Immigration, islam, post-colonialisme : d’autres représentations qui peuvent peser
Si les travaux scientifiques sur les émeutes de 2005 mettent au jour certaines représentations que peuvent avoir les individus sur les événements, d’autres représentations plus générales, peuvent intervenir dans la perception des émeutes de 2005. Ainsi, ces précédents travaux peuvent être éclairés par d’autres travaux sur les représentations de la société française dans son ensemble mais aussi des médias, sur l’immigration, l’islam ou encore le post-colonialisme. Et ces travaux sont intéressants au regard de notre objet d’étude car très souvent, un amalgame est opéré entre banlieue, immigration et parfois même islam et qu’une vision post-coloniale peut persister dans la perception des immigrés.
Cette amalgame entre jeunes des quartiers, immigration et islam est notamment mis en évidence par Vincent Geisser, sociologue, dans son livre La nouvelle islamophobie125 :
« alors que la grande majorité des enfants issus de l’immigration africaine, maghrébine et turque sont aujourd’hui des nationaux français, les taxinomies persistent à les désigner comme des “jeunes arabo-musulmans”, processus de stigmatisation qui combine à la fois un référent ethnique (arabe) et un référent religieux (musulman), sans oublier bien sûr la référence à leur “juvénilité”, censée être porteuse de désordre. »126. L’auteur va même plus loin et identifie, depuis le début des années 1980, une nouvelle forme d’islamophobie qui ne serait pas une simple transposition du racisme populaire anti-arabe, anti-maghrébin et anti- jeunes des banlieues que l’on connaissait auparavant mais serait avant tout une religiophobie, une peur de la religion musulmane. Et pour l’auteur, cette nouvelle islamophobie n’est pas seulement un « phénomène populaire, un “racisme de petits Blancs” […], elle constitue aussi très largement un phénomène intellectuel et médiatique, dont les principaux vecteurs sont les leaders d’opinion (éditorialistes, philosophes, écrivains, universitaires, etc.) »127. Et ces leaders d’opinion ont un rôle particulièrement important dans la construction d’une image de l’islam et des musulmans.
Sur cette question de la construction d’une image et des musulmans, l’ouvrage de Thomas Deltombe, journaliste, L’islam imaginaire128, peut être éclairant sur les représentations des médias sur cette question. Pour l’auteur, les discours tenus sur « l’islam de France » et l’islam en général, depuis 1975, dans les médias et la télévision française en particulier véhiculeraient ce qu’il appelle un « islam imaginaire »129, c’est-à-dire une certaine version de l’islam qui serait moins « le reflet d’un hypothétique “islam réel” que le miroir d’imaginaires qui traversent la société française. »130. Et cet « islam imaginaire » aurait évolué au cours du temps, passant par plusieurs étapes. L’auteur en identifie trois : la première débute avec la naissance progressive d’un « islam de France » à la télévision, entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980. La crise pétrolière et la révolution iranienne de 1977 et 1979 incitent les médias à s’intéresser à l’islam et par extension à l’ « islam de France ». A cette époque, l’immigration est perçue de plus en plus comme un problème et l’islam est vu, par les médias, comme incompatible avec la société française. On assiste alors à un « transfert de responsabilité » et « les immigrés, jadis victimes du racisme, deviennent coupables d’un déficit d’intégration. »131.
La seconde étape, celle des années 1990, voit émerger dans les médias, de nouvelles bipolarités. Le « monde musulman » est opposé au « monde occidental » et la communauté musulmane française est divisée entre « modérés » et « islamistes ». Cette grille de lecture, trop schématique selon l’auteur, n’empêche en aucun cas les confusions et les amalgames. Enfin, la troisième et dernière étape est déclenchée, après des années de silence, par les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis132. S’ouvre alors une page médiatique axée sur le terrorisme et la sécurité. Mais la télévision, « média visuel, peine à distinguer “l’ennemi invisible” »133 et entre dans une phase de « traitement virtuel »134 – sa cible étant invisible – de l’actualité. La sécurité devient un thème central et les médias multiplient les dérapages médiatiques. Et au lendemain du 21 avril 2002, cette obsession sécuritaire cède la place à une obsession identitaire. La « communauté musulmane » est perpétuellement mise en accusation (terrorisme, communautarisme, sexisme…) et décrite comme rongée de l’intérieur par un islamisme évanescent. T. Deltombe remarque, à travers l’évolution de la construction médiatique de l’islamophobie, un « rejet de moins en moins caché de l’autre, “venu d’ailleurs” »135, de l’immigré.
Sur cette question de l’image de l’immigration en France et de l’immigré, l’historien Yvan Gastaut, à travers l’étude de l’évolution de l’opinion publique française vis-à-vis des immigrés, dans son ouvrage L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République136, montre que si la tendance depuis les années 1960 est plutôt « à une baisse de l’hostilité »137 à l’encontre des immigrés et à une meilleure perception des étrangers, il subsiste tout de même une « solide hiérarchie »138 parmi eux. Si les immigrés Européens sont les mieux perçus, qu’ils apparaissent aux yeux de la population française comme « les mieux intégrés, les moins envahissants, les plus présentables et les plus faciles à côtoyer »139, les Noirs et encore plus, les Maghrébins « sont à tous les niveaux les plus mal considérés »140. En effet, l’ensemble des sondages et enquêtes d’opinion soumis à la population française depuis le début des années 1960, montre un certain rejet des populations issues de l’Afrique Noire et des pays du Maghreb. Si la sympathie accordée aux Africains Noirs a toujours était positive (41% de bonnes opinions et 20% de mauvaises opinions en 1966 ; 70% de bonnes opinions et 20% de mauvaises en moyenne entre 1990 et 1993) il n’en reste pas moins qu’ils se placent nettement derrière les Européens (environ 53% de bonnes opinions en 1966 et plus de 86% en moyenne entre 1990 et 1993). Et pour ce qui est des Maghrébins, si leur indice de sympathie devient positif dans les années 1990, ils restent au court de la période, les moins bien perçus (18% de bonnes opinions et 60% de mauvaises opinions en 1966 ; 48% de bonnes opinions et 42% de mauvaises opinions).
Si le capital sympathie de ces populations devient positif, un décalage existe entre cette relative sympathie et « la certitude quant à leur capacité d’intégration à la société française »141. Depuis les années 1970 notamment, les Noirs et les Maghrébins ont toujours eu un indice d’intégration négatif lors des enquêtes d’opinion : en 1971, l’indice d’intégration des Nord-Africains était de – 40 et celui des Noirs de – 51 ; en 1988, il est d’environ – 30 pour les Nord-Africain et de – 28 pour les Noirs)142.
Les sondages d’opinion indiquent également un sentiment de « trop plein »143 envers les immigrés en général, qui se révèle plus accentué lorsqu’il s’agit des Nord-Africains ou des Noirs, « jugés “trop nombreux” »144. Ainsi, sur la période allant de 1966 à 1993, « deux sondés sur trois considéraient qu’il y avait trop de Nord-Africains, un sur trois trop de Noirs et d’Asiatiques, un sur quatre trop d’Espagnols ou d’Européens. »145.
Par ailleurs, en plus de ce sentiment d’hostilité envers les immigrés, issus de pays africains principalement – nous venons de le voir – l’immigration est également considérée co
mme une explication de l’insécurité par la majorité des sondés. Si « en 1975, la présence d’étrangers était un facteur d’insécurité pour 10% des sondés (5e rang sur 5 réponses possible), la proportion progressa par la suite, 18% en 1983 (5e rang sur 7 réponses possibles) et surtout 26% en 1984 (5e rang sur 6 réponses possibles). »146 Dans les années 1990, la tendance se poursuit : en moyenne, plus de 50% des sondés considèrent que l’immigration est un facteur d’insécurité. Ainsi, immigration et insécurité apparaissent comme « indissociables dans l’esprit des Français »147, notamment dans les années 1980. Et si dans les années 1960-1970 l’immigré est assimilé au criminel, dans les années 1980-1990, ce stéréotype « glisse vers celui du délinquant issu de l’immigration »148, habitant en banlieue. Il s’opère une association entre la banlieue, la délinquance et les jeunes issus de l’immigration notamment au moment des premières émeutes urbaines. En effet, les premiers mouvements de protestations des jeunes, comme les rodéos des Minguettes à Vénissieux ou la “Marche des beurs”, en 1981 et 1983, font émerger le problème qui se cristallise au début des années 1990 avec la flambée de violences dans plusieurs banlieues françaises. Au moment de ces émeutes, les médias notamment soulignent l’importance de la délinquance des étrangers. Ainsi, « l’ennemi était […] repéré et identifié sous la forme du Maghrébin “voyou sans toit ni loi” qui s’approprie la rue et menace l’ordre établi »149.
Ainsi, Y. Gastaut montre, à travers l’étude des enquêtes d’opinion depuis les années 1960 que les Maghrébins et les Nord-Africains souffrent d’une image plus que négative dans la société française, comparés aux “immigrés” européens. Cela s’explique peut-être par leur arrivée en France plus tardive que les Italiens, les Espagnols ou les Portugais. Quoi qu’il en soit, il identifie à partir des années 1980 une « difficile acceptation d’un étranger encore plus différent »150.
C’est également au cours de ces années 1980 que Simone Bonnafous, auteur de L’immigration prise aux mots151, identifie une cassure dans la perception des immigrés et plus particulièrement une confusion du discours tenu sur les immigrés et l’immigration. Ainsi, pour l’auteur, les frontières idéologiques semblent s’être totalement brouillées face au succès “apparent” des thèses de l’extrême droite. L’extrême droite aurait réussi à imposer certaines de ses problématiques à l’ensemble de l’opinion publique et on serait passé d’une « vision compatissante et compréhensive de l’immigré à une perception négative et angoissée. »152
Pour d’autres auteurs, cette perception serait héritée du « fait colonial »153 et serait la « continuité des structures mentales et des imaginaires associés à la domination coloniale »154. C’est le cas notamment de Sadri Khiari, auteur de Pour une politique de la racaille155. Selon lui les représentations plus que négatives des immigrés et de l’immigration que l’on retrouve dans la société française, auraient pour héritage les épisodes coloniaux de la France. Ainsi, « le régime de l’indigénat [hanterait] continûment institutions, pratiques et idéologies. »156 La République post-coloniale envisagerait les populations des quartiers comme des indigènes, qui seraient relégués aux marges de la société. Selon l’auteur, proche du mouvement des Indigènes de la République, les immigrés français seraient « enfermés dans des rapports sociaux et politiques hérités directement de la dominance coloniale. »157. Cet ouvrage est néanmoins à envisager avec recul, car l’auteur étant membre des Indigènes de la République, sa vision est probablement partiale.
Pour autant, il traduit peut-être de façon plus radicale, ce que pointent certains sociologues tenant d’une théorie post-coloniale, comme Abdelmalek Sayad, sociologue franco-algérien, auteur notamment de L’immigration ou les paradoxes de l’altérité158, pour qui il y aurait une forme de prolongation de l’imaginaire et du rapport colonial en métropole. Pour démontrer l’importation en France de cet “imaginaire colonial” A. Sayad analyse notamment le fonctionnement des foyers pour travailleurs migrants. Selon lui, « que ce soit dans les personnels recrutés lors de la mise en place de ces foyers, dans les conceptions architecturales, dans la définition des droits et des devoirs du résident, dans les représentations sociales des besoins des locataires, l’analogie avec la colonisation est permanente. »159.Ainsi l’absence d’intimité, par exemple, imposée aux travailleurs migrants du foyer serait liée à une représentation de la “nature de l’Arabe”, nature « grégaire », « patriarcale » et « tribale »160 dira A. Sayad, qui se satisfait de la vie en groupe. Aussi, cette représentation est au cœur de la domination coloniale basée sur la « légitimation d’un traitement d’exception par une “nature” ou une”culture” censée produire des besoins spécifiques. »161 A. Sayad, identifie également la reproduction du rapport colonial dans les discours sur les “enfants de l’immigration devenus Français” et notamment dans l’expression “jeunes issus de l’immigration”. Si ces “enfants”, sont nés, ont grandi et ont été socialisés en France, ils sont aujourd’hui encore perçus comme des “immigrés”. Ainsi, « nous avons à faire à une réalité sociale spécifique : la production d’immigrés qui n’ont immigré de nulle part. »162

153 Bouamam Saïd, « Immigration, colonisation, et domination : l’apport d’Abdelmalek Sayad », Contre temps, n°16, avril 2006, p. 54.
154 Cohen Jim, Dorlin Elsa, Simon Patrick et alii, « Le tournant postcolonial à la française », Mouvements, n°51, septembre-octobre 2007, p. 9.
155 Khiari Sadri, Pour une politique de la racaille, immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieues, Paris, Textuel, 2006, 174 p.
156 Ibid., p. 17.
157 Ibid., p. 20.
158 Sayad Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérités, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1997.
Nous nous appuyons ici sur l’article de Saïd Bouamama, socio-économiste, qui retrace les apports d’A. Sayad et de ce courant de recherche. Bouamam Saïd, « Immigration, colonisation, et domination : l’apport d’Abdelmalek Sayad », art. cit.
159 Bouamam Saïd, « Immigration, colonisation, et domination : l’apport d’Abdelmalek Sayad », art. cit., p. 55.
160 Sayad Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérités, op. cit., p. 93.
161 Bouamam Saïd, « Immigration, colonisation, et domination : l’apport d’Abdelmalek Sayad », art. cit., p. 56.
162 Ibid., p. 57

Pour l’auteur, même si l’on ne peut considérer la colonisation et les situations des immigrés aujourd’hui en France comme similaires, certaines analogies peuvent tout de même être opérées entre immigration et colonisation. Il distingue notamment trois facteurs apportant la preuve de la pertinence d’un raisonnement analogique. Tout d’abord, l’existence de liens historique entre certaines immigrations et la colonisation. En effet, que ce soit directement ou indirectement certaines immigrations découlent de la colonisation et les rapports sociaux qui s’y rattachent également. Ainsi, les rapports olonisateur/colonisé/système de colonisation se sont reproduit dans le nouveau rapport groupe majoritaire/groupe minoritaire/système social capitaliste. Ensuite, une analogie en terme de structure sociale. La structure de la société colonisatrice serait analogue à la société d’immigration. Ainsi, la structure colonisés/colonisateurs/société colonisatrice s’est reproduite dans une nouvelle structure immigrés/Français/société d’immigration. Et enfin, une analogie en terme de système. Les rapports de domi
nation qui caractérisent la colonisation et l’immigration « sont travestis et intégrés dans le fonctionnement légal et banal des institutions, des procédures et des différentes sphères sociales. »
Ainsi, pour A. Sayad et les sociologues de l’“héritage colonial”, les mécanismes de la domination coloniale, se retrouvent aujourd’hui dans l’inconscient collectif et dans certaines pratiques des Français. Et si ces rapports de domination ne sont pas véritablement conscients, ils subsistent tout de même. Pour ces auteurs, « c’est au travers de l’imaginaire colonial qu’ont été appréhendés les immigrés postcoloniaux et qu’a été légitimée leur relégation économique, sociale et politique ».
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Mémoire de recherche de Master 2 de Science politique
Institut d’Etudes Politiques de Lyon

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