Les conditions de la médiatisation de l’action humanitaire

Les conditions de la médiatisation de l’action humanitaire

3. Les risques liés au levier difficilement contrôlable de la médiatisation

Déjà dans les années 50, Lewis Mumford annonçait qu’un jour viendrait où la moitié du monde regarderait à la télévision l’autre moitié mourir de faim.

Il avait prévu que ces images de détresse auraient pour effet, une fois la phase d’indignation passée, de renforcer l’indifférence. C’est un fait que l’habitude de l’horreur (du moins telle qu’elle nous est révélée, par écran interposé) a pour conséquence inéluctable d’élever le seuil de tolérance à cette horreur.

Quant à la télévision, on sait que la mémoire télévisuelle ne dépasse pas 15 jours… Et sans doute de moins en moins, avec le temps. Sans compter que, pour la plupart des téléspectateurs, les images absorbées ne participent pas d’une compréhension mais d’un spectacle.

Dans ce contexte, nous allons tenter de mieux cerner les risques liés à la médiatisation de l’action humanitaire en identifiant notamment les conditions pour qu‘une crise humanitaire soit médiatisée, les risques de représentation manichéenne de certaines situations ainsi que les dérives relatives à l’exploitation d’images misérabilistes.

a) Les exigences de l’audimat

De la simplification au manichéisme

Les auteurs de « The news media, civil war, and humanitarian action »34 voient une autre forme de pression s’excercer sur des médias plus ou moins accommodants — pression qui a eu, et continuera d’avoir, des répercussions sur le travail humanitaire. Ainsi, ils disent que, parce qu’on manque d’espace rédactionnel et que le temps d’antenne est compté, reportages et articles doivent être courts et simples.

Les journalistes professionnels, que ce soit dans le milieu de la presse écrite ou de l’audiovisuel, s’adaptent vite à cette exigence. De ce fait, presque par définition, un manichéisme plus ou moins contourné se trouve placé au cœur du reportage humanitaire : il y a le « bon » et le « mauvais ». Il y a les « bonnes victimes » et (il peut y avoir) les « mauvaises victimes ».

Les médias deviennent ainsi, plus ou moins volontairement, des véhicules de stéréotypes. La couverture par la presse des événements de l’ex-Yougoslavie et de la région africaine des Grands Lacs en est un bon exemple.

Un public qui n’est pas dupe des bons sentiments des médias

Du point de vue du grand public, d’après l’étude qualitative réalisée par Wei Opinion (op. cité), les donateurs ont une appréciation mitigée de la médiatisation des actions des associations. Et ceux-ci identifient deux étapes dans l’histoire de la médiatisation.

Durant la première étape, la médiatisation a eu pour objectif la dénonciation de la misère, de l’injustice, la maladie, et suscite une mobilisation du public. Dans cette première étape, les médias transforment les causes en engagements.

Dans la seconde étape de cette histoire, les médias font du spectacle à partir de la misère, de l’injustice, de la souffrance. La dénonciation devient un prétexte et la finalité n’est plus la même. Ils disent alors que les médias transforment les causes en audience.

Les donateurs dénoncent cette perversion liée à la logique économique des médias. Et cette dénaturation des causes, de l’engagement, et du don est jugée avec une sévérité d’autant plus grande que l’on sait le caractère indispensable de la médiatisation.

Les attentes du public présentées comme un filtre à l’information

Les associations qui désirent médiatiser un événement, leur association ou leurs idées se retrouvent souvent confrontées à un obstacle majeur : le refus du journaliste. En effet, ceux- ci établissent des critères de médiatisation adaptés à ce qu’ils pensent être les attentes de leurs lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs.

Cette remarque nous ramène alors à la question suivante : qu’est ce qui caractérise une « bonne information » ? une information qui est donnée parce que le journaliste pense qu’il est important d’en informer le public ou une information qui répond aux attentes de l’audimat. Nous n’entendons pas répondre à cette question dans cette étude. Cependant, il est important de mettre en avant les conditions de médiatisation d’une crise et d’aborder la notion de responsabilité de l’information.

En effet, le public semblerait être dénoncé comme étant à l’origine des critères de médiatisation : répondant à ses attentes, et, par un effet rétroactif, les influençant eux- mêmes, les médias seraient alors incapables d’effectuer un travail de fond et de proposer une réflexion sur des sujets comme l’action humanitaire car ils ne trouveraient pas de public.

Des journalistes font également ce constat en regrettant les attentes du public. Ainsi, Stephen Smith, journaliste à Libération, après sa satisfaction d’avoir réussi à faire paraître des articles concernant la guerre civile au Libéria, remarque amèrement que ce « succès » n’était obtenu « hélas, pas pour les mêmes raisons : notre feuilleton d’été n’intéressait, au fond, que pour les trente-six façons de se trucider sauvagement, de dépecer la carcasse humaine ».35

Ce constat pourrait justifier certains discours visant à simplifier l’information afin de la rendre accessible au public, et pour cela, la traiter uniquement sous des aspects émotionnels.

Cette expérience vient alimenter notre hypothèse de nécessité de proposer une information adaptée au niveau d’implication de l’interlocuteur sur le sujet auquel l’association souhaite le sensibiliser.

b) Identification des conditions de médiatisation

Afin de mieux comprendre quelles sont les conséquences de la médiatisation sur la communication des associations et notamment sur les messages qu’elles font passer, nous allons définir les conditions nécessaires à la médiatisation d’une crise et/ou des actions menées par les associations.

Pour ce faire, nous baserons notre étude sur les travaux de Rony Brauman36 qui a repéré quatre invariants, autrement dit les quatre conditions nécessaires – mais non suffisantes- pour hisser un drame au rang d’événement international : le « robinet à images », la non- concurrence, l’innocence de la victime et la médiation.

Nous allons les exploiter de façon à démontrer en quoi celles-ci conditionnent les mode d’interventions des associations dans les médias.

Le « robinet à images »

Ce sont les images et non les mots qui font l’évènement, à condition d’être disponibles sous forme d’un flux continu, le « robinet » devant être ouvert quotidiennement pour obtenir un effet cumulatif.

C’est à ce prix que la lutte contre la noyade par le fléau des autres informations peut être victorieuse. Si la presse écrite sert fréquemment de poisson-pilote à la télévision, en ce qui concerne le tiers monde, seule la télévision détient désormais la puissance émotionnelle susceptible d’entraîner, sous réserve que soient réunis les différents paramètres, une mobilisation générale.

La non concurrence

Le bouleversement doit être isolé, sous peine de subir un effet d’éviction par un « concurrent » : un journal télévisé ne peut traiter deux famines sur le même plan. En raison de la situation géographique et de ses implications politiques, le conflit de l’ex Yougoslavie, couvert en même temps que celui de la Somalie, représente une notable exception à cette règle.

Dans ce même registre de l’éviction, notons que la médiatisation d’une famine ou d’une guerre « interdit » durablement la médiatisation d’une autre famine et d’une autre guerre, l’effet d’éviction se prolongeant plusieurs mois au-delà de la période de médiatisation. Tout se passe comme s’il existait une phase réfractaire pendant laquelle nous ne pouvons supporter de nouvelles images de catastrophes.

L’innocence de la victime

Au-delà de l’habillage scénique, la victime doit être identifiée en tant que telle, ne laissant aucun doute sur son innocence. Un communauté perçue comme menaçante est, par définition, recalée avant tout examen.

Une catastrophe naturelle, dont les victimes sont par définition innocentes, l’emporte plus facilement qu’un désastre politique, où le soupçon de complicité entache la présomption d’innocence : le séisme en Arménie, particulièrement meurtrier, bouleverse l’Europe tandis que celui d’Iran, survenu quelques mois plus tard, passe dans une indifférence teintée d’hostilité.

La médiation

La présence d’un acteur – médiateur, personnalité, volontaire d’organisation humanitaire – est requise pour authentifier la victime, permettre la maîtrise de l‘émotion et instaurer tout à la fois la distance et le lien entre spectateur et victime.

Pour supporter le spectacle de la souffrance, il faut joindre celui du remède. Notre voyeurisme de la douleur est en réalité limitée, les images sanglantes ne pouvant durer qu’à condition qu’y soient rapidement adjointes des scènes apaisantes de soulagement de cette même souffrance.

Ces quatre conditions nous permettent de comprendre comment s’opère le choix des sujets mis en avant par les associations lors d’opérations de collecte de fonds, ce que nous avons vu dans la partie précédente).

c) Les risques éthiques liés à l’exploitation médiatique de certaines images humanitaires

« Nous parlons dans un monde, nous voyons dans un autre. L’image est symbolique mais elle n’a pas les propriétés sémantiques de la langue : c’est l’enfance du signe. Cette originalité lui donne une puissance de transmission sans égal.

L’image fait du bien parce qu’elle fait le lien. Mais sans communauté, pas de vitalité symbolique. La privatisation du regard moderne est pour l’univers des images un facteur d’anémie. »37

Pourquoi l’image est-t-elle nécessaire à la communication des associations humanitaires ? Quels sont les risques de dérive liés à l’exploitation de celles-ci par les associations et les médias ?

Nous avons identifié trois types de dérives qui reflètent, du plus général au particulier, les risques éthiques que pose l’exploitation des images humanitaires dans les médias :

L’humanitaire et l’image

L’image peut créer des valeurs à condition de ne pas devenir qu’un visuel : l’image engendre la sympathie ou le rejet. L’image s’adresse à l’imaginaire, appelle l’émotion, et stimule la conscience ; en bref, l’image mobilise la conscience, parce qu’elle se targue de témoigner sans artifice de la réalité crue, de la réalité indiscutable du vécu.

C’est là toute l’ambition de la télévision, c’est de là qu’elle tire sa mission ; et c’est là ce qui fait dire à Régis Debray que « la télévision a une prédilection pour l’humanitaire parce qu’elle joint l’édifiant à la tranche de vie ».

Au fil des ans, l’humanitaire a en effet conquis l’espace des images médiatiques et de l’imaginaire public. L’humanitaire est au menu de tous les télé-journaux, et s’est assuré une place de choix dans le monde du photo-reportage. L’humanitaire est sans doute le domaine qui permet le mieux de combiner les deux éléments qui font la force des images : la réalité des faits et la cause morale qu’ils impliquent ; le drame et l’action bienfaisante ; le mal et le bien.

La question de respect de la victime

A ce degré d’interaction entre les faits et l’ordre moral, les fournisseurs des images de l’humanitaire se retrouvent face à une lourde responsabilité éthique : une responsabilité que se partagent les médiateurs professionnels et les organisations humanitaires.

Car au fond, quelle justification morale y a-t-il à montrer à l’écran, soir après soir, des « flashes » d’information expéditifs où se bousculent des foules faméliques de personnes affamées, des cadavres, et des scènes d’horreur renouvelées au quotidien ? Quelle justification y a-t-il à les montrer, et à montrer ceux-ci plutôt que ceux-là ? Et puis, explique-t-on vraiment ce que l’on montre ?

Il semble que les questions morales que suscitent les images des tragédies humaines chez le téléspectateur ou le lecteur reçoivent trop souvent une réponse insatisfaisante. De plus en plus souvent, les médias se limitent à une couverture trop superficielle des crises humanitaires et des situations de conflits armés : en mettant l’accent sur l’image-choc, ils n’effleurent que la surface des problèmes évoqués.

Du côté des organisations caritatives, la compétition qui règne sur le « marché humanitaire »

favorise une tendance regrettable d’en appeler aux bons sentiments, de se lancer dans la publicité institutionnelle et la promotion de leurs actions. L’image des victimes et des atrocités est alors perçue comme instrument de la promotion de l’image des organisations humanitaires. Enfin, obnubilés par les intérêts poursuivis, on oublie de se souvenir que ce sont des êtres humains que ces images représentent, et qu’en composant ces images, il est impératif de respecter la dignité du « sujet » qu’on offre au regard.

Plusieurs analystes ont relevé cette dérive propre à l’utilisation excessive et sans contexte de l’image dans la presse et notamment à la télévision. Ainsi, René Backmann38 rapporte ces mots de Régis Debray « Vus de loin, tous les blessés se ressemblent ; toutes le guerres aussi ; il n’y a plus que des corps, et non des hommes, porteurs de telle ou telle valeur. »

Il rapporte dans le même ouvrage les mots de Jean-Claude Guillebaud (op. cit.), de retour du Biafra, qui, vingt cinq ans plus tôt, avait déjà fait ce constat.

« Nous étions devenus, nous journalistes, à notre corps défendant, des espèces de marchands d’horreurs, et l’on attendait de nos articles qu’ils émeuvent, rarement qu’ils expliquent. La Biafra s’attendait à ce que l’on s’intéresse à sa cause, et nous ne nous sommes prudemment occupés que de ses souffrances. Il en est mort. »

Ainsi, ces dérives ne seraient pas nouvelles et susciteraient chez les journalistes et les humanitaires la même indignation.

L’accélération de l’information : le risque de l’indifférence

La tyrannie du temps réel, les prouesses techniques de la retransmission en direct créent un effet d’accélération qui conduit à ce qu’on appelle la surinformation : une quantité d’images en direct déferlent sur l’écran TV, si importante qu’elle sature les consciences, et finit par engendrer l’indifférence.

En fait, le temps réel a ceci de pervers qu’il rend impossible toute interprétation ; l’événement est toujours là trop tôt ou trop tard, mais dans tous les cas, l’analyse, la distance critique sont oubliées.

Comment dès lors se faire une idée rationnelle des choses ? Que d’images en direct, mais où est l’information ? Tout cela est-il vraiment « trop compliqué pour le public » comme on l’entend dire parfois ?

L’essentiel semble être de présenter, de visualiser, d’offrir des images, et non plus de faire comprendre : le moyen devient la fin. Une telle absence d’interprétation, de nuances, finira par naturaliser un stéréotype atterrant : la division de l’humanité en deux parties inégales devant le destin — ceux qui souffrent, qui sont fatalement victimisés par des « sauvages », et ceux qui ne le sont pas.

Ces derniers se sentiraient alors sécurisés par la représentation d’un mal qui n’affecte que les autres, et dont la solution providentielle est l’assistance humanitaire, ce qui satisfait la bonne conscience.

Le voyeurisme de l’information : la tentation du spectaculaire

Doit-on montrer toutes les images et peut-on tout montrer par l’image ? Le procès de l’image- choc ne date pas d’hier, et le malaise a pris une ampleur sans précédent avec la retransmission de l’agonie de la petite Omayra Sánchez dans la boue, en 1985, dont chacun se souvient.

Le témoignage de la TV et du photo-reportage, guidé par la logique du temps réel et du spectaculaire, cède trop facilement à une escalade dans la représentation des atrocités dont souffrent les êtres humains. Où est le respect de la dignité de la personne, lorsqu’on montre des victimes souffrantes, sans expliquer les causes de leur souffrance ?

Ou lorsqu’on présente comme des fantômes hébétés, condamnés à la saleté et perdus par avance, entièrement dépendants de l’assistance humanitaire, des êtres qui luttent avec ténacité pour leur survie dans des situations de crise complexes?

F

Dans cette partie, nous avons souhaité mettre en avant l’importance de l’image dans la relation tripartite qui s’établie entre l’association, les bénéficiaires et les donateurs.

Souvent, l’image est à la fois le déclencheur du lien que le donateur décide d’établir avec le bénéficiaire, et l’illustrateur des actions menées par l’association. Le bénéficiaire, lui, n’a pas de rôle actif dans cette relation qui se tisse par l’image. Pour cette raison essentielle, l’association représente le garant des droits des bénéficiaires sur leur image.

Il est donc important que les associations aient pleinement conscience de ce rôle et travaillent avec les acteurs des médias pour préserver la dignité des personnes qui sont représentées.

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