La nécessité de solder la relation de fait à son terme

B) La nécessité de solder la relation de fait à son terme
209. – Le terme « solder » peut se définir comme « acquitter un compte, une dette. »178 Or, c’est cette image qui sous-tend la philosophie gouvernant l’intervention du Droit en la matière. En effet, si les conditions en sont réunies, la relation envisagée passera d’un fait passé à une réalité juridique tangible. Néanmoins, l’émergence de ce rapport établi entre les personnes, au sein de la sphère juridique ne doit pas être conçue comme une fin en soi.
210. – Il s’agit en effet d’un moyen offert au demandeur à l’action d’établir des liens de nature juridique entre les protagonistes en présence du fait du déploiement de l’activité passée, afin de permettre à ceux d’entre eux pour qui elle a suscité un appauvrissement injustifié de le transférer en tout ou partie sur les autres acteurs. Cela explique alors que ces institutions ne soient reconnues, et ainsi n’accèdent à la vie juridique, que pour disparaitre aussitôt.
En effet, à travers elles, c’est bien le passé qu’il convient de traiter, et ainsi, l’intervention du Droit se bornera à lier juridiquement ces individus, à travers certaines obligations, permettant d’opérer ce transfert total ou partiel de la charge d’appauvrissement.
211. – Mais la question induite est alors celle de savoir comment justifier ici l’intervention du Droit. Il s’agit donc de déterminer les raisons qui la sous-tendent. La question prend d’autant plus de poids, dès lors qu’on constate que le Droit, en lui-même, n’a pas vocation à lutter contre l’appauvrissement ou l’enrichissement en tant que tels, du fait que bon nombre des règles qu’il met en place engendrent ces conséquences. Il n’est qu’à songer ainsi au mécanisme du contrat, qui conduit à reconnaître à l’une de ses parties une créance sur la seconde, qui voit son patrimoine obéré d’une dette.
Ce faisant, c’est l’enrichissement du premier au détriment du second que l’on fonde. De même, il faut ajouter qu’aucun des faits qui donneront lieu à la reconnaissance d’une société créée de fait, ou à la mise en place d’une gestion d’affaires, ne saurait prendre une tournure illicite qui eut dû justifier de facto l’intervention du Droit, dont on a déjà mis en relief le fait qu’elle soit laissée au bon vouloir des acteurs à la relation passée.
212. – En réalité, il semble que le motif justifiant l’intervention du Droit à travers les mécanismes de gestion d’affaires et de société créée de fait, soit lié au fait que dans l’un et l’autre cas, l’enrichissement comme l’appauvrissement interviennent sans cause reconnue par lui.
Or, on peut convenir avec certains auteurs que « cette condition d’absence de cause se retrouve en matière de gestion d’affaires. Elle signifie que l’acte de gestion ne doit être justifié par aucun titre. »179 Cette caractéristique est en effet relayée, sur le plan des conditions d’application du mécanisme, par l’exigence de spontanéité devant animer le gérant dans son action180.
213. – En revanche, l’affirmation peut paraître plus problématique s’agissant de la société créée de fait. D’abord, on considère généralement que par principe, un contrat forme une cause d’enrichissement et d’appauvrissement corrélatif valable. Or, à travers la société créée de fait, c’est bien a priori d’un contrat de société dont il est question. Néanmoins, cet argument n’apparaît pas déterminant pour s’opposer au caractère non causé du mouvement de valeur.
En effet nous avons déjà souligné que les parties en présence n’ont pu vouloir d’un tel « contrat » (V. supra n°121 et s.). En réalité, celui-ci interviendra bien en l’occurrence pour conférer une cause, mais ceci non pas au transfert de valeurs initial, tel que révélé lors de la rupture de la relation de fait, mais au transfert de la charge de l’appauvrissement tel qu’il interviendra de par l’action du Droit.

179 X. Pin, L. Devin, Quasi-contrats – Théorie générale, Fascicule Litec 2011, n°55.

180 V. supra n°62: en vertu de celle-ci, il doit apparaître que le gérant a entrepris la gestion de sa propre initiative, indépendamment de tout titre justifiant, ou exigeant son action dans les affaires d’autrui. La Cour de Cassation a pu ainsi en refuser le bénéfice à toutes les personnes tenues « légalement ou contractuellement » de s’ingérer dans les affaires d’autrui : V. Cass. Soc. 11 octobre 1984 cité supra.
A celles-ci, les auteurs ajoutent les personnes tenues d’une obligation naturelle. D’après l’un d’eux, « l’incompatibilité de la gestion d’affaires et de l’obligation naturelle ne laisse aucun doute, bien que la Cour de cassation n’ait jamais eu, à notre connaissance, à trancher la question. » : M. Douchy, op. cit n°38.
214. – Ensuite, on peut remarquer que certains auteurs nient que la société créée de fait fasse suite à un transfert de valeur injustifié. Ainsi, d’après l’un d’eux, « pour la société créée de fait, les trois éléments nécessaires à son existence – existence d’apports, intention des parties de s’associer, vocation à bénéficier aux bénéfices et aux pertes – excluent le caractère injustifié de l’investissement réalisé par les parties. […] Il y a une justification au transfert du bien ou à l’accomplissement du service. L’élément de spontanéité n’y est pas. »181
215. – Ce n’est pas notre opinion. En effet, admettre une telle affirmation supposerait comme préalable de considérer que les personnes en présence aient voulu se placer en situation de société, et que dans ce but, elles aient réalisé des apports, en prenant part de manière active à la vie sociale afin de dégager un bénéfice qu’elles seraient susceptible de se partager. Mais on serait alors en présence d’une société en participation, et non d’une société créée de fait, au sein de laquelle, par hypothèse, les associés n’ont pas conscience de se trouver dans une telle situation.
216. – Par ailleurs, après avoir mené une analyse de déconstruction de ce mécanisme par l’appréciation de la pertinence des critères pris en compte par le juge pour la découverte de l’existence d’une société créée de fait, (V. supra n°113 et s.), nous sommes forcés de constater que l’appréciation des éléments intentionnels inhérents à toute société est ici lacunaire.
Ainsi, la situation nous apparaît dès lors on ne peut plus spontanée : deux ou plusieurs personnes vont œuvrer ensemble de manière informelle et sans avoir au préalable convenu des modalités de cette activité commune, sans quoi elle se serait inscrite dans la sphère du Droit, et non celle du non-Droit. Dès lors, on peine à trouver une justification quelconque qui eut pu expliquer l’appauvrissement et l’enrichissement corrélatifs amenés à intervenir dans cette situation.
217. – Au final, eu égard à ces éléments, il nous paraît fondé de soutenir que la société créée de fait repose sur l’existence d’un transfert de valeurs injustifié, que le Droit aura vocation à corriger par son action, de la même manière que dans le cadre de la gestion d’affaires. Forts de ce constat, les auteurs y adhérant font alors généralement référence à l’intervention du Droit, dans l’un et l’autre cas, comme une nécessité d’Equité.
218. – Ainsi, Madame Douchy le généralise à tous les quasi-contrats : « L’article 1371 du Code civil [écrit-elle], formule par une vue générale le fondement extrait de l’équité, et dont la présentation négative – absence de cause – ne doit pas faire oublier l’enjeu positif qu’elle renferme. Ce cadre souple prévoit qu’un engagement peut résulter de toute activité spontanée, quelquefois même réciproque, afin que la perte subséquente ne soit pas définitivement imputée à son auteur.
Là se trouve tout l’extraordinaire de cette source d’obligations, reconnue par le législateur, laissée au libre mouvement des particuliers, et personnifiée par le juge chargé de donner ponctuellement, en chaque espèce, le quantum correspondant à l’équitable. »182
219. – De même, Madame Vacrate, s’agissant de la société créée de fait, se range à cette vision, et énonce notamment que ce mécanisme est « un instrument d’équité utilisé par la jurisprudence »183. Il vise, selon elle, à transformer une « frustration juridique en une compensation financière »184.
Il s’agirait ainsi de remédier à la précarité de la situation du demandeur à l’action pour faire naître à son profit une créance lui permettant de transférer tout ou partie de l’appauvrissement qu’il supporte, sur autrui, qui en a profité.
220. – Mais, franchir un tel pas suppose de s’accorder au préalable sur ce qu’est l’Equité. Or, la tâche n’est pas aisée, et le terme est ainsi susceptible de revêtir une multitude de significations185. Il est néanmoins possible d’établir un lien entre elles en remarquant que c’est globalement à l’idée de Justice que font référence toutes les explicitations proposées. Or, cela n’est pas davantage éclairant, en ce que la Justice souffre des mêmes difficultés quant au contenu concret auquel elle peut faire référence.
Cette complexité réside en premier chef dans le fait qu’il s’agit là de notions à la fois subjectives, mais également évolutives. Ainsi, une fois gardé à l’esprit le caractère essentiellement suggestif de la notion d’Equité, on peut convenir avec ces auteurs qu’il s’agit vraisemblablement d’une dimension à prendre en compte pour la compréhension de la gestion d’affaires, comme de la société créée de fait. On peut alors louer, ou au contraire désapprouver l’application qui en est faite dans ces hypothèses186.

182 M. Douchy, op. cit. n°122, p278.
183 S. Vacrate, th préc. n° 38.
184 S. Vacrate, th préc. n°417 et art. préc.
185 Ainsi, le Dictionnaire Littré en recense deux sens, le Vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant en compte six acceptions. Sur la notion d’équité, V. notamment C. Albiges, Répertoire Civil Dalloz 2009 v° Equité ; E. Agostini, L’Equité, D. 1978 p 7.
186 Ainsi, S. Vacrate porte certaines critiques quant à la conception de l’équité à l’œuvre avec la société créée de fait, qui dégénèrerait en une « excessive protection des sujets de droit » (th. préc. n°422 et s.). En effet, selon elle, la précarité de la situation du demandeur à l’action qui sollicite alors l’intervention du Droit est due à son propre fait, en ce qu’il aurait pu se placer ab initio dans la sphère juridique en optant pour la protection d’une institution donnée : ainsi, les concubins auraient pu opter pour le mariage, les époux séparés de biens pour un régime de communauté. D’où, la victime serait « l’auteur direct » de « l’injustice » dont elle se prévaut. (ibid.)

221. – Eu égard à l’ensemble de ces éléments, le point commun à la gestion d’affaires, comme à la société créée de fait, serait d’opérer un « rééquilibrage des patrimoines »187. Néanmoins, nous n’adhérons que partiellement à cette idée du fait du constat d’une divergence de situation, impliquant une réaction diverse.
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Mémoire de fin d’études – Master 2 Contrat et Responsabilité
Université de Savoie Annecy-Chambéry

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