Binge-drinking : jeux, défis, rituels et représentations de la cuite

Binge-drinking : jeux, défis, rituels et représentations de la cuite

3- Jeux, défis, rituels et représentations de la cuite

Le principe du binge-drinking est certes de boire dans l’objectif de s’enivrer le plus vite possible mais cela passe aussi par des jeux, des représentations, des rites bien codifiés et portant des noms très évocateurs.

De même, comme nous allons le montrer, ces jeux ne sont ni ordinaires ni banals. Il faut certes rendre la défonce un peu plus ludique, décontractée et « cool » mais, si nous analysons finement ces jeux dans une optique anthropo-sociologique voire sémiologique, nous verrons qu’ils renferment chacun une signification assez particulière qui, à travers ses aspects, viendra appuyer non seulement la définition que nous avons retenue du binge-drinking mais aussi et surtout notre thèse en termes d’intégration soutenue plus haut.

Toutefois, ceci n’est pas une liste exhaustive des jeux et des rituels développés par les binge- drinkers. Nous avons justement choisi d’en exposer d’abord ceux que nous connaissons, ceux qui nous semblent être les plus répandus et les plus évocateurs. Cependant, on peut retrouver les mêmes jeux et les mêmes rituels avec des principes similaires chez d’autres binge-drinkers mais avec des appellations différentes.

Au terme du décryptage de ces jeux, défis et rituels, nous verrons qu’il est peut-être plus approprié de parler de « communautés de binge-drinkers » que de parler de binge-drinkers tout court.

– « Le jeu des capsules »

« C’est… il y a aussi le jeu des capsules : on prend des bières, on les met devant… donc on prend des bières, on met les capsules dessus retournées. La bière est ouverte d’accord, vous mettez la capsule à l’envers, et puis on fait un rond et puis on lance une capsule sur l’autre, et puis si la capsule de l’autre tombe, il doit la boire cul sec.

Et ensuite, vu qu’on l’a visé, c’est à lui de lancer sur quelqu’un d’autre. Et parfois ça peut aller, cul sec sur cul sec, jusqu’à vomir… » (David, 18 ans, Des jeunes en quête d’ivresse ?, France 5, le 01/12/2008).

Ici, David, qui joue au « jeu des capsules » en compagnie de son groupe d’amis, nous dit qu’ils le font avec des bières. Il faut noter que la nature de la boisson peut toutefois varier (vodka, whisky, pré-mix ou alcopops). Le plus important n’est pas tant le type de boisson que la signification que l’on peut donner à ce « jeu ».

D’abord, le principe est, comme le dit David, de former un « rond ». Nous retrouvons là toute la symbolique du « cercle » (de la forme circulaire). Il peut renvoyer notamment à une union, une unité, un ensemble, un groupe, une fraternité, une corporation, une communauté, etc.

Ces différentes significations plus ou moins proches les unes des autres renvoient toutes à l’idée de lien, d’appartenance voire d’intégration, d’autant plus que de la participation de tous, de la cohésion du groupe, de l’interconnexion et de l’interactivité de ses différents membres dépend le bon fonctionnement du jeu.

Ainsi, à travers le décryptage du « jeu des capsules », nous retrouvons l’une des trois « logiques d’action » qui est celle de l’intégration, qui rappelle le caractère social du binge-drinking et qui, en même temps, renvoie aussi à l’une des dimensions retenues dans sa définition : il se pratique en groupe et, il s’agit dans la plupart du temps du même groupe.

Ces différents aspects ne sont pas propres au seul « jeu des capsules », nous les retrouvons aussi dans d’autres modes de représentation et de réappropriation de la biture express.

– La « roue » et « la roulette russe »

Ces deux jeux sont connus de tous. Ce sont de célèbres jeux de casino ou de loterie sauf qu’ici, l’enjeu est autre que de gagner de l’argent. Il s’agit de se souler (le plus vite possible). Dans cette façon de se réapproprier des jeux déjà existants en détournant leur enjeu, nous retrouvons toujours les mêmes aspects décrits précédemment.

Le premier consiste à faire tourner une roue portant des verres numérotés autour d’une fléchette. Si la fléchette indique un verre, celui qui avait au paravent choisi le numéro marqué sur ce verre devra le boire cul sec. Rappelons que dans d’autres versions de ce jeu, les numéros peuvent être remplacés par des couleurs.

Quant à la « roulette russe », elle consiste à remplir un tambour avec des boules de différentes couleurs. Ensuite, on fait tourner ce tambour dans le but d’en faire tomber une boule à travers une ouverture. A côté de ce dispositif, on aligne des verres portant les mêmes couleurs que les boules.

Et, chaque verre appartient à un binge-drinker. Par exemple, si c’est la boule rouge qui tombe, le propriétaire du verre rouge devra le boire cul sec aussi. Afin de maximiser les chances pour chacun de se défoncer, on met toujours plusieurs boules de chaque couleur. Elle tire son nom du fait que les verres ne contiennent que de la vodka.

Ces différents dispositifs, que l’on peut trouver dans les bars et surtout dans les soirées étudiantes sont souvent fournis par des alcooliers à l’occasion des parrainages et font partie de leurs multiples stratégies marketing visant à attirer et à fidéliser les associations étudiantes, mais aussi à faire la promotion de leurs marques de boisson (dont on peut lire les logos sur les roues, les roulettes, les boules et les verres).

A travers cette analyse et celles déjà exposées plus haut, on voit continuellement comment l’alcool défonce est « organisé » et légitimé par les différents acteurs concernés, à savoir les étudiants binge-drinkers, les administrations des écoles dans lesquelles le phénomène est plus observé ainsi que les alcooliers.

Toujours, à travers cette analyse et dans notre travail de déconstruction, nous pouvons aller plus loin et expliquer l’inefficacité des politiques de prévention et de répression du binge-drinking par le fait aussi qu’elles se focalisent uniquement sur les binge-drinkers et donc omettent de prendre en compte les autres acteurs dont la part de responsabilité n’est pas moindre en ce qui concerne la diffusion et le développement du phénomène.

Si nous revenons maintenant dans notre exercice de décryptage des jeux associés à la cuite rapide, nous pouvons y voir des dimensions autres que celle de l’intégration mais aussi bien significatives.

– La « Flying Lamborghini » et le « B52 »

L’une des principales dimensions retenues dans la définition du binge-drinking est la rapidité, plutôt la vitesse avec laquelle les binge-drinkers « avalent les coups ».

Nous retrouvons cet aspect du phénomène notamment dans des appellations comme « Flying Lamborghini » ou « B52 ».

Comme on le sait, Lamborghini est une marque de voitures italiennes réputées par leur vitesse et dont certains modèles peuvent dépasser les 250km/heure en un clin d’œil. Alors, on peut imaginer ce que donnerait une « Lamborghini volante ».

C’est le même aspect que l’on retrouve avec le « B52 » car c’est un avion de chasse supersonique, c’est-à-dire dont la vitesse peut dépasser celle du son.

En matière de binge-drinking, il est très difficile de réussir le coup de la « Flying Lamborghini » parce que le principe est le suivant : il y a une personne qui verse deux bouteilles d’alcool (une dans chaque main) en même temps dans un seul verre. Cette personne peut être un membre du groupe comme il peut s’agir du barman.

Au même moment, le binge- drinker a deux pailles à la bouche pour boire le contenu du verre. Le but est donc pour le binge-drinker d’arriver à boire plus vite que le barman ne verse avec ses deux bouteilles. Il ne réussit son coup que s’il arrive à vider le verre avant que les deux bouteilles soient vides, sinon il devra les finir.

Quant au « B52 », c’est ce qu’on appelle un « shot » dans le jargon du binge-drinking, c’est-à- dire un coup ou un verre qu’il faut boire cul sec, chrono en main.

Dans ces deux jeux, il est donc question de vitesse comme nous l’avons déjà noté à travers une des dimensions retenues pour définir le phénomène en question.

– Le « Kamikaze »

Ce terme désigne aussi un « shot » mais cette fois-ci plus grand et fait avec un mélange (alcool+soft) dont la teneur en alcool est très forte.

Il tire son nom notamment de sa difficulté et de sa dangerosité à être avalé d’un seul coup :

– « Le kamikaze, je l’ai jamais essayé, je crois que j’y arriverais même pas. Il faut être vraiment fou pour le faire… »

A travers tous ces jeux et défis mais surtout à travers le « Kamikaze » (réservé aux plus durs) nous retrouvons le caractère extrême du binge-drinking. Celui-ci pouvant donc être mis en rapport avec une des notions définissant le binge-drinking : la mise à l’épreuve de soi par la prise de risques et la soumission du corps à des expériences fortes, à travers des comportements ordaliques.

Ce qui peut être également considéré comme une des multiples manières d’exprimer sa volonté d’être un « Sujet » à part entière, une façon de maîtriser et de façonner son propre corps.

– La « Death Race » ou « course de la mort »

Comme son nom l’indique, il s’agit ici d’une course. Pour résumer l’origine de cette appellation, disons simplement que c’est le titre d’un film d’action relatant une course extrême de voitures (de machines à tuer) où le gagnant sera le seul survivant parmi tous les concurrents. Les binge-drinkers se sont réapproprié le principe du « last man standing » propre à cette « course de la mort » : il faut préciser qu’elle se pratique notamment pendant les week-ends d’intégration, en plein air.

C’est une course qui se déroule sur une distance d’environ cinquante mètres et à laquelle peuvent participer des dizaines de candidats. On dispose, sur la ligne de départ et sur la ligne d’arrivée, des verres et des bouteilles de boissons alcoolisées. Chaque concurrent devra boire un verre en entier et repartir à chaque fois qu’il atteint l’un des extrémités du parcours. Comme dans le film éponyme, le vainqueur de la « Death Race » est le dernier concurrent à tenir debout.

Ce principe est toujours à mettre sur le compte du caractère extrême du binge-drinking et sur le goût du risque dont font preuve ses pratiquants car, il ne s’agit pas simplement de mettre son corps à l’épreuve à travers une consommation excessive d’alcool mais aussi et en même temps à travers un effort physique très soutenu.

Au fil de cette analyse, nous avons pu observer et décrypter la façon dont les « communautés de binge-drinkers » s’approprient des jeux (et même des appellations) déjà existants en détournant leur enjeu dans le but d’organiser, de légitimer et de valoriser le binge-drinking mais aussi et en même temps, de nouer et de fortifier leur(s) appartenance(s). Nous sommes également en mesure de dire que nous avons affaire à deux types de jeux et/ou rituels.

D’abord, il y a des jeux où il faut se défoncer pour gagner la partie ensuite, des jeux où il faut gagner la partie pour se défoncer. Toutefois, le principe est le même dans ces différents jeux et rituels. Ils visent tous à organiser symboliquement la cuite collective et rapide.

Ceci nous renseigne également sur le caractère valorisé et valorisant du binge-drinking dans des milieux étudiants car, finalement, c’est toujours le défoncé qui en sort vainqueur (ou bien le vainqueur qui en sort défoncé) et récolte le respect, les encouragements de ses « potes » et surtout attire l’attention des filles comme étant celui qui sait faire la fête.

Ces jeux et rituels permettent aussi de nouer des relations très fortes et favorisent le sentiment d’appartenance à un groupe, une association, un club, une promo ou même une école. C’est d’ailleurs pour leur dimension intégratrice qu’on les retrouve aussi dans des pratiques comme le bizutage, propre aux écoles de commerce et d’ingénieurs, comme il est exposé dans une autre partie de l’analyse.

Nous pouvons donc dire que derrière cette façon de boire, se cache un important « moyen de communication » pour des jeunes à la recherche de sensations fortes, des jeunes qui ne cessent de multiplier et d’expérimenter de multiples façons de « se rassembler en se ressemblant ».1

1 David Le Breton, « Le corps, la limite : signes d’identités à l’adolescence » in Un corps pour soi, C. Bomberger, P. Duret, J.C. Kaufmann, D Le Breton, F. de Singly, G. Vigarello, PUF, 2005. pp. 89-111.

La définition que nous avons donnée du binge-drinking retrouve ici toute sa pertinence et ses différentes dimensions à travers le décryptage du cadre ludique qui lui est associé : c’est donc un mode d’usage collectif et extrême de l’alcool, propre à la catégorie des jeunes et consistant en une consommation massive et rapide dans le seul but de se souler le plus vite possible, surtout en fin de semaine. Il ne s’exprime pratiquement que dans des cadres festifs et souvent par le biais de jeux et rituels bien déterminés.

De même, nous pouvons observer que beaucoup des termes et des appellations associés à ces jeux et rituels sont d’origine anglophone. Serait-ce ainsi un élément capable de nous renseigner sur les origines tant controversées du phénomène en question ?

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