Rupture de la création de valeur du marché français de la musique

Rupture de la création de valeur du marché français de la musique

2.2 Rupture de la création de valeur: piratage et désintermédiation

La diffusion massive de contenus numériques a été peu ou mal anticipée par l’industrie qui n’avait pas pronostiqué l’influence des Nouveaux Médias sur ses domaines d’activités, basés sur la rémunération du contenu. Ainsi, ils ont fortement bouleversé la création de valeur en brisant le reversement du copyright à tous les niveaux respectifs de la chaîne et en offrant la possibilité de court-circuiter les étapes traditionnelles de la création de valeur.

2.2.1 Le piratage et la non-rémunération des droits d’auteur

Le premier bouleversement est le piratage massif des œuvres musicales, entraînant la non-rémunération des différents acteurs de la chaîne. Il en existe deux formes aujourd’hui : la copie de disque et le téléchargement illégal.

Le manque à gagner engendré par la copie de disques est estimée par l’IFPI, la fédération internationale de l’industrie phonographique, à $ 4,5 milliards dans le monde en 2005103. Toutefois, ce travail prendra seulement en compte le piratage informatique, le sujet traitant des conséquences des Nouveaux Médias sur le marché de la musique. En 2005, l’IFPI a estimé à 20 milliards le nombre de titres téléchargés ou échangés illégalement sur Internet104.

L’organisation définit plusieurs types de piratage informatique donnant lieu au téléchargement. La disponibilité de titres sur des sites ne rémunérant pas les droits d’auteurs ou encore l’échange de fichiers sur les serveurs de Peer-to-Peer, grâce à des File Transfer Protocol (FTP), en font parti. Mais d’autres formes nouvelles ont également été répertoriées par 105 :

  • BitTorrent : nouvelle technologie dans l’échange de fichiers, qui rend la distribution de fichiers possibles sans transiter par un serveur. Pirate Bay, l’un des plus grands sites de BitTorrent, s’est vu récemment condamner par la justice suédoise.
  • Les forums de chat sur Internet sont les lieux d’échanges de fichiers musicaux.
  • Les réseaux locaux d’ordinateurs à ordinateurs ou Local Area Network (LAN)
  • Le « Stream ripping » 106 consiste en la capture puis la conversion en fichiers permanents de données disponibles en streaming.
  • Le piratage sur téléphone portable est possible par l’échange de fichiers avec le Bluetooth, technologie permettant la mise en réseaux puis l’interconnexion de téléphones portables.107

Toutes ces formes de piratage ont engendré un manque-à-gagner considérable pour l’industrie musicale, les droits d’auteurs n’étant pas rémunérés108. Cependant, cette perte est difficile à estimer car toute chanson téléchargée n’aurait pas nécessairement été achetée. Les réseaux de « Peer to Peer » représentent deux tiers du trafic mondial sur Internet en 2006.109 L’industrie musicale a été pionnière en matière d’exposition au piratage, par rapport aux autres industries de contenus, de par la portabilité du format de la musique110.

Le streaming représente aussi un danger potentiel de non-rémunération des droits d’auteurs et pourrait être considéré comme une forme dérivée de piratage. Le streaming a certes une finalité première promotionnelle mais peut être utilisé comme une fin en soi.

Ainsi, au lieu de provoquer l’acte d’achat, il peut le remplacer. Ce phénomène avait été ressenti par les maisons de disques avec l’apparition de la radio.

L’IFPI, ainsi que d’autres organisations telles l’OMPI ou la RIAA, lutte depuis de nombreuses années contre le piratage, apparu avec les disques vierges, par des campagnes de communication et de sensibilisation auprès de différents acteurs : le grand public, parmi lesquels les enfants, enseignants111, parents, étudiants, ou encore les entreprises et gouvernements.112 Dans son rapport sur le piratage de 2006, l’organisation pointe particulièrement du doigt l’acte de rendre disponible un album avant sa sortie.

En plus d’être très développé sur le net, le non-paiement des droits d’auteurs est accepté par une grande partie de la société, rendant la lutte des organisations de maisons de disques et des gouvernements plus difficile.113

Lawrence Lessig définit quatre types d’internautes-pirates et attire l’attention sur la prise en compte de ces différents usages dans l’élaboration d’une législation114 :

  •  Les internautes utilisant les réseaux de « Peer-to-Peer » en tant que substitution à l’achat de disques
  •  Les utilisateurs en quête de nouveaux artistes dont pourrait découler de l’acte de piratage un achat
  •  Les utilisateurs souhaitant se procurer des œuvres qui ne sont plus disponibles dans le commerce

111 Campagne IFPI « Young People, Music and the Internet » : http://www.pro-music.org/Content/GuidesAndResources/advice_for_parents.php, page consultée le 21 novembre 2009

112 Différentes campagnes de communication IFPI contre le téléchargement : http://www.ifpi.org/content/section_resources/index.html, page consultée le 21 novembre 2009

113 Emes Jutta, Unternehmergewinn in der Musikindustrie, Wiesbaden, Deutscher Universitäts-Verlag, 2004, 334 p., p.197

114 Lessig Lawrence, Free culture, New York, The Pinguin Press, 2004, 352 p., p.296-297

  •  Les internautes voulant se procurer des œuvres ou fichiers n’étant pas protégés par des droits d’auteur

Cependant le piratage n’est que la pointe émergée de l’iceberg : c’est la création de valeur entière de l’industrie qui est touchée.

2.2.2 Le court-circuit de la création de valeur traditionnelle : la désintermédiation

Avec l’arrivée des Nouveaux Médias, les acteurs des différentes étapes de la création de valeur peuvent entrer directement en contact avec les consommateurs, et de ce fait contourner les points stratégiques qui avaient jusqu’alors créé la puissance de l’oligopole du marché traditionnel. Ce phénomène est appelé la désintermédiation du marché de la musique115.

Aussi l’apparition des Nouveaux Médias a suscité l’espoir d’un marché nouveau chez les artistes et labels indépendants, qui pressentaient la possibilité de renverser l’ordre établi et ont été les premiers à lancer des opérations de téléchargement.116 La baisse des prix du matériel d’enregistrement, alliée aux nouvelles fonctionnalités offertes par les Nouveaux Médias117, offre la possibilité aux artistes de se faire connaître directement des consommateurs et de contourner les maisons de disques.

Ainsi, des artistes en fin de contrat avec leur éditeur et jouissant déjà d’une renommée auprès du public peuvent parfaitement se passer des services d’une maison de disque.118 La création de valeur passe alors de la première étape à la dernière et la rémunération du copyright revient entièrement aux personnes créatrices.

115 Emes Jutta, Unternehmergewinn in der Musikindustrie, Wiesbaden, Deutscher Universitäts- Verlag, 2004, 334 p., p.182

116 Benghozi Pierre-Jean, Paris Thomas, L’industrie de la musique à l’âge d’Internet : nouveaux enjeux, nouveaux modèles, nouvelles stratégies, Gestion 2000, n°2, 2001, p. 41-60, p.53

117 Leyshon Andrew, Time – space (and digital) compression: software formats, musical networks, and the reorganisation of the music industry, Environment and Planning A, n°33, 2000, p. 49-77, p.68

118 Wallis et al. (1999), dans Leyshon Andrew, Time – space (and digital) compression: software formats, musical networks, and the reorganisation of the music industry, Environment and Planning A, n°33, 2000, p. 49-77, p.68

Création de valeur dans l'industrie musicale traditionnelle

Illustration 7: La désintermédiation de la création de valeur119

De plus, l’espace d’expression et de promotion offert par Internet est incomparable avec celui accordé par les médias traditionnels. En plus de la taille, les possibilités interactives offertes sont nombreuses : streaming afin de faire découvrir le contenu aux internautes, et toutes les activités interactives liées au Web 2.0. Ces nouvelles activités de promotion permettent également d’éviter les étapes de promotion par les médias décrits comme traditionnels : radio, télévision, presse, dont l’espace limité avait forgé la position dominante des majors sur le marché traditionnel.

Il est important de noter qu’Internet ne remplace pas les médias traditionnels mais offre une alternative aux éditeurs de musique qui n’existait pas auparavant. Elle brise de cette manière le monopole qu’avaient les médias traditionnels sur la promotion de disques et bâtit un contre-pouvoir aux médias traditionnels.

Enfin, dans une dernière approche, les Nouveaux Médias permettent aux éditeurs de musique de vendre leurs produits directement aux consommateurs et ainsi d’éviter de coûteux contrats de distribution : en France, pour un contrat de distribution, le taux de prélèvement sur les ventes varie entre 25 et 40%.120

119 Représentation personnelle inspirée de : Emes Jutta, Unternehmergewinn in der Musikindustrie, Wiesbaden, Deutscher Universitäts-Verlag, 2004, 334 p., p.190

120 Benghozi Pierre-Jean, Paris Thomas, L’industrie de la musique à l’âge d’Internet : nouveaux enjeux, nouveaux modèles, nouvelles stratégies, Gestion 2000, n°2, 2001, p. 41-60, p.49

Cependant cette désintermédiation ne provoquera pas la chute des intermédiaires dont le rôle sur le marché reste important121. Cet aspect sera plus amplement traité avec la ré-intermédiation de l’industrie musicale.

Les Nouveaux Médias ont donc radicalement changé la création de valeur traditionnelle sur le marché de la musique enregistrée car ils offrent la possibilité d’éviter des intermédiaires jusqu’alors incontournables : les maisons de disques, les distributeurs et les médias traditionnels. Conjugués au piratage et au désintéressement des consommateurs pour l’achat de musique enregistrée, les Nouveaux Médias ont mis en évidence une baisse des ventes sur les marchés mondial et français.

2.2.3 Conséquences chiffrées sur le marché français

Les deux conséquences relatives à l’apparition des Nouveaux Médias et à la gestion qu’en a faite l’industrie a provoqué une grave crise dans l’industrie et une baisse sans précédent du chiffre d’affaire global. Cette chute, que l’on pourrait lier à la démocratisation des sites de « Peer-to-Peer » en 1999, n’est pas encore compensée par les ventes numériques qui se sont développées depuis le début de la crise. En France, le Syndicat National de l’Edition Phonographique (SNEP) comptabilise un chiffre d’affaire des supports physiques divisé par 3 depuis 2002.

Evolution du chiffre d'affaire des supports entre 2002 et 2009

Illustration 8: Evolution du chiffre d’affaire des supports entre 2002 et 2009 (SNEP, 2009)122

Le marché physique représente 84% du marché de la musique enregistrée et le marché digital 16%. De plus, l’année 2009 a été celle de la crise économique et les résultats de vente en ont été affectées : alors qu’au cours des neufs premiers mois de l’année 2008, les ventes digitales avaient bondi de 58 %, elles sont accrues de seulement 3,5 % pour la même période en 2009.

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Illustration 9: Comparatif du chiffre d’affaire de l’industrie musicale entre 2006 et 2009 (SNEP, 2009)123

Les maisons de disques ainsi que les distributeurs, acteurs principaux de l’industrie traditionnelle, souffrent le plus des mutations du marché. Comme indiqué ci-dessus, leurs chiffres d’affaire ont notoirement baissé, du fait de la baisse massive des ventes de disques qui n’est pas encore compensée par les ventes digitales. Ces ventes augmentent cependant fortement. Le ministère de la culture en France communique les chiffres suivants pour l’année 2009 :

Le marché de la musique numérique en France en 2007

Illustration 10: Le marché de la musique numérique en France en 2007 (Ministère de la culture, 2009)124

Les artistes et ayant droits sont également fortement touchés par le piratage et/ou la non-rémunération des droits d’auteur. Comme indiqué dans l’illustration ci-dessous, la Sacem enregistre une baisse régulière des répartitions de droits d’auteur depuis 2003.

Répartition des droits phonographiques de 1994 à 2008

Illustration 11: Répartition des droits phonographiques de 1994 à 2008 (Sacem, 2008)125

Ces chiffres montrent donc concrètement que toute la création de valeur du marché français a été touchée. Les conséquences sociales dans les maisons de disques ont été rudes aussi bien pour les employés que pour les artistes, à l’exemple d’EMI qui a licencié le trois quart de ses cadres en janvier 2008 après son rachat par le fonds d’investissement Terra Firma.126

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
L’industrie de la musique enregistrée et le consommateur
Université 🏫: ESC Rennes School of Business - Formation : Programme Grande Ecole 3ème année
Auteur·trice·s 🎓:
ISABELLE FERRIER

ISABELLE FERRIER
Année de soutenance 📅: Mémoire de fin d’études - 17 décembre 2009
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