Les rapports entre les rites de passage et le temps

2. Rapport entre rites de passage et temps

2.1. Les discontinuités

Hertz et Van Gennep pensent que les rites de passage ont pour but de nous permettre de passer d’une étape de notre vie à une autre de façon harmonieuse. En effet, la vie humaine peut connaître aussi bien un écoulement régulier et continu que des changements brusques, des discontinuités pour lesquelles nous faisons souvent appel à des rites de passage.

A ce propos, Nicole Belmont écrit que « les sociétés sont caractérisées par leur discontinuité et le rite de passage cherche à recomposer l’ordre social qui est mis en jeu lors de chaque nouvelle étape du cycle biologique de l’homme. » Chiva, pour sa part, dans sa conclusion du colloque de Neuchâtel, souligne un point qui selon lui n’a pas été suffisamment traité durant les discussions : « partout dans le monde, et des âges les plus reculés jusqu’au temps présent, les sociétés humaines sont caractérisées par la discontinuité du tissu social comme des trajectoires biographiques. » Plus loin dans son article, il écrit aussi qu’il trouve que les deux auteurs (Hertz et Van Gennep) se complètent bien sur ce plan des discontinuités internes aux sociétés, il rappelle d’ailleurs que Nicole Belmont en a justement parlé dans son intervention.

D’autre part, Nicole Belmont rappelle que, selon Gezà RÓheim, les rites de passage sont dus à «l’angoisse de la séparation», ils permettent aux hommes de faire face à des changements qui leur font peur. En effet, les hommes, lorsqu’ils vivent de tels changements savent ce qu’ils quittent, mais ne savent pas ce qui va succéder au passage. Ces changements correspondent aux discontinuités omniprésentes dans la croissance de l’homme à la différence des animaux qui eux, selon Nicole Belmont grandissent « une fois pour toute. » Certes, on peut penser que les éthologues discuteraient cette théorie, du fait de l’avancée de certaines études portant sur les animaux, mais là n’est pas notre propos.

Contentons nous de considérer la présence des discontinuités de la vie sociale et biologique des hommes, ce qui les perturbe et justifie vraisemblablement le recours à des rites de passage (facilitants).

Quant à Isac Chiva, il explique que les rites de passage correspondent à un «triple processus de maximisation (Chiva 1978, p. 624)»19. Le premier concerne le temps : « le rituel renforce la discontinuité, marque l’avant et l’après, accentue les temps forts, transforme un moment historique en un moment symbolique, significatif d’une autre réalité, parallèle ou de référence. ».

Le deuxième et le troisième processus concernent plus ce que nous qualifierons de discontinuités sociales. Il écrit : « En second lieu, la différenciation des rôles et des acteurs sociaux est, elle aussi, maximisée.

Et il en est de même de la fonction de garantie du contrat social, du bon fonctionnement de la société, par le recours au sacré, à la sacralisation des institutions (familiales ou locales notamment), en même temps qu’au témoignage collectif des acteurs sociaux. » Un peu plus bas, nous traiterons plus en détail de ces discontinuités sociales à l’aide de la réflexion de Bourdieu sur les «rites d’institution».

En effet, ceux-ci instituent des limitent séparant diverses catégories (sociales) de personnes au sein d’une société, ce qui occasionne de telles discontinuités.

2.2. Maîtrise symbolique du temps

Comme nous venons de le sous-entendre lors de ce développement, les rites de passage permettent de manipuler symboliquement le temps. Rappelons tout d’abord, avec l’aide d’Edith Campi, que le temps renvoie à deux notions : d’une part la durée, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre deux instants donnés, et d’autre part la succession irréversible des évènements étant donnée que le temps ne s’écoule que dans un seul sens, du passé vers le futur, en passant par le présent et que par conséquent on ne peut en inverser le cours.

Dans son article, Edith Campi oriente son étude sur les rapports qui existent entre rites et temps, ce qui met en valeur une différence entre les rites anciens et les rites modernes.

Son postulat de départ est que l’homme a recours au rite pour «maîtriser» le temps, c’est-à-dire maîtriser son angoisse de l’irréversibilité du temps qui passe. Elle explique que chez l’individu, le conscient sait que le temps passe alors que l’inconscient l’ignore, est intemporel et considère l’individu comme immortel.

Elle souligne qu’il existe un passage chez l’enfant du « monde originaire indifférencié […] au monde réel du devenir », donc un moment où il prend pleinement conscience du fait qu’il ne restera pas un enfant toute sa vie et qu’il n’est pas immortel.

Citant Paul Ricœur, elle écrit par ailleurs que chaque culture a sa propre conception du temps, celles-ci ayant néanmoins un point commun : elles « rattachent leurs conceptions implicites ou explicites du temps à un surgissement de Parole ou d’Ecriture » (Ricœur, 1975, Les cultures et le temps).

S’accordant toujours avec les travaux de Ricœur, elle prend l’exemple des sociétés chrétiennes pour lesquelles la Parole correspondrait à la Parole du Christ et l’Ecriture au Nouveau Testament qui permet non seulement d’interpréter le temps mais aussi de le signifier (lui donner un sens) par les rites qu’il préconise.

Elle observe par conséquent une sacralisation du temps, la création d’un lien entre le temps et le sacré. La religion servait donc d’exutoire face à l’irréversibilité du temps déjà évoquée (i.e. la mort inévitable). Ensuite, pour expliquer le glissement du sacré vers le profane, elle fait référence à L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber (1964) en expliquant que « cette sacralisation du temps, qui va de pair avec la sacralisation de l’argent, au point que notre civilisation identifie l’un à l’autre (Time is money), est assurément liée à cette intériorisation, à ce transfert du religieux, ou du sacré, à l’intérieur de l’homme ».

Donc, la différence entre rite ancien et rite moderne vient de ce «glissement du sacré». Sur le plan individuel, d’un côté l’homme a tendance à se penser comme immortel, mais d’un autre côté, il a conscience des limites que le temps lui impose.

Alors, bien que les rites traditionnels et modernes ne soient pas assimilables, il reste que, dans un cas comme dans l’autre, ils sont utilisés par les hommes pour faire face au temps qui passe inexorablement.

On peut donc déduire de cette réflexion que les rites (de passage surtout), qu’ils soient modernes ou traditionnels, permettent à l’homme de manipuler symboliquement le temps.

Ceci lui donne ainsi l’illusion de le maîtriser, c’est-à-dire de ne plus être passif ni de subir ce temps qui passe inexorablement. En d’autres termes, comme l’homme ne peut pas vraiment agir directement sur le réel, il agit sur la représentation du réel ce qui lui permet de se rassurer.

2.3. Le stade de marge

D’après Victor Turner, lors d’un rite de passage, l’étape qui semble la plus importante est celle de la marge : l’étape liminaire. Comme nous le verrons grâce à certains travaux de recherche, cette étape apparaît d’ailleurs plus directement liées à la manipulation symbolique du temps que les deux autres, c’est pourquoi nous allons maintenant nous y intéresser.

Turner développe dans son ouvrage Le phénomène rituel : Structure et Contre-structure le thème de la liminarité. Précisons tout d’abord, comme l’a noté Martine Segalen, qu’il a renommé les trois stades en utilisant la racine latine du mot seuil (pas de la porte) : limen.

Les rites de séparation deviennent les rites préliminaires, ceux de marge deviennent liminaires et ceux d’agrégation post-liminaires. Il considère que certaines personnes, mise en marge d’une société et de sa structure (lors d’un rituel ou non), forment alors la «communitas».

En fait, il donne une opposition binaire entre structure (au sens où l’entendent de nombreux anthropologues britanniques à l’époque ; «système des statuts») et liminarité («communitas»).

Dans cet «entre-deux» qu’est la liminarité, le «néophyte» est sans statut social, sans propriété et n’a ni insigne ni vêtements séculiers indiquant son statut (passé, pré-étape de séparation ou préliminaire). Ainsi naît souvent entre les néophytes, lorsqu’ils sont plusieurs, un sentiment d’égalitarisme et de camaraderie que Turner assimile à la communitas.

Il écrit que la période liminaire correspond à « une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou même une communion d’individus égaux qui se soumettent ensemble à l’autorité générale des aînés rituels.» En fait, il considère que lors de sa vie, chaque individu passe alternativement de la structure à la communitas, ce qui lui permet d’évoluer dans sa vie sociale.

Pour entrer pleinement dans son nouveau statut social, il faut s’être «lavé» du statut précédent, y renoncer vraiment ce que l’on ne peut faire que par un passage dans ce «no man’s land» qu’est la liminarité.

Parfois, il est même prescrit d’avoir des attitudes «illégale» ou «immorale» selon les normes de la structure en place. L’étape liminaire est donc indispensable à la survie de la société.

Rappelons cependant qu’elle s’avère également «dangereuse» car la situation sociale de l’individu qui «subit» le rite de passage est alors indéfinie et indéfinissable ; il se trouve dans une situation correspondant presque à une mort sociale, en fait, c’est comme s’il était dans les limbes.
Dans le colloque de Neuchâtel, ou du moins dans son compte rendu, seule Nicole Belmont développe effectivement le thème du stade de marge. Cependant, commençons par nous référer à Jean Cuisenier même s’il ne fait qu’effleurer ce thème.

Il explique en effet que, bien qu’à première vue le plus important dans les rites funéraires soient les rites de séparation, dans la réalité ce n’est pas du tout le cas. De fait, les rites de séparation sont peu nombreux et simples alors que ceux de marge sont longs et complexes. De plus, les rites d’agrégation sont les plus élaborés et les plus importants.

De son côté, comme nous l’avons déjà vu auparavant, Pitt-Rivers, dans son exemple du voyage aérien, a cité l’illustration que Van Gennep avait donné du rite de marge : « Pendant la traversée de la marge, « l’individu ou le groupe est, en quelque sorte, suspendu entre ciel et terre » (1943, p.112) ».

Cette citation nous éclaire un peu plus sur l’idée que Van Gennep se faisait du stade de marge des rites de passage.
Nicole Belmont rappelle dans son intervention que le stade de marge est le point le moins évident à cerner dans la théorie de Van Gennep. Selon lui, il est en rapport avec «le fait même de vivre» c’est-à-dire qu’il est en rapport avec le temps qui passe dans la vie de chacun.

Les changements brusques nécessitent un rite afin de créer le stade de marge qui « [donne] une épaisseur temporelle au passage, [élargit] le seuil entre séparation et agrégation » ce qui permet d’avoir le temps de se faire au changement.

Cependant, il faut faire attention à ne pas rester dans le stade de marge trop longtemps car cela peut s’avérer dangereux. Malgré tout, cette marge, cet entre-deux, est une marge de sécurité appréciable qui permet de bien séparer ce qui était auparavant de ce qui est à venir.

Notons aussi que parfois, certains stades de marge sont si importants qu’ils prennent une certaine autonomie, comme par exemple les fiançailles qui représentent la marge, la transition entre le statut de célibataire et celui de personne mariée.

Rappelons que, comme nous l’avons évoqué plus tôt, Hertz lui aussi a eu une approche du stade de marge qu’il appelait « état transitoire ». Pour lui, cet état transitoire pouvait varier en forme et en durée selon les rites ou les sociétés. De plus, Nicole Belmont évoque le fait que Turner s’est intéressé particulièrement au stade de marge et à la notion de liminarité, comme nous l’avons vu un peu plus haut.

Nous pouvons alors conclure que cette étape a une importance capitale lors des rites de passage. Elle s’avère en effet nécessaire à un bon changement de statut social, à une bonne évolution sociale de l’individu qui doit faire son deuil de son statut précédent afin de s’intégrer pleinement au nouveau.

On peut considérer que lors des rites de séparation (préliminaires) l’individu subit une mort sociale symbolique puis d’une renaissance sociale lors des rites d’agrégation (post-liminaires).

Cette manière de considérer ces deux étapes des rites de passage met pourtant en exergue l’ambiguïté du stade de marge qui, en plus d’être indispensable peut s’avérer dangereux si l’individu reste bloqué au niveau de la marge, vu qu’il risque alors de subir une mort sociale (étant donné son absence de statut) qui pourrait mener à une mort individuelle et physique.

Sommaire :
Introduction
Première partie : Théorie des rites de passage
1. Arnold VAN GENNEP et Robert HERTZ
2. Rapport entre rites de passage et temps
3. Efficacité des rites hier et aujourd’hui
Deuxième partie : La société coréenne, une société profondement marquée par le confucianisme
1. confucianisme en Chine, confucianisme originel
2. Néo-confucianisme ou les enseignements de Chu Hsi en Corée
Troisième partie : Famille et mariage en Corée
1. La place des femmes dans la société et la famille coréenne
2. Importance sociale du mariage
3. Les rites du mariage
Conclusion

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Le mariage en Corée : un rite de passage comme miroir d’une société
Université 🏫: Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis
Auteur·trice·s 🎓:
Aga

Aga
Année de soutenance 📅: Mémoire de fin d’études - Septembre 2007
Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top