Etre leader sur le marché de la presse sur Internet

2.3.3 Etre leader dans sa communauté
La consommation d’une marque d’actualité n’est pas qu’une question d’information. Celui ou celle qui achète Libération plutôt que Le Monde ou Le Figaro recherche plus qu’une source de contenu, il affirme un style de vie (lifestyle statement, Tungate, 2005). Ces marques ont donc créé, hors-ligne, des clubs ou des communautés de consommateurs auxquels elles donnent une direction et pour lesquels elles sont des leaders. Sur internet, la conservation de ce rôle est l’enjeu d’âpres affrontements, qui découlent de l’intensification de la concurrence étudiée dans le paragraphe précédent.
Rester leader d’opinion
Si un membre d’une communauté peut avoir plusieurs allégeances, il ne s’informe en général qu’au travers d’une seule marque sur chaque canal. Le problème se pose différemment sur internet, où l’on a vu à quel point il est facile pour un utilisateur de butiner entre plusieurs sites en fonction de ses préoccupations.
La cible de Libération se confond par exemple avec celle de Rue89 ou celle de la Tribune avec celle de BFM. De la même manière, l’implantation du Parisien en Ilede-France se voit fragilisée par des sites d’information hyper-locaux tels Mon Pu- teaux ou le Bondy Blog. Les marques disposant d’un monopole géographique sur le papier ont développé une plus grande vulnérabilité vis-à-vis des pure-players.
Pour reprendre le modèle de l’influence de Jurgensmeyer, on pourrait dire que les titres de presse sont en mesure de perdre leur influence de par les plus grands choix qui, en ligne, s’offrent à leurs lecteurs. Parallèlement, la question de la crédibilité des journaux en ligne s’est largement transformée. On a vu plus haut que des marques créées sur internet pouvaient être transposées sur papier et rivaliser avec leurs concurrentes historiques. Le processus vaut également pour les pureplayers, dont personne ne doute aujourd’hui qu’ils sont en mesure de produire des informations d’aussi bonne qualité que les rédactions traditionnelles. Les premiers scoops sortis sur internet furent publiés sur le Drudge Report, le site de Matt Drudge, célèbre pour avoir été à l’origine du Monicagate durant le second mandat de Bill Clinton. Aux Etats-Unis, de nombreuses publications de pure-players bénéficient de la reconnaissance de leurs pairs, tels le Huffington Post ou le magazine d’actualité Slate. En France, le mouvement commence à peine, le premier pureplayer d’actualité en mesure de concurrencer ses adversaires issus des médias traditionnels, Rue89, venant à peine d’être lancé. Après seulement six jours d’existence, le 16 mai 2007, le site dévoilait en effet que le Journal du Dimanche avait décidé de ne pas publier un article concernant le non-vote de Cécilia Sarkozy, une information reprise par tous les autres médias, qui donnent ainsi au site une aura de crédibilité.
Francis Balle écrivait il y a six ans que « s’ils veulent conquérir la fidélité de lecteurs plus nombreux, les webzines devront se donner les atouts d’un plus grand crédit, en respectant notamment les disciplines consacrées du journalisme » (2001 : 246). On constate aujourd’hui que plusieurs publications électroniques ont atteint un niveau de crédibilité équivalent à celui des marques établies. Sur des marchés géographiquement limités, cela signifie que la presse régionale a désormais perdu son monopole de l’information locale de qualité. Les évolutions et la massification du web ont permis l’émergence d’un nouveau style de sites, hyper-locaux, parfois collaboratifs et souvent partisans. Mais, comme le montrait la partie précédente, la proximité qu’offrent les plates-formes de discussion permet d’intégrer la subjectivité de l’auteur à la consommation des contenus et donc de crédibiliser un article partisan.
Mon Puteaux, mentionné plus haut, est, par exemple, l’œuvre d’un seul putéolien, Christophe Grébert, ayant lancé un simple site en 2002. Depuis, la simplification des outils d’édition et la popularité acquise par les blogs ont amené au lancement de nombreuses autres tentatives d’arracher aux titres de la PQR leur monopole sur la locale. L’ampleur des moyens judiciaires mis en œuvre par les personnalités égratignées sur le site, ainsi que celle des réactions qui ont suivi montre bien l’influence qu’a réussi à acquérir Mon Puteaux sur sa ville (Roussel, 2006). Les Mon Orléans, Mon Toulouse ou le Greblog sont autant d’exemples de cette vague de pure-players, souvent amateurs mais concurrents des sites de presse.
Réciproquement, un titre de presse régional peut être amené à sortir de son territoire géographique (Kebbel, 2006). Si un groupe de presse locale possède ou désire créer des marques fortes à portée nationale, il peut lancer des produits sur internet et ainsi dépasser le cadre de sa région d’origine. Le Dauphiné Libéré a par exemple été à l’origine du site Quelcandidat.com durant la campagne menant à l’élection présidentielle. L’initiative a rencontré un succès national, attirant en deux mois plus de 1,5 millions de visiteurs uniques, la majorité en provenance de la région parisienne (Raphaël, 2007).
Libéré des contraintes matérielles et géographiques, les marques d’actualité doivent néanmoins fournir à leurs lecteurs de quoi satisfaire les désirs qu’elles ontelles-mêmes suscités, sans quoi elles failliront à engranger les fruits d’un marché créé par elles.
Devenir incontournable
Les professionnels rencontrés ont tous mis l’accent sur la fidélité de leurs clients à leur marque et sur le pouvoir fédérateur de cette dernière. Paradoxalement, on a vu plus haut que les coûts de permutations étaient bien moins élevés sur internet que dans l’univers du papier. Il faut enfin noter qu’à la différence des médias de diffusion en continu (télévision, radio), les contenus web sont accessibles à tout moment. Quand le téléspectateur ou l’auditeur qui souhaite changer de marque ne peut revenir à son ancien distributeur sans perdre de contenus (le temps passé chez le concurrent), l’internaute peut, lui, consulter tous les sites qu’il désire sans devoir faire d’arbitrage. Le risque immédiat tient cependant moins dans la possibilité pour un consommateur de changer d’allégeance, puisque cela supposerait de changer de style de vie également, mais plutôt dans la possibilité de rechercher des informations ailleurs qu’auprès du site de presse habituel, diminuant donc d’autant son rôle de leader.
On a vu que les sites d’actualité cessaient d’être la référence des internautes dès lors qu’il s’agissait de contenus de fond, ces derniers préférant les rechercher via des moteurs de recherche ou directement sur des sites dédiés. Pour les sites d’actualité, initiateurs de l’action de recherche de contenus de fond, cela représente un potentiel de visiteurs à conserver. L’information liée à l’actualité doit donc être présente dans son intégralité sur ces sites. Les technologies développées ces dernières années permettent de le faire à très peu de frais, puisque la gestion des bases de données et la manipulation des contenus qui en sont issus sont devenues plus simple et les contenus plus facilement implémentables dans un cadre attractif. Le New York Times a ainsi développé un outil simple et polyvalent permettant de présenter des séries de données, d’une dimension dépassant ce que n’importe quel journal pourrait contenir, au sein d’une interface intuitive (Nguyen et al. , 2007).
De tels exemples ne sont pas nombreux. Les pure-players sont effectivement le plus souvent les plus actifs sur l’utilisation de ce genre de technique, comme le fit Google Earth au lendemain des deux tours de l’élection présidentielle française. La compagnie californienne était en mesure, les 23 avril et 7 mai 2007 au matin, d’afficher les résultats de toutes les communes sur une carte de France en 3D, reproduite ci-dessous.
La gestion automatisée de bases de données permet d’offrir des résultats exploitables par les consommateurs, tels qu’évoqués plus haut au sujet du traitement de l’actualité en temps réel, avec un coût marginal nul, puisque la base de donnée, une fois créée, ne demande pas de main d’œuvre pour livrer ses résultats.
Rob Curley, directeur des nouveaux médias du groupe Washington PostNewsweek, appelle ces contenus evergreen content (2007). Au-delà des données récupérées chez des institutions, comme ces résultats d’élections, des chiffres financiers ou des indicateurs macroéconomiques, les journalistes eux-mêmes collectent régulièrement de l’evergreen content dans le cadre de leurs articles. Les rédactions doivent donc mettre en place des systèmes de collecte de ces informations, afin de les rendre facile d’accès pour les consommateurs.
Sur tous les domaines dans lesquels le titre est reconnu comme expert par sa communauté de lecteurs, des contenus de fonds accompagnant les actualités permettent d’augmenter la fréquentation du site en termes de pages vues mais également en termes d’image de marque.
Interface proposée par Google Earth au lendemain de l'élection présidentielle
Figure 14. Interface proposée par Google Earth au lendemain de l’élection présidentielle.
L’utilisateur qui ne trouvera pas l’information sur le site d’actualité d’où émane son désir de recherche se tournera vraisemblablement vers un moteur de recherche. Pour le journal, cela représente autant de paires d’yeux perdues.
Les archives des journaux papier permettraient pourtant de répondre à cette demande de contenus de fond. Les groupes de presse sont en effet en mesure de distribuer ces contenus, déjà numérisés dans des bases de données disponibles tout de suite et ceints de leurs marques et de leur notoriété. Cette possibilité n’est offerte, en France du moins, à aucun autre média, puisque les contenus audiovisuels sont conservés et distribués en ligne par l’INA et que la taille des archives des pureplayers ne peut rivaliser avec celle de journaux existant depuis trente, cinquante ou cent ans. Les archives ne deviennent cependant un atout pour les journaux que dans la mesure où elles offrent au lecteur une utilité en rapport avec leur prix. Il s’avère que peu d’internautes sont prêts à dépenser les 2,6€ que coûte en moyenne un article4. On peut même raisonnablement émettre l’hypothèse que, tout comme les contenus d’actualité, les archives représentent pour la plupart des internautes une commodité dont le prix s’aligne sur l’offre la plus basse, à savoir la gratuité. Les archives des journaux ne leur offriront un réel avantage quand elles seront disponibles gratuitement. Malgré les quelques publications ayant franchi le pas, comme Time Magazine, qui ouvre gratuitement ses archives depuis 1923 ou le Daily Mirror, depuis 1903, les décideurs des groupes de presse français restent dubitatifs et difficiles à convaincre.
Si la perte du monopole des journaux sur certaines missions traditionnelles de la version papier se traduit par une diminution de l’influence de la marque, au profit par exemple de sites comme Wikipédia pour les articles de fond, la perte de leurs services monétisables a des conséquences plus importantes, à plus court terme.

4 Moyenne des prix des sites de PQN proposant des archives à l’unité, à savoir Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix et Les Echos. Seule L’Humanité offre ses archives depuis 1990 gratuitement.

Lire le mémoire complet ==> (Quelle place pour la presse en ligne à l’heure du Web 2.0 ?)
Mémoire de fin d’études
Institut d’études politiques de Lille, section Economie et Finance

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