Le collecte de fonds et la communication des associations

Le collecte de fonds et la communication des associations

2. La nécessité de collecte de fonds peut amener un risque de standardisation de la communication des associations

Les modes de description de l’action des associations présentent de fortes similitudes, en particulier une tonalité dramatique homogène dans l’ensemble des documents envoyés aux donateurs. Toutefois, ces modes de description étant plus accentués dans le cas d’Associations de Solidarité Internationale (ASI), nous étudierons plus particulièrement les messages véhiculés par celles-ci.

Nous tenterons donc de mettre en évidence le mode opératoire amenant à la démarche de libération du don (démarche évoquée dans le chapitre 1 traitant des mécanismes de don).

Comment le simple récit de l’action des volontaires associatifs peut-il provoquer le don ? Comment la production de ce don peut-elle être systématisée et « routinisée » ? Nous verrons que la stylisation du discours humanitaire s’organise notamment autour de la nécessité d’inspirer la pitié et de susciter la compassion du candidat au don. La construction du récit humanitaire s’opère donc selon une logique de l’émotion.

La démonstration de cette caractéristique des mises en formes humanitaires demande de la prudence. Souvent les dirigeants des ONG caritatives perçoivent comme une critique le seul fait de suggérer qu’ils cherchent à faire appel à l’émotion du donateur plutôt qu’à sa raison.

Ici notre démarche n’entend pas constituer une critique de l’action ou des discours des organisations humanitaires. Nous cherchons seulement à mettre en évidence certaines des caractéristiques des énoncés humanitaires pour en comprendre la logique et les contraintes de construction. Parmi ces contraintes figure la nécessité de susciter un niveau important de dons privés pour maintenir et accroître la capacité d’action sur le terrain des volontaires de l’association.

C’est pourquoi nous ne considérerons pas que les ONG d’aide internationale promeuvent une vision “ dramatisée ” des situations des populations en détresse, ce qui impliquerait une forme de manipulation mensongère de la réalité32.

Afin de mettre en avant certains facteurs clé de succès d’une communication sur le don réussie, nous avons choisi d’appuyer notre démonstration sur l’étude d’un des outils de collecte les plus utilisés : le mailing.

En effet, le mailing que nous allons étudier contient toutes les caractéristiques d’un message construit pour amener un don : le choix d’un sujet porteur, l’appel à l’émotion, l’absence d’explication quant aux causes de la crise présentée, la dimension symbolique par l’utilisation de certains mots et la personnalisation du message.

L’objectif de ce travail est d’introduire une analyse de chacun de ces facteurs et de mettre en avant le risque de standardisation de la communication, auquel une communication proche du one to one, c’est à dire l’adaptation totale du message à celui à qui il est adressé peut répondre.

a) Etude de cas : un mailing envoyé par Handicap International

Le mailing de Handicap International est envoyé de Phnom Pen dans une enveloppe écrite à a main, portant la mention “ par avion ”. Celle-ci contient une photo de Sokhea, un jeune garçon cambodgien en équilibre sur sa jambe valide et sa béquille ainsi qu’une lettre dactylographiée du Responsable des programmes Cambodge de Handicap International.

Un épi de riz est scotché sur cette feuille.

Pour cette étude, nous avons reproduit ce texte en gardant les éléments soulignés dans le texte.

Dans cet exemple, on voit bien que toutes les « ficelles » sont utilisées pour amener le lecteur à faire un don.

Dans cette analyse, nous ne tiendrons pas compte des critères relatifs à la forme. Nous analyserons les critères relatifs au discours car celui-ci se retrouve sur la plupart des supports de communication des associations à destination des donateurs ou du grand public.

Parmi les éléments que nous repérerons :

  •  La personnalisation du message
  •  Le caractère exemplaire de la victime
  •  L’absence d’explications quant aux origines de la situation présentée
  •  La matérialisation du don
  •  La dimension symbolique

Le collecte de fonds et la communication des associations

“ Madame, Monsieur,

Je m’appelle Marc et je suis responsable des programmes de Handicap International au Cambodge où la paix l’emporte enfin sur la violence et la guerre.

Le jeune garçon, sur la photo que vous avez entre les mains, s’appelle Sokhea. Il habite le village de Roluos, au centre du Cambodge. Comme de trop nombreux enfants de ce pays, il a fait un pas de trop et posé le pied sur une mine antipersonnelle. En explosant, elle lui a arraché la jambe.

Plutôt que de m’attarder sur la douleur et la souffrance supportées par cet enfant doux, timide, bon élève et dévoué à sa famille, je préfère vous dire qu’il a repris le cours de sa vie avec courage. Comme vous pouvez le voir sur cette photo, il ne ménage pas ses efforts pour participer aux travaux des champs.

“ Je ne veux pas être une bouche inutile à nourrir.. . et puis j’ai cinq frères et soeurs plus jeunes que je dois aider et protéger ”, nous dit ce jeune garçon, avec une fière dignité, en dépit de son lourd handicap.

Si j’ai décidé de vous envoyer cet épi de riz et cette photo, avec son accord, c’est pour vous permettre d’imaginer, au-delà de l’injustice qu’il a subie, combien l’aide que vous pouvez apporter à ces villageois de bonne volonté est essentielle pour les aider à s’en sortir. Car ils ne demandent rien d’autre que de vivre en paix, cultiver un lopin de terre et faire un peu d’élevage pour nourrir leur famille et pouvoir envoyer leurs enfants à l’école !

Cet épi de riz est le symbole de l’espoir retrouvé d’un avenir meilleur et du bien-fondé de nous mobiliser pour chaque individu, chaque famille, frappés par ce fléau. C’est vrai pour tous les enfants et les familles dont la vie est dévastée par une mine, c’est vrai aussi pour chaque victime de la polio ou devenue paraplégique suite à un accident, et très dépendante de sa famille pour survivre.

Pour chacun d’eux, depuis 18 ans, Handicap International multiplie les ateliers d’appareillage au coeur des zones rurales, leur procure des béquilles, des prothèses, des orthèses ou des chaises roulantes, fabriquées localement. Pour qu’ils puissent vivre à nouveau debout, dignes et autonomes.

Avec une prothèse, Sokhea peut retrouver une grande mobilité, et même prendre son vélo jusqu’à son école, à 5 km…. Mais tous ses efforts, sa volonté et son courage pour apprendre à remarcher et à vivre avec son amputation seront vains s’il ne peut pas compter sur une nouvelle prothèse à chaque étape de sa croissance Les matériaux nécessaires à chaque “nouvelle jambe” coûtent 240 F chaque victime doit pouvoir en bénéficier, c est pourquoi votre soutien est si important.

L’autonomie. c’est aussi de pouvoir, un jour. assurer le coût de ses propres soins. Alors cet épi de riz vous dit aussi combien il est important que nos actions dépassent la simple réparation. Quel intérêt représenterait une prothèse si Sokhea et sa famille ne pouvaient pas manger à leur faim ? Et comment sa famille pourrait-elle soutenir Sokhea sans revenus ?

C’est pour répondre à ces interrogations que Handicap International met en place dans les villages des nouveaux programmes de développement et de soutien socio-économique, pour que les plus vulnérables soient mieux aidés par la communauté et qu’ils puissent, à terme, assurer leur autosuffisance financière.

Votre don de 150 francs, ou plus si vous le pouvez, pourra contribuer, par exemple, à réaliser une grande mare à puits filtrant, avec la participation de tous les villageois qui en ont besoin. Grâce à cette réserve d’eau vitale. La récolte de riz de chaque famille sera meilleure, et elle pourra même cultiver des légumes toute l’année.

Notre objectif n’est pas d’aider Sokhea jusqu’à la fin de ses jours ; mais grâce au coup de pouce que vous lui offrirez, à lui comme aux autres villageois, sa famille pourra se nourrir correctement, subvenir aux soins dont il aura besoin et au renouvellement de sa prothèse.

Le cas de Sokhea est un exemple. Pour des centaines d’enfants, de pères et de mères, la clef de l’autosuffisance, c’est la création des petites activités économiques que nous pouvons impulser comme un petit atelier de couture ou de réparation de vélos, l’élevage de quelques poules, la réparation de l’école ou du dispensaire de soins, l’ouverture d’une échoppe agricole,… autant d’activités qui renforcent la solidarité naturelle des villageois, et leur bienveillance pour les plus vulnérables.

Alors, au nom de Sokhea, je vous remercie de répondre dès aujourd’hui à son appel en faisant un geste, un don, pour qu’un enfant et sa famille puissent “ vivre debout ”, dignement, au coeur de leur village.

bien cordialement

Marc Bonnet

Responsable des programmes Cambodge

P. S. Ce message envoyé de Phnom Pen nous coûte moins cher qu’envoyé de France. Nous réalisons des économies sur les coûts d’impression des enveloppes et des lettres, et nous fournissons un travail à des étudiants cambodgiens. Recevoir ce courrier du Cambodge, ce pays lointain et attachant, qui a tant besoin de notre aide concrète, rend plus proches les bénéficiaires de votre générosité..

Personnalisation du message Caractère exemplaire de la victime

Absence d’explications quant aux origines de la situation présentée

Matérialisation du don Dimension symbolique

b) Le choix des sujets qui rapportent

La communication des associations étant essentiellement destiné à collecter des fonds, le discours expurge tous les sujets dangereux ou impopulaires susceptibles de semer la confusion dans l’esprit du donateur.

Les responsables du marketing direct dans les associations sont souvent critiqués pour leur rigidité et parfois pour ce qui peut passer pour du cynisme dans l’utilisation de techniques de collecte issues du monde de l’entreprise et en particulier de la vente par correspondance. Leur rôle dans ces associations est cependant de veiller à l’utilisation la plus rigoureuse des sommes employées pour susciter le don.

La contradiction entre la position des responsables du marketing et celles des membres de l’association qui ne sont pas directement engagés dans les activités de collecte provient du caractère socialement stigmatisé des techniques de sollicitation recourant à l’émotivité des donateurs. Tout se passe comme si ces méthodes étaient partiellement inavouables et ne pouvaient pas être revendiquées par l’ensemble de l’organisation.

Cependant, l’usage et l’efficacité de ces techniques sont à l’origine du remarquable essor des grandes organisations humanitaires urgencières en France durant la décennie quatre- vingt.

Les effets de la rationalisation de l’offre associative sous l’effet des besoins de financement croissants et des contraintes de la collecte concernent d’abord la détermination de la nature même des causes qui seront mises en avant par les associations caritatives.

Le rendement faible de certaines campagnes et de certaines causes conduisent les responsables des associations humanitaires à réfléchir sur les raisons de telles contre performances et sur les modalités de l’optimisation de la collecte.

L’analyse des lettres de protestation des donateurs envers certaines des prises de position ou des actions des associations ainsi que la connaissance de certaines des caractéristiques sociales, religieuses ou politiques de leurs donateurs vont conduire les organisations associatives à restreindre leur politique de communication à certains causes.

En pratique, trois types de causes seront identifiées :

  •  celles qui sont d’un bon rendement auprès des donateurs
  •  celles qui ne les choquent pas mais qui ne permettent qu’un rendement relativement médiocre
  •  et celles qui, au contraire, non seulement ne suscitent pas le don, mais risquent de faire fuir des donateurs.

Sur le long terme, les organisations associatives vont tendre à privilégier les premiers types de causes dans leurs journaux donateurs ou leur mailing, même si les actions réellement menées par les associations demeurent beaucoup plus larges.

Les sujets qu’il vaut mieux éviter, sur lesquels il est préférable pour chaque ONG de ne pas communiquer, sont maintenant connus des responsables des organisations humanitaires : il s’agit de tous les sujets polémiques, ceux sur lesquels ne peut pas s’opérer un large consensus caritatif.

C’est aussi ceux qui concernent des catégories de victimes qui ne sont pas en affinité avec les préférences sociales, politiques et religieuses d’une fraction au moins des donateurs (ex : raveurs, sans-papiers).

Le choix des sujets étant principalement effectué en fonction de rapports de rentabilité, il est à noter que certains sujets ne seront alors jamais abordés sur les supports destinés à récolter des fonds. Dans l’exemple du mailing de handicap International, le sujet correspond tout à fait aux critères définis ci-dessus car il traite d’enfants victimes d’injustice en Asie (le Cambodge étant particulièrement vendeur compte tenu des liens entre ce pays et la France).

Philippe Lévêque, Directeur de Care, ancien Directeur adjoint et Directeur du marketing de MDM, explique33, en quoi le choix du sujet abordé est crucial lors d’un appel au don.« Il nous est arrivé de refuser un sujet de campagne en disant que ça n’allait pas marcher au niveau des donateurs. Il arrive parfois qu’un responsable de mission souhaite qu’on s’intéresse à sa cause parce que ça peut être une mission qui a des difficultés à être financée.

Le représentant de la mission en Angola va dire : “en Angola aujourd’hui c’est un vrai problème, personne ne veut financer ça, pourquoi on ne demande pas aux donateurs ?” Donc le responsable de mission va pousser et on va lui dire non, non : tout le monde se fout de ce qui se passe en Angola. “oui mais il faut le dire aux donateurs”.

On va lui répondre : attention tu confonds le message de communication et le message de collecte de fonds. Faire prendre conscience aux gens que ce qui se passe depuis 10 ans en Angola ou au Sud Soudan ou en Birmanie n’est pas tolérable c’est une chose, mais on n’a pas le droit d’investir de l’argent qui ne va pas rapporter. Surtout que ce sont des sommes qui sont importantes, une campagne c’est 3 millions de francs.

Si on se plante, ça va coûter vraiment cher. Donc, en interne, il faut tout le temps expliquer comment ça fonctionne. Inlassablement rappeler quels sont les déterminants qui amènent le don.

Si je dis qu’on ne peut pas faire un appel de fonds sur l’Angola ce n’est pas que l’Angola soit une mauvaise mission, c’est juste que les gens s’en foutent. Donc oui, en interne, il a fallu dire non, je ne ferai pas de message là-dessus, je ne veux même pas le tester, parce que je sais le résultat, je ne veux même pas mettre en l’air l’argent du test.

Alors ici il y a beaucoup de recul, il y a une certaine maturité, ça fait 20 ans que l’association existe. Mais dans les délégations étrangères de Médecins du Monde qui démarrent, les gens sont tout feu tout flammes, ils confondent très souvent la communication, le témoignage et l’appel de fonds.

L’an dernier, mes amis espagnols n’ont pas suivi nos conseils sur certains messages. Ils avaient le choix entre un message sur la Bosnie, sur la problématique du traumatisme psychologique d’adolescents en Bosnie qui ont passé leur puberté pendant la guerre : je ne vous raconte pas dans quel état ils sont aujourd’hui avec tout ce qu’ils ont vécu au moment de la puberté.

Donc ce sont des actions importantes, ce sont des actions sur lesquelles on peut communiquer, lever des fonds, les gens comprennent ça. Moi je leur recommandais d’aller sur la Bosnie.

En même temps ils font de très belles actions sur ce qu’en Espagne on appelle le quatro-mundo, le quart-monde et sur la toxicomanie en Espagne. Je leur ai dit ça ne marchera jamais : la toxicomanie en Espagne, pays archi-catho, même s’ils évoluent beaucoup ce n’est pas possible. Déjà en France, ça ne marche pas. Ils se sont obstinés, ils n’ont pas fait de test, ils ont envoyé 100.000 mailings sur la Bosnie et 100.000 sur la toxicomanie en Espagne qui a été une catastrophe, très peu de retours. Sur la Bosnie ça a marché. Les déterminants de l’action au don sont les mêmes dans le monde entier […] et les donateurs sont partout les mêmes : les nôtres ont un profil très conservateurs, catholiques, plus de 70 ans.

De Stockholm à Johannesburg et de Vancouver à Tokyo en passant par Paris, c’est pareil. Ça c’est très dur à entendre, souvent les gens refusent d’écouter. Quand je leur dis à Tokyo que leur donateur, ça sera une mamie, elle aura 65 ans, elle vivra dans les grandes villes, elle votera conservateur, elle sera plutôt bouddhiste, elle réagira pour tel type de cause.

Ils me disent “non non, tu ne connais pas le Japon, c’est notre pays, ils réagiront plutôt comme ça”. Ce n’est pas vrai Les donateurs ont toujours le même profil, en tout cas dans les pays où les modes de pensée et les médias sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire relativement homogènes.

Asie, Occident, c’est pareil, pareil, d’ailleurs tout le monde a les mêmes campagnes, tout le monde s’échange les mêmes mailings. Nous notre mailing pour la Turquie en ce moment est le même en Hollande, en Belgique, en France et au Japon. l’Unicef fait le même message en Europe, en Inde et en Afrique du Sud, ce sont les mêmes…… ”.

c) Le choix de la victime qui témoigne ou qui illustre le témoignage

Nous cherchons ici à mettre en avant les raisons du choix de la victime lorsque celle-ci est représentée. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un travail réalisé par Philippe Mesnard (op. cité) qui a mis en avant certaines caractéristiques du discours humanitaire à travers l’exploitation des journaux donateurs de quelques associations dont MSF et MDM.

L’incompatibilité entre l’image du combattant et celle de la victime

Dans le récit du malheur que proposent les articles des journaux ou les mailings destinés aux donateurs, tous les personnages ne se valent pas. Les combattants – soldats ou rebelles – les hommes en tant que travailleurs ou en tant que détenteurs d’une position particulière dans la société – chefs traditionnels, commerçants, propriétaires fonciers ou possesseurs de cheptel, etc. – sont rarement évoqués.

Le combattant est toujours exposé au soupçon d’être ou de pouvoir se transformer en bourreau et son statut dans le récit humanitaire ne pourrait être qu’ambigu. La question du lien entre les populations civiles a priori dotées du statut de “ victimes ” et les combattants est rarement évoquée.

Pourtant, il apparaît que les combattants ne sont souvent que des civils armés et qu’ils ne sont susceptibles de mener un combat durable et efficace qu’avec l’appui d’une large partie de la population civile dont ils émanent. Mais les organisations humanitaires évoquent rarement le soutien qu’elles apporteraient à des “ peuples victimes ”, c’est-à-dire des populations globales, comprenant les hommes adultes et les combattants en révolte contre des oppressions.

Ce n’est jamais la figure du rebelle qui illustre les articles ou les mailing des associations humanitaires. Le militaire ou le milicien, en tant qu’homme armé, c’est-à-dire en mesure de se défendre et de rendre les coups, n’est pas susceptible de provoquer la compassion des journalistes et du public.

La distinction entre la population civile et les militaires ou les milices est par conséquent une des mieux fondées et des moins mises en doute dans l’humanitaire puisqu’elle suppose et implique la clarté de la distinction entre des “ victimes ” et ceux que ne le sont pas, condition nécessaire à l’identification des individus qui vont susciter la compassion.

La pureté de la victime

Le personnage obligatoire du récit humanitaire est donc celui de la victime, dont l’évocation sera d’autant plus facile qu’elle est plus éloignée de la figure du combattant. On comprend alors pourquoi les organisations humanitaires communiquent essentiellement sur des types de populations dont le statut de victime est placé à l’abri du doute, et en particulier du doute des donateurs ou des journalistes – les vieillards, les femmes et surtout les enfants.

Le choix de ces figures pour incarner le discours humanitaire est la conséquence de leur meilleur rendement dans le processus de collecte. Pour les mêmes raisons, les populations souffrantes sont rarement évoquées sous l’angle de leur identité religieuse ou ethnique. Tout ce qui pourrait évoquer une distance sociale ou religieuse entre le donateur et les victimes tend à être passé sous silence, excepté la souffrance de ces dernières.

Dans la relation de la réalité qu’opèrent les ONG, les bénéficiaires tendent à perdre toutes particularités qui nous les rendraient différents pour être présentés comme des individualités souffrantes, personnage génériques de l’humanité – des femmes, des enfants – envers qui chaque donateur doit pouvoir éprouver de la compassion.

L’enfant, une victime de choix

Le personnage de l’enfant, qui présente les caractéristiques de ne pouvoir être qu’une “ victime ” et de ne pas encore être doté d’une identité sociale trop puissante – chef de famille ou propriétaire terrien – permet de réduire au minimum les aspérités éventuelles susceptibles d’entraver l’élan de la compassion du donateur.

Le casting humanitaire tel qu’il est mis en scène dans les supports destinés aux donateurs ne peut comprendre des acteurs qui ne disposent pas d’une capacité suffisante à susciter la compassion.

Dans l’exemple du mailing envoyé par Handicap International, la victime est un jeune garçon et sa famille (5 frères et sœurs) dont le statut de victime est indéniable.

De plus, ce garçon exprime clairement son refus d ‘apitoiement sur son sort et sa volonté de s’en sortir en agissant, ce qui devrait être un modèle pour le donateur : ce message semble dire « Ne les plaignez pas, agissez ! ».

d) L’absence d’explications quant aux problèmes et à leurs origines

L’occultation de l’origine des crises

Le récit humanitaire ne prend jamais la forme d’une assistance politique à une cause dont on soutiendrait les combattants. On pourrait ainsi imaginer que les ONG puissent adhérer à une cause considérée comme juste – l’indépendance d’un peuple, les Biafrais, les Tchétchènes – et s’engager au côté des combattants de l’un des camps en présence pour favoriser son succès.

Diverses raisons militent pour éviter un tel engagement :

  •  la neutralité par rapport aux combats que les ONG doivent conserver pour pouvoir intervenir des deux côtés des lignes de fronts
  •  l’image de non belligérance qui ménage l’avenir en ne fermant aucun territoire à une future intervention
  •  la facilitation de l’acceptation des missions des ONG par chaque gouvernement qui peut avoir la garantie que l’intervention de l’ONG en politique se limitera à une action de témoignage dans son pays d’origine et ne prendra pas la forme d’une participation active à un éventuel conflit.

Les ONG humanitaires ne traitent donc jamais des causes des conflits, de la justice des luttes menées, ou des raisons structurelles à l’apparition de famines dans certaines zones, etc. Dans leurs énoncés destinés au grand public, elles n’ont pas véritablement d’analyse ou d’expertise à proposer sur les origines des crises auxquelles elles sont confrontées.

Cette attitude se traduit dans les supports de communication par une indifférence presque complète aux causes des conflits, à la répartition des torts ou à la résolution des tensions. D’une certaine façon, la guerre et/ou la famine sont conçues comme des catastrophes naturelles dont rien de saurait infléchir le cours et dont on pourrait au mieux traiter les effets sur les populations touchées.

Le mailing de Handicap International ne contient pas d’informations sur les raisons pour lesquelles le Cambodge est un territoire où se trouvent des mines antipersonnel, ce mailing évoque uniquement « l’injustice subie » par Sokhéa.

La difficulté de dire le complexe

On pourrait cependant imaginer qu’à côté des articles décrivant les souffrances des populations déplacées, maltraitées lors des combats ou affamées par la disette, les journaux ou journaux donateurs soient en mesure de livrer à leurs lecteurs une interprétation de l’enchaînement des circonstances ayant conduit à une telle situation.

Ce type d’analyse se rencontre parfois dans les journaux destinés aux volontaires expatriés des ONG. Il est cependant rarement présent dans les supports destinés aux donateurs où il y aurait matériellement la place de le faire, et encore moins dans les mailings.

Ne pas créer la confusion

La communication publique des associations est dépouillée de tous les éléments superflus qui pourraient être susceptibles de distraire les donateurs du malheur. Une analyse “ politique ” des forces en présence et des liens entre les factions combattantes et les populations civiles souffrantes risquerait par exemple de laisser penser aux donateurs qu’ils vont aider des ethnies ou des groupes politiques plutôt que des victimes “ innocentes ”.

La détermination de la généalogie des conflits, l’attribution des responsabilités, l’examen des mérites des forces en présence, toutes ces postures sont exclues du discours humanitaire destiné au grand public et aux donateurs. Seuls des cas extrêmes échappent à cette logique d’une attention réduite aux seules victimes.

Dans le cas du Rwanda, il apparaît progressivement dans la presse que les réfugiés chassés vers le Zaïre en 1994 par l’offensive du FPF comprennent un grand nombre de “ génocidaires ”, ceux là-mêmes qui ont participé à l’extermination des Tutsi du pays. Il devient alors difficile pour certaines associations de constituer d’administrer les camps de réfugiés comme si de rien n’était. Finalement seule MSF se retire du pays, largement critiquée par les autres associations et la Croix rouge.

Si les porte-parole de chaque association expliquent la position de leur association aux journalistes, ces précisions ne sont évidemment pas exposées aux donateurs dans les courriers qui leurs sont adressés : de telles informations ne susciteraient probablement pas le don.

Encore s’agit-il là d’un cas exceptionnel pour lequel le degré de confusion entre les victimes et les bourreaux est inhabituellement élevé et manifeste ce qui rend particulièrement difficile le maintien auprès des donateurs de la posture d’ignorance des origines des souffrances.

e) La proposition d’une solution à travers la représentation du geste humanitaire

L’attention portée au malheur des victimes dans les journaux donateurs n’est pas forcément suffisante pour susciter le don. En effet, les ONG doivent associer à cette présentation du malheur une solution crédible de soin impliquant et nécessitant le don. Il est préférable que les donateurs potentiels aient une image de ce que leur chèque peut apporter aux populations bénéficiaires.

Les supports destinés aux donateurs insistent par conséquent sur l’action de terrain des organisations humanitaires. Le récit humanitaire est alors organisé selon deux axes, d’une part la présentation des populations souffrantes et d’autre part la mise en évidence des effets bénéfiques de l’action des associations.

La description de la souffrance des bénéficiaires et le récit de leur soulagement par les volontaires des ONG médicales s’entremêlent dans les articles des journaux donateurs. Dans cette perspective, les photos qui accompagnent les articles sont au moins aussi importantes que le contenu des articles pour rendre présentes au donateur les modalités exactes de l’action des ONG.

Pour que le geste humanitaire soit parfaitement perçu par les donateurs dans les journaux qui leur sont adressés, il est nécessaire que le volontaire soit nettement identifiable sur les photos d’illustration.

Il est frappant de constater que, dans les journaux donateurs, les volontaires portent généralement un vêtement aux couleurs de leur association, l’homme rouge marchant pour MSF, la colombe dans le cercle pour MDM. Des tee-shirts dans les zones tropicales et des blousons sur les latitudes moins clémentes permettent aux donateurs de repérer les appartenances organisationnelles et d’attribuer clairement les rôles de soignants et de victimes.

Il va de soi que dans la vie quotidienne des missions, les volontaires ne portent pas en permanence un uniforme marqué du sigle de leur organisation. Il s’agit là d’une représentation photographique destinée aux donateurs permettant de clarifier la mise en scène du soin proposée dans les photos.

Le logo de l’organisation permet à l’association de montrer aux donateurs que c’est bien ses propres équipes, dûment financées par la générosité du public qui effectuent les actes de soins décrits dans les articles. Il s’agit d’une réassurance de la réalité de l’aide, de son caractère concret qui est proposée aux destinataires des journaux.

F

La communication des associations humanitaires est, dans sa majeure partie, régie par des contraintes de collecte de fonds.

Et les conditions de succès d’une campagne de communication peuvent être assez clairement identifiées tant au niveau du fond que de la forme. Ainsi, concernant le choix des sujets à traiter, ceux-ci sont sélectionnés en fonction d’un ratio de rentabilité établi à partir d’expérience de sujets traités dans des campagnes précédentes.

Le message humanitaire est souvent bâti autour des éléments suivants :

  •  un sujet « vendeur » et sans risque de polémique pour l’association
  •  une dimension symbolique mettant en avant la solidarité, la générosité… bref, les sentiments nobles et, selon le profil des donateurs, une dimension « culture catholique »
  •  le témoignage d’un individu dont le statut de victime est indiscutable
  •  la description des souffrances liées à la crise mais pas d’informations sur ses origines
  •  la proposition d’une solution permettant au lecteur de se libérer de la pression psychologique à la quelle il est soumis
  •  une illustration concrète de l’utilisation des dons

Bien sûr, il faut une image, et un texte court, ce qui permet rarement d’expliquer le contexte de l’intervention de l’association. Dans ce cadre, ne va-t-on pas vers une communication standardisée ? Quels sont les moyens d’en sortir ? Le donateur n’a-t-il pas un rôle actif à jouer au-delà de sa contribution financière ?

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