ras-le-bol, d’exaspération, d’injustice et d’humiliation391, sont abordés en grande partie au travers de témoignages392. Aussi, on note une propension plus importante que chez certains quotidiens à recueillir la parole des gens concernés par cette “crise des banlieues”.
De nombreux extraits peuvent rendre compte de cette prégnance du récit de la vie quotidienne dans le traitement de L’Humanité, comme ceux-ci : « “Dès que tu mets la capuche sur la tête, ils viennent te demander les papiers… Dès que tu quittes la cité, les gens te mettent un code- barres dans le dos ; ici c’est le 31 100 ou le 31 Banlieue… L’autre soir dans la coursive, ils nous ont contrôlés, c’est normal, mais ils ont commencé à nous bousculer et à nous traiter de petits cons… Pourquoi, la police en demandant la carte à ma mère l’a tutoyée, de quel droit ?” »393 ; « nous ne supportons plus les insultes, les humiliations, les contrôles incessants de la police, les délits de faciès. Nous ne supportons plus l’exclusion à l’école, au travail ou à un logement de qualité. Nous ne supportons plus cette misère, cette pauvreté, ce chômage de masse, cette précarité, qui sont autant de violences quotidiennes faites aux jeunes depuis plus de vingt ans. »394
c. Des problèmes sociaux mis en exergue
En plus du récit de la vie quotidienne dans les banlieues, L’Humanité focalise son traitement sur les problèmes sociaux, plus profonds, qui traversent les quartiers dits “difficiles” et dont souffrent les populations qui y habitent395. Au total, cette classe, qui renvoie principalement aux problèmes en matière d’éducation et de scolarité et aux problèmes de chômage et de précarité, représente 13% des u.c.e classées. On y retrouve principalement des termes relatifs à l’enseignement comme « scolaire », « établissement », « enseigner » ou encore « éducation » et des termes qui ont trait aux problèmes d’emploi comme « chômage », « chômeur » ou encore « formation », auxquels sont associés l’idée de « difficulté », d’« échec » mais également de « précarité » et de « pauvre
té »396. Sont présents également, dans une moindre mesure, des termes qui attestent de l’évocation de discriminations et de ségrégation dans les banlieues françaises, ainsi que de problèmes en matière de santé et de logement397.
Plusieurs articles sont symptomatiques de ce traitement des événements au prisme des problèmes sociaux que connaissent les banlieues comme celui publié dès le 3 novembre et titré « Ce dont souffrent les banlieues »398. Cet article revient tour à tour sur les problèmes d’emploi, de chômage et de précarité, sur le délitement des services publics dans les quartiers populaires, sur les problèmes de logement, sur le manque d’effectifs dans la police et le manque de prévention ou encore sur l’insuffisance des moyens accordés à l’école en grande difficulté. Un court extrait permet de se rendre compte du type de discours produit : « Une précarité qui rime avec bas salaires et retours incessants à la case chômage. Cette réalité frappe prioritairement les jeunes (22,7% de chômeurs en 2004) et les quartiers populaires, alimentant la désespérance sociale et le discrédit des responsables politiques et de la prétendue « priorité à l’emploi » dont les intéressés ne voient jamais la couleur. Contrats jeunes, contrats d’avenir, RMA, contrats « nouvelles embauches »… Sous prétexte de lever les freins à l’embauche, le gouvernement a multiplié les contrats ultraprécaires. »399
L’Humanité consacre également, à la mi-novembre, un dossier entier de plus de huit pages à ces problèmes sociaux et aux solutions pour améliorer la situation en banlieue. Intitulé « Quatorze priorités pour sortir de la crise »400, il aborde l’emploi, le logement, l’éducation, les transports, la police, les financements, les discriminations, la vie associative, la santé, la fiscalité, la démocratie, les services publics, les revenus des gens en difficulté ou encore la culture.
Pour Laurent Mouloud, journaliste société, cet aspect du traitement axé sur les problèmes sociaux ainsi que la prédominance du discours sur la vie quotidienne et les difficultés que peuvent connaître la population qui habitent en banlieues, s’explique par l’identité et la ligne éditoriale du journal :
« La volonté en tout cas du journal, ça a été et ça reste celle-là d’ailleurs. C’est de se placer du côté de ces lieux-là. C’est la question du chômage… la question sociale en fait. Mais le journal l’Huma aujourd’hui, enfin c’est pas que d’aujourd’hui, c’est un journal qui veut faire de la question sociale, du chômage, du niveau de vie et des gens les plus pauvres, la question centrale du journal. Donc là, la banlieue c’est un endroit où tous ces phénomènes d’exclusion, que ce soit le chômage, le logement, l’éducation, sont exacerbés. Donc pour nous ça devrait être, peut-être encore plus qu’aujourd’hui à mon sens, un laboratoire quotidien, parce que c’est dans cet endroit où les problèmes sont les plus prégnants. »401
d. Un malaise social présenté comme dû à l’insuffisance des financements et des aides publiques
Ces problèmes sociaux que peuvent connaître les banlieues françaises dont parle abondamment L’Humanité sont constamment ramenés ou associés, par le quotidien ou par les individus interviewés, à une insuffisance de financement et d’aides publiques accordés à ces quartiers et à ces populations. Ainsi la dimension financière et budgétaire constitue une classe à part entière, qui représente 10% du corpus, à l’intérieur de laquelle on retrouve une multitude de termes financiers. On repère les termes de « crédit », d’« euro », de « budget », les verbes « financer » et ses déclinaisons, « investir » ou encore les mots « aides » et « subventions »402. Et c’est bien le faible niveau de ces aides et même leur diminution qui est pointé. En effet, on retrouve les termes « baisse », « réduit » et « diminution » ainsi que le verbe « diminuer »403. L’extrait suivant rend compte de la présence de cette dimension financière dans le corpus et du type de discours qui lui est associé : « Le secteur du logement est un parfait exemple de cette gestion de “bouts de ficelles”. Les crédits de paiement affectés à la “ville et au logement” diminueraient de 7,4 milliards d’euros à 7,2 milliards (- 3,2%) l’année prochaine. Dans le détail, des crédits pourtant utiles à la cohésion du territoire et des quartiers sont rognés pour respecter des critères de Maastricht inadaptés. Le gouvernement entend réduire en 2006 les crédits pour l’“équité sociale et territoriale” de 7,1% (de 657 millions à 611 millions d’euros). Les crédits de paiement pour “l’aménagement des quartiers” diminueraient de 128 millions à 100 millions d’euros. Autant dire que l’actuel gouvernement, pas plus que les précédents, n’a l’intention de transformer les cités dortoirs et les banlieues délaissées en lieux d’habitation agréables à vivre. »404.
e. Une dimension politique tout de même existante
Si le traitement social est prédominant dans les pages de L’Humanité405 – nous l’avons vu – la dimension politique n’est malgré tout pas totalement absente. Elle représente même, si l’on regroupe les deux classes qui ont trait à cette dimension, près de 30% du corpus. Ainsi, L’Humanité fait référence – comme l’ensemble des quotidiens étudiés – aux hommes politiques qui sont intervenus lors des événements ainsi qu’aux réactions qu’ils ont pu avoir et aux mesures qu’ils ont prises pour enrayer la crise.
La référence aux acteurs politiques constitue la première classe et représente 13% des u.c.e classées. On retrouve principalement Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin, Azouz Begag, Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac406. Comme nous le voyons, cette classe fait quasi exclusivement référence aux représentants du gouvernement, en tout cas aux hommes politiques rattachés à la majorité. Aussi retrouve-t-on les termes de « ministre », de « droite », termes qui emportent le plus la constitution de la classe407. Les personnalités de l’opposition de gauche sont totalement absentes de cette classe ce qui se retrouve également dans la faible présence du terme « gauche »408. Les termes associés à la classe – comme « stratégie », « sécuritaire » et « surenchère »409 – ne semblent donc concerner que les membres du gouvernement et hommes politique de droite.
La deuxième classe correspond quant à elle, aux mesures prises par le gouvernement de l’époque, et représente 17% des u.c.e classées. L’instauration de l’état d’urgence constitue l’une des principales mesures évoquées. Ainsi, le terme « urgent » et l’ensemble de ses déclinaisons emportent la constitution de la classe, suivi par celui de « loi »410. Par conséquent, le couvre-feu, principale mesure rendue possible par cette loi, est fortement évoqué411. Et si comme pour tous les journaux, l’idée d’exception est associée à cette loi, le thème de liberté lui est également adjoint. Ce thème est évoqué pour dénoncer l’atteinte aux libertés que constitue cette mesure, comme le montre ce court extrait d’un article titré « La France sous surveillance »412 : « Une nation démocratique peut-elle vivre sous un état- d’urgence qui permet de suspendre à la seule volonté de l’État et de ses représentants le droit de manifestation, de circulation, d’expression, de grève ? »413
Par ailleurs, le sigle « PCF » ainsi que les termes dérivés de « communisme » – absents de la classe précédente – sont fortement présents dans cette classe, tout comme ceux dérivés du mot « socialisme» ou le terme « Verts »414. Cela est dû au fait que L’Humanité consacre beaucoup d’articles aux critiques et à l’opposition qu’ont menés les élus de gauche contre ces mesures. Aussi les critiques qu’ils formulent sont fortement pr
ésentes dans le corpus. En voici un exemple : « Si pour tous les orateurs des groupes parlementaires la nécessité s’impose de “rétablir l’ordre républicain”, “mettre un terme à ces exactions” serait “illusoire sans parler de liberté, d’égalité et de fraternité”, a prévenu François Asensi (PCF). “Votre gouvernement réactualise, cinquante ans après, l’une des plus sombres pages de l’histoire de notre pays : celle d’une guerre colonialiste”, a fustigé le député de Seine-Saint-Denis, à propos de “la loi du 3 avril 1955, véritable loi d’exception attentatoire aux libertés.”»415
L’analyse du discours et du traitement produit par Libération et L’Humanité sur les émeutes de 2005 – que nous venons de vous exposer – révèle ainsi de fortes similitudes entre les deux quotidiens. En effet, tous d’eux ont fortement privilégié un traitement social des événements basés sur un développement abondant de thèmes comme l’emploi, le chômage, l’éducation et la scolarité, le logement, la santé, les discriminations ou encore la ségrégation. Les émeutes ont donc été l’occasion, pour ces journaux, de parler de la banlieue ou plutôt de “faire parler” la banlieue de sa réalité et de ses difficultés. Car, effectivement, – et c’est le deuxième point de convergence des traitements des deux quotidiens – pour aborder tous ces sujets et comprendre la vie quotidienne des quartiers touchés par les émeutes, Libération et
L’Humanité ont multiplié les témoignages et les récits de vie des habitants, des jeunes en colère et des professionnels de la banlieue. Aussi, par rapport au Monde et au Figaro – que nous avons auparavant étudié – la focale principale de traitement des événements de Libération et de L’Humanité, ne s’est pas axée sur l’espace politique mais plutôt sur la banlieue et leurs acteurs. Et même si la dimension politique n’est pas complètement absente des traitements des deux quotidiens – nous l’avons déjà souligné – et qu’elle constitue même une part relativement importante de leur corpus, elle n’occupe qu’une place secondaire par rapport au traitement social et sociétal.
Lire le mémoire complet ==> Les émeutes de l’automne 2005 dans les médias : étude comparée du traitement de cinq quotidiens français
Mémoire de recherche de Master 2 de Science politique
Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top