Les atteintes concrètes aux droits de l'auteur et de l'artiste ?

Deuxième partie
Section première : Quelles délinquances pour quelles atteintes au droit d’auteur ?
A.- Quelles sont les atteintes concrètes aux droits de l’auteur et de l’artiste ?
§1.Piraterie et contrefaçon
a. Approche globale du phénomène
La loi belge, à l’instar de la plupart des législations actuelles, punit expressément la contrefaçon, comme on a pu s’en rendre compte. Reste à savoir ce que l’on entend par “contrefaçon”, car le mot est employé dans des contextes variés pour désigner des réalités parfois différentes ; il est aussi fréquemment associé au terme piraterie ou au piratage.
Le Livre vert concernant la lutte contre la contrefaçon et la piraterie dans le marché intérieur, proposé par la Commission européenne 1!, n’opère pas de distinction, et se contente de signaler que “les notions de contrefaçon et de piraterie utilisées dans le Livre vert porteront sur tous les produits, procédés ou services qui sont l’objet ou le résultat d’une violation d’un droit de propriété intellectuelle, c’est-à-dire d’un droit de propriété industrielle (marque de fabrique ou de commerce, dessin ou modèle industriel, brevet d’invention, modèle d’utilité, indication géographique) ou d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin (droit des artistes interprètes ou exécutants, droit des producteurs de phonogrammes, droit des producteurs de première fixation de films, droit des organismes de radiodiffusion), ou encore du droit «sui generis» du fabricant d’une base de données” 2.
Cette approche globalisante, justifiée par la possibilité d’une compréhension ample du phénomène et d’un champ d’application vaste semble devoir, eu égard au propos qui nous concerne, faire l’objet de plus de nuances.
b. Clarifications terminologiques
De manière générale, l’on se trouve confronté, en matière musicale, à des actes de piraterie . Le terme est générique et hérité en droite ligne de la piraterie maritime : selon l’explication de G. Guillotreau, “vers la fin des années 50 et le début des années 60, des hommes d’affaires ont en effet organisé la diffusion non autorisée de programmes musicaux, à partir de bateaux ancrés en dehors des eaux territoriales” 3.
Aujourd’hui, la piraterie elle-même recouvre un ensemble d’actes attentatoires au droit d’auteur et aux droits voisins. On peut ainsi, selon le même auteur et d’après J.Van Win 4 , convenir de distinguer :
• Le piratage ou la piraterie au sens strict : même si les termes sont habituellement pris pour synonymes et définis de façon généralement similaire 5 , la nuance opérée dans un souci principalement didactique pourrait aider, nous le pensons, à mieux percevoir, dans certains contextes criminogènes, à quel degré d’action ou d’intention on se situe.
Le piratage recouvre la “duplication non autorisée de sons contenus dans un ou plusieurs enregistrements légitimes” 6. Il peut s’agir d’une compilation d’enregistrements originaux qui n’ont jamais été édités sous cette forme ou du téléchargement illicite de fichiers musicaux sur le Net. L’empaquetage diffère généralement de la version officielle. Dans la majorité des cas, l’atteinte est portée essentiellement aux droits de propriété littéraire et artistique, c’est-à-dire au droit d’auteur et aux droits voisins, en ce sens que sont violés les droits de reproduction, de communication au public, ainsi que les droits moraux de l’auteur et de l’artiste-interprète.
• La contrefaçon proprement dite : la notion est ici envisagée selon sa réalité sociologique et non du point de vue juridique. Considérée comme un sous-ensemble de la piraterie, elle désigne alors précisément la duplication non autorisée “non seulement du son, mais aussi de la marque commerciale, de la pochette des enregistrements originaux” 7. Il est possible, selon cette définition, de relever une subdivision de la contrefaçon en deux branches!:
–!la copie totale, qui pose des difficultés d’identification, puisque l’on se trouve confronté à une reproduction à l’identique de tous les attributs de la version originale. L’atteinte n’est pas circonscrite aux droits voisins du producteur légitime et de l’artiste- interprète, mais représente bel et bien une contrefaçon au sens légal du droit d’auteur et de la législation relative au droit des marques 8 ;
–!la copie partielle, qui viole bien évidemment les droits voisins (du producteur légitime et de l’exécutant), mais qui se révèle plus complexe encore à appréhender puisqu’il apparaît généralement que, sous le couvert d’une présentation différente, les contrefacteurs cherchent à s’attribuer la commercialisation du produit en apposant leur propre nom et leur propre marque, alors que les enregistrements dont ils disposent ont été illicitement copiés. Difficulté supplémentaire, selon G. Guillotreau, “(…) la copie partielle ne porte pas toujours atteinte aux droits d’auteur ; les pirates préfèrent souvent s’en acquitter, afin de donner un «vernis» de légitimité à leurs produits” 9.
• Le bootlegging : ce terme anglo-saxon désigne, d’après G.Guillotreau, “l’enregistrement clandestin d’une exécution dite vivante live (un concert, un enregistrement studio), aussi appelé enregistrement souterrain” 10.
L’on n’acceptera, pour notre part, cette définition qu’après avoir insisté sur ce que certains groupes musicaux actuels tolèrent, voire encouragent ce type de pratiques 11. Mais il va de soi que ce qui est admis est l’enregistrement et l’échange, certainement pas la production à grande échelle aux fins de commerce.
Dans la plupart des cas, les bootlegs sont le produit de l’enregistrement réalisé par un fan, et conditionné sous la forme d’un compact disque (CD). La qualité du graphisme ainsi que la qualité sonore sont inférieures à celle d’un compact disque original. Si l’atteinte au droit de propriété littéraire et artistique est en théorie réelle, on se rend compte qu’elle peut parfois être discutée dans la mesure où les titulaires des droits autorisent cette forme d’usage. Ce qui est moins sujet à équivoque concerne l’atteinte ou non au droit de propriété industrielle ; rares sont en effet les bootlegs qui font mention du nom ou de la marque commerciale de la société d’édition ou de la maison de disques avec laquelle l’auteur ou l’artiste travaille.
L’overpressing ou production en surnombre : les droits de reproduction mécanique font l’objet d’une attention scrupuleuse. Par exemple, toute personne qui souhaite presser un certain nombre de CD doit obtenir, bon gré mal gré, l’autorisation ad hoc pour ce faire. La demande d’accord précise – et par là-même limite – le nombre d’exemplaires qui sera réalisé. L’overpressing consiste à reproduire mécaniquement plus que ce qui était convenu avec les ayants droit. Il s’agit là d’une atteinte au droit d’auteur et aux droits voisins, de même qu’une atteinte aux droits de propriété industrielle, dans la mesure où la pratique se fait en contradiction avec ce qui a été négocié, et au détriment des ayants droit 12.
c. Détermination du préjudice
La piraterie en matière musicale – la contrefaçon pure plus spécialement – est un fléau. Le rapport de la Fédération Internationale de l’Industrie Phonographique (IFPI) pour l’année 1999 précise que (nous traduisons) : “la propagation de la piraterie, à la fois de CD et via l’Internet, est la plus grande menace qui pèse sur l’industrie musicale légale. L’avenir de ce secteur créatif dynamique, la subsistance des artistes et des centaines de milliers d’emplois sont en jeu” 13.
Est-il besoin de le rappeler, la piraterie occasionne au premier plan un dommage dans le chef des ayants droit. Celui-ci relève tant du préjudice matériel que moral, ne serait-ce, à côté des pertes économiques, que par la perte totale de la liberté qu’accuse, sur sa création musicale ou sa prestation, l’auteur ou l’artiste-interprète face aux produits de la contrefaçon.
Par ailleurs, comme le Livre vert concernant la lutte contre la contrefaçon et la piraterie dans le marché intérieur l’avait énoncé 14 , la communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Conseil économique et social 15 l’a rappelé dans son introduction : le phénomène a des conséquences préjudiciables non seulement pour les entreprises, les économies nationales et les consommateurs, mais aussi pour la société dans son ensemble. Il touche également à la santé et à la sécurité publiques, et apparaît de plus en plus lié à la criminalité organisée.
La piraterie porte préjudice aux bonnes relations d’affaires entre entreprises et entre États, qui accusent chacun des pertes économiques importantes : le commerce de produits illicites en général engloutirait, selon le Bureau du renseignement sur la contrefaçon 16 , entre 5!et 7!% du commerce mondial, soit entre 200 à 300 milliards d’euros par an ! Ces pertes rejaillissent sur la population active : 200!000 emplois par an seraient perdus à cause de la piraterie. L’industrie musicale contribue à ces proportions, à elle seule, à concurrence de 10!% (soit entre 20 à 30 milliards d’euros), devancée par les secteurs de l’informatique, de l’audio-visuel, et tout juste précédée par le domaine du textile 17.
Pour leur part, les États, aussi bien ceux d’où sont issues les contrefaçons que ceux où elles sont écoulées, subissent des pertes directes au niveau des recettes fiscales, les produits contrefaits s’écoulant généralement sans que l’impôt sur les bénéfices engendrés – illicitement – soit acquitté 18. Les coûts économiques de la contrefaçon se traduisent aussi en termes de pertes d’emplois et de ventes non réalisées.
Du point de vue du consommateur enfin, la piraterie est également source de conséquences néfastes et extrêmement dommageables. Elle induit souvent une perte de confiance chez les acheteurs, “qui sont victimes d’une tromperie délibérée sur la qualité qu’ils sont en droit d’attendre d’un produit revêtu, par exemple, d’une marque connue” 19. Un exemple parmi d’autres applicable à la matière musicale est celui du piratage ou de la contrefaçon d’un compact disque d’un artiste renommé, dont la qualité et le cachet attendus sont altérés par la nature même du produit.
Bien plus, les contrefaçons peuvent s’avérer, dans certains situations, dangereuses pour la santé même des consommateurs ; l’on se bornera à donner pour illustration l’exemple du commerce qui s’est organisé depuis plusieurs années autour de produits pharmaceutiques contrefaits, et nous ne nous étendrons pas sur ces hypothèses qui ne rentrent pas dans le cadre de ce travail 20.
La problématique plus spécifique de la criminalité organisée, dénoncée à plusieurs reprises par le Livre vert et la communication de la Commission au Conseil, fera l’objet d’une analyse à un stade ultérieur de la présente réflexion 21.
d. Piraterie musicale – Importance de l’enjeu
Les chiffres sont inquiétants : d’après les statistiques de l’IFPI pour les années 1999 et 2000 22 , le nombre d’unités (compact disques et cassettes) issu du commerce de la piraterie est estimé à 1,8 milliard, ce qui représente 36!% des ventes globales annuelles. En d’autres termes, un CD sur trois vendu dans le monde serait une copie…
Les cassettes conservent la part la plus importante de l’activité illicite, représentant 65!% des ventes de produits contrefaits ou pirates, soit 1,2 milliard d’unités pour l’année 2000, contre 1,4 milliard en 1999. Cette légère perte de vitesse, annonciatrice de déplacement, s’explique par le fait que les CD illicites gagnent du terrain et représentent à présent 35!% de l’ensemble des ventes illégales. Leur progression est continue : on dénombrait 400 millions de CD pressés illégalement en 1998, 450 millions en 1999, et 475 millions pour l’année 2000. Par ailleurs, l’explosion des ventes de CD-R (CD-Recordable, c’est-à-dire CD enregistrable), estimées à 165 millions en 2000, contre au moins 60 millions en 1999 23 , témoigne vraisemblablement de la progression importante du piratage des consommateurs mêmes, dont le but n’est pas lié à la criminalité organisée ou ne réside pas fondamentalement dans la volonté de créer des contrefaçons destinées à parasiter le marché économique.
A côté de pays où la piraterie alimente l’essentiel du marché (Chine, Russie… 24 ), l’on ne manquera pas de signaler que la Belgique figure parmi les États les moins touchés par le phénomène de la piraterie à l’échelle nationale ; celle-ci représente en effet moins de 10!% du marché global belge, tant pour l’année 1999 que pour l’année 2000 25 , ce qui confirme le propos tenu par M.Heymans, directeur du département belge de l’IFPI 26.
Nous souhaitons clore cette partie statistique en mentionnant un paragraphe du chapitre “Enforcement” du rapport IFPI 2001, qui relate l’importance colossale de la piraterie et laisse transparaître sans équivoque que l’enjeu économique a été indéniablement perçu par les milieux intéressés par la contrefaçon et le piratage (nous traduisons) : “aux Philippines, par exemple, sept filières manufacturières de CD utilisées dans la production de produits contrefaits ont été remontées, enrayant une production potentielle de 25 millions de CD illicites. Au total, l’IFPI a concouru à plusieurs affaires qui ont permis la fermeture de vingt branches de réseaux illicites en 2000, pour une capacité totale de 70 millions de CD. En 2001, ce taux de fermeture a déjà pris des proportions dramatiques : dans les quatre premiers mois de l’année uniquement, 27 ramifications de production ont été démantelées, pour une capacité de production annuelle de plus de 100 millions de CD – assez pour, par exemple, alimenter l’entièreté du marché légitime annuel en France” 27.
Pour terminer, nous pensons qu’une remarque est à émettre concernant les aspects strictement économiques de la contrefaçon. En s’inspirant de notre bagage criminologique, et en empruntant directement aux observations du rapport de l’O.C.D.E. sur les incidences économiques de la contrefaçon 28!, l’on peut formuler les constatations suivantes quant aux chiffres donnés lors de cette section, qui doivent être lus avec un triple niveau de prudence :
• en règle générale, les personnes qui ont un rôle à jouer en matière de lutte contre la piraterie sont des avocats, des spécialistes du marketing ou des responsables de la sécurité, c’est-à-dire des praticiens qui ne s’intéressent pas nécessairement aux aspects économiques de la contrefaçon ou aux statistiques publiées en la matière ;
• un grand nombre d’organisations engagées dans la lutte contre la contrefaçon sont des groupes de pression, à tout le moins des intervenants intéressés, qui ont intérêt à présenter des chiffres élevés – exagérés, selon le rapport -, qui peuvent déformer la réalité ;
• phénomène inévitable en matière de collecte de données et de statistiques, le chiffre noir doit représenter une certaine proportion, forcément inévaluable, de l’activité illicite. Il y a aussi inévitablement une zone grise, et le calcul précis des incidences de la contrefaçon doit tenir compte des coûts, certes, mais aussi des avantages. De la même manière que le marché de la drogue alimente une part de l’économie mondiale licite 29 , la contrefaçon contribue dans une certaine mesure à l’économie globale du pays où elle est pratiquée.
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant

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