§2.La théorie du choix rationnel et des opportunités
L’objet de cette partie du travail est fondamentalement de comprendre la logique de raisonnement employée par les candidats délinquants pour verser dans la contrefaçon ou le piratage. M. Cusson formule la question qu’il convient de poser, à savoir : “pourquoi recourir au crime pour réaliser des fins qui pourraient l’être par des moyens socialement acceptables ?” 101. Comment expliquer que certains individus se tournent vers des articles illicites, de qualité souvent moindre, plutôt que de se procurer des produits légalement ? Nous espérons pouvoir lever une partie de cette interrogation en invoquant la théorie du choix rationnel et des opportunités.
a. Le choix rationnel en criminologie
C’est à Gary Becker que l’on doit la transposition de la théorie micro-économique du choix rationnel au comportement délinquant 102. Schématiquement, le paradigme est le suivant : si quelqu’un a un comportement calculateur, celui-ci fait la balance entre, d’une part, le fait de passer à l’acte ou non (c’est-à-dire de rester ou non dans la légalité) et, d’autre part, le fait de calculer le coût de son choix (c’est-à-dire les avantages et les désavantages). “Une personne commettrait donc un délit si l’utilité qu’elle en attend est supérieure à celle qu’elle retirerait d’autres activités” 103.
Le choix rationnel en criminologie recouvre plus précisément deux conceptions distinctes, relevant d’une différence de degré dans le calcul : le point de vue généraliste considère le choix rationnel comme le fait que le candidat délinquant, avant de passer à l’acte, réalise un calcul visant à évaluer les risques de la commission à venir d’une infraction (par une anticipation coûts-bénéfices qui le pousse à choisir l’illégalité), alors qu’une conception plus psychologisante retient que le choix rationnel repose pour partie sur la psychologie de l’individu et l’influence de son environnement social (“background factors”), sur son expérience (“previous experience and learning”), sur ses besoins (“generalised needs”) et sur une série de facteurs facilitateurs ou inhibiteurs qui peuvent intervenir à plusieurs moments au cours du processus de maturation et de calcul qui conduira – ou non – au passage à l’acte!104. Sans choisir entre ces deux approches, l’on s’en tiendra à écrire que leur point commun reste le calcul. Celui-ci est le lieu de rencontre entre l’identité de l’individu et la situation extérieure, l’environnement dans lequel le délinquant potentiel se trouve 105.
b. Choix rationnel et opportunité criminelle
La théorie du choix rationnel est très étroitement liée à la théorie des opportunités. Celle-ci se définit comme “la réunion, en un lieu et à un moment donné, des circonstances matérielles favorables à la réussite d’un délit” 106. L’opportunité repose sur la conjonction de facteurs qui encouragent le passage à l’acte par la facilité qu’ils démontrent. En effet, la potentialité délinquante peut stagner en l’individu et faire irruption (“act!out”) lors d’une opportunité qui permet son déclenchement : l’occasion. Il s’agit de la rencontre entre un désir et un moyen de le satisfaire 107. En ce sens, l’opportunité n’est jamais objective.
Par ailleurs, si l’opportunité peut naître quasiment ex nihilo, elle peut aussi être activement recherchée. Dans ce contexte, il va de soi que plus la valeur d’une cible potentielle est élevée, plus l’opportunité paraîtra intéressante. Cette valeur est fonction de la capacité de la cible à satisfaire les besoins que le délinquant recherche. De même, la proximité joue un rôle dans l’opportunité : tout ce qui rapproche le délinquant potentiel de sa cible peut générer des occasions. La proximité ainsi définie peut être spatiale (espace qui sépare le délinquant de sa cible) mais aussi temporelle (temps qu’il faut au délinquant pour franchir la distance qui existe avec sa cible). Il faut enfin ajouter que la vulnérabilité de la cible peut intervenir à ce stade ; elle désigne “l’ensemble des caractéristiques d’une cible qui favorisent l’exécution du délit ou l’impunité du délinquant” 108 , c’est-à-dire que la cible présente des faiblesses défensives ou des facilités d’accès qui constituent une opportunité.
Dès lors, l’opportunité peut intervenir dans le choix de l’individu comme un adjuvant, mais il semble qu’elle repose par définition sur une base plus circonstancielle et aléatoire que le choix rationnel, même si celui-ci peut s’avérer très limité du point de vue de sa conception, relativement peu réfléchi et décidé assez rapidement. Nous dirons que, d’une façon générale, le choix précède l’opportunité ; celle-ci s’ajoute à lui pour faciliter la réalisation de l’infraction mais peut aussi parfois se révéler déterminante dans le calcul coûts-avantages.
c. Transposition à la piraterie musicale
La théorie du choix rationnel et des opportunités est une assertion générale qui postule une relative liberté de choix pour le candidat délinquant. En ce sens, elle s’oppose à la conception classique des délinquants “victimes des circonstances” 109. Il ne nous paraît pas possible de retenir cette dernière hypothèse pour éclairer notre objet d’étude. Il pourrait être envisageable que certains pays producteurs de contrefaçons (les États d’Europe de l’Est ou d’Amérique latine par exemple) soient également les États où l’économie n’est pas forte, et ainsi que la voie de la piraterie soit l’une des seules à considérer pour une partie de la population locale, mais aucun lien de la sorte n’a été démontré par une étude spécifique. Nous estimons par ailleurs avoir mis en évidence, de la manière dont le phénomène a été présenté, notamment avec l’incidence des nouvelles technologies et l’influence de l’Internet, la démarche active qui anime les infracteurs.
Il nous semble que le calcul se fonde précisément sur l’argument économique du moindre coût, couplé avec le sentiment d’impunité face aux sanctions. A ce sujet, il est utile de rappeler qu’en Belgique, la sanction semble toujours opérer une certaine dissuasion puisque, d’après M. Heymans 110 , il suffit que des poursuites soient exercées et qu’elles rencontrent un certain écho médiatique pour voir chuter le nombre de délits.
S’il est concevable qu’un tel effet concerne essentiellement les individus qui rentrent dans la première catégorie de notre typologie de délinquances, à savoir le niveau individuel, on peut douter que la dissuasion soit d’application pour les milieux “souterrains”, qu’il s’agisse du pirate à petite échelle ou des organisations criminelles. La valeur dissuasive entre ici dans le calcul, dans la balance des intérêts, au même titre que l’estimation des risques. A ce propos, on ne peut que paraphraser G. Kellens, selon lequel : “en supposant même une connaissance parfaite par chacun de ce qu’il risque s’il est pris sur le fait et poursuivi, il faudra encore tenir compte du risque objectif et subjectif qu’il a d’être pris et poursuivi” 111. En l’espèce, c’est le risque objectif qui semble déficient : le délit de contrefaçon ne paraît pas toujours requérir l’attention nécessaire de la part des services de police ou du Ministère Public. Nous ne pouvons que rapporter une nouvelle fois le propos de M. Heymans, selon lequel certains Procureurs du Roi refusent d’entamer des poursuites en deçà d’un certain nombre de CD illicites (en l’espèce, trois cents copies !) 112. Il ne fait que peu de doutes que ce seuil quantitatif est connu des milieux intéressés par la piraterie, entre dans l’équation du calcul des risques, et est considéré par les individus les mieux organisés comme un risque à courir.
La réalité de la dissuasion par la sanction, à l’échelle des organisations criminelles et des mafias, c’est-à-dire à l’échelle transnationale, est dépeinte sans guère d’équivoques par G.Kellens : “dans l’ordre international, la peine a surtout valeur déclarative et s’adresse au symbole. Elle doit contribuer à rétablir un ordre moral international. La valeur instrumentale, opérationnelle est tout à fait secondaire” 113. Il est par conséquent permis de douter de la valeur dissuasive des sanctions prévues en matière de violations du droit d’auteur, même s’il convient de garder à l’esprit que les organisations criminelles ne sont généralement pas découragées par une prescription légale, si sévère soit-elle.
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant

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