Schön et le choix d’une épistémologie post-rationaliste

Schön et le choix d’une épistémologie post-rationaliste

b. La nouvelle épistémologie de la pratique

La nouvelle épistémologie de la pratique que propose Schön implique que nos actes révèlent un savoir : « Once we put aside the model of technical rationality, […] there is nothing strange about the idea that a kind of knowing is inherent to intelligent action » (Schön, 1983, p. 50).

Ce type de savoir est tacite : le praticien agit de manière adéquate sans même y réfléchir. Un praticien en train de réaliser une action ne peut souvent que difficilement expliquer la procédure qu’il suit, ou décrire adéquatement son action (comme le voudrait le modèle de la Rationalité Technique), pourtant cela ne l’empêche pas d’agir (Schön, 1983). C’est ce savoir qui se manifeste lorsque nous sommes capables de reconnaitre un visage ou qui permet aux enfants de parler sans connaitre les règles de grammaire inscrites dans les manuels (Schön, 1983).

Cependant, ce savoir peut parfois être mis à jour : face à un évènement inattendu, une surprise, le praticien va commencer à se questionner sur la nature de son acte : « What feature do I notice when I recognize this thing? What are the criteria by which I make this judgment? What procedure am I enacting when I perform this skill? » (Schön, 1983, p. 50), et va ainsi prendre conscience de ses connaissances tacites. Le processus de la réflexion en cours d’action prend alors forme : «As he tries to make sense of it, he also reflects on the understandings which he surfaces, criticizes, restructures, and embodies in further action » (Schön, 1983, p. 50). Ainsi, le praticien va mener une réflexion en cours d’action, ainsi qu’une réflexion sur l’action. Cette dernière a lieu après l’action, lorsque le praticien se questionne.

D’après Schön, le processus de la réflexion en cours d’action est central dans l’habileté qu’ont les professionnels à comprendre les situations incertaines, instables, uniques et conflictuelles (Schön, 1983).

Il parle d’une nouvelle épistémologie de la pratique, car les praticiens sont des chercheurs : « When someone reflects-in-action , he becomes a researcher in the practice context » (Schön, 1983, p. 68). Et cette recherche n’est pas limitée par les principes qui étaient à l’œuvre dans le modèle de la Rationalité Technique : le praticien-chercheur n’est pas dépendant de théories préexistantes, et il n’a pas à séparer la fin des moyens, ni l’action de la pensée (Schön, 1983, p. 165).

C’est l’absence de ces limitations qui permet d’avancer malgré l’aspect mouvant de la situation :

« Thus reflection-in-action can proceed, even in situation of uncertainty or uniqueness, because it is not bound by the dichotomies of Technical rationality. » (Schön, 1983, p. 69).

Cette recherche est tout aussi rigoureuse que celle prônée par les positivistes, même si elle est libérée de ses limites. Le praticien-chercheur réalise des expériences, tout comme les chercheurs dans le modèle de la Rationalité Technique, et construit son savoir à partir de leurs résultats14:

En conclusion, la nouvelle épistémologie de la pratique proposée par Schön se propose de combler les lacunes du modèle de la Rationalité Technique. Cette nouvelle épistémologie propose enfin une solution au dilemme posé par le choix entre rigueur et pertinence, et une nouvelle relation entre la recherche et les professionnels. Cette relation implique qu’un savoir est contenu dans les actes de ces derniers, qui deviennent ainsi des praticiens-chercheurs. D’après Schön, prendre conscience du savoir professionnel est vital, en particulier pour les professions orientées vers l’action, telles que le design.

3.1.5 Le choix d’une épistémologie post-rationaliste

Adopter l’épistémologie de la pratique telle que définie par Schön semble particulièrement pertinent dans notre cas, car cela permet de dépasser les contraintes du modèle de la Rationalité Technique, et de prolonger les études du casual game déjà existantes.

Tout d’abord, si l’on se place dans le modèle de la Rationalité Technique, le design de jeux est une profession « mineure ». En effet, la profession de designer de jeux a émergé progressivement à la fin du XX° siècle. Dans les années soixante-dix, les jeux étaient créés par des ingénieurs en électronique comme Allan Alcorn (Pong), puis par des programmeurs comme John Carmack (Wolfenstein 3D) (Kent, 2001). Le design était alors implicite.

Au fur et à mesure des améliorations technologiques, les équipes de développement se sont étoffées et le rôle de designer s’est imposé comme un poste à part entière. Cette évolution montre que le game design ne s’est pas construit à partir d’un socle de connaissances clairement identifié issu des sciences, mais au contraire il est apparu pour répondre aux situations que la profession d’ingénieur ne prenait pas en compte.

Le designer est longtemps resté dans l’ombre de la profession d’ingénieur, peut-être car cette dernière correspondait mieux au modèle de la Rationalité Technique. Dès lors, il n’est pas possible d’étudier le design de jeux comme une science appliquée. Le modèle de la Rationalité Technique et les théories du design qui lui sont attachées ne conviennent pas à notre étude.

14 Pour Schön le sens du terme « expérience » est ici à comprendre d’une façon large : « Let us step back to consider what experimenting means. I want to show that hypothesis-testing experiment is only one kind of experiment. » (Schön, 1983, p. 145). En effet, l’expérience telle que décrite par le modèle de la Rationalité Technique (que Schön nomme « hypothesis-testing », et qui consiste à proposer des hypothèses puis à les tester de façon concurrentielle), peut être complétée par des expériences purement exploratoires, et par des expériences de vérification du geste, où le chercheur effectue une action afin d’en observer les conséquences (Schön, 1983, p. 146). La présence de ces trois formes d’expérimentation est une particularité de la réflexion en action. Cet entrelacement d’expérience n’enlève rien à la rigueur de la recherche à condition que le chercheur reste vigilant.

Au contraire, le modèle post-rationaliste de Schön, qui propose de placer le savoir des professionnels au cœur de l’épistémologie, est une voie prometteuse qui peut permettre de comprendre la pratique des designers de jeu. Le modèle propose de faire face aux situations instables, ambigües et complexes, ce qui est le cas du jeu casual. Comme nous l’avons vu dans notre recension des écrits, le jeu casual est un phénomène dont la complexité se révèle peu à peu.

La situation est instable du fait que le jeu casual est en constante évolution. Les théories déjà en place présentent des ambigüités, pourtant les praticiens doivent continuer à concevoir des jeux. Pour conserver la pertinence d’une étude sur le casual game il faut admettre que la rigueur à l’œuvre est celle décrite par Schön et non plus celle de la Rationalité Technique.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Casual games : définition à l’aide du savoir professionnel des designers de jeux
Université 🏫: Université de Montréal - Faculté de l’Aménagement
Auteur·trice·s 🎓:
Laureline Chiapello

Laureline Chiapello
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté à la Faculté des Études Supérieures et Postdoctorales en vue de l’obtention du grade de M. Sc. A. en Aménagement - Août 2012
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