Le droit au respect de la vie privée du salarié

B – Une nouvelle liberté publique : le droit au respect de la vie privée
A l’orée des années 1960, plusieurs décisions contestables des tribunaux, le plus souvent attentatoires au droit au mariage du salarié, ont incité la doctrine à réagir27.
La jurisprudence d’après-guerre avait pris l’habitude de cautionner certaines atteintes intolérables à la vie privée du salarié, oubliant par la même occasion qu’il est avant tout un homme et un citoyen. La vie privée n’étant nulle part définie, c’est donc la jurisprudence qui en a délimité les contours. Mais dans les premiers temps, l’intérêt de l’entreprise prenait souvent le pas sur la vie extra-professionnelle du salarié. Les deux intrusions majeures relevées par DESPAX concernaient la vie familiale du salarié et son inconduite dans sa vie privée (1). Par la suite, à l’initiative de la doctrine, une protection plus complète de la vie privée fut édifiée et ce concept prévalut jusqu’à une période récente (2).

26Cass. soc., 14 juin 1972, Revêt-Sol, J.C.P. 1972, II, 17275, note LYON-CAEN ; Ch. Mixte, 21 juin 1974, Perrier, D. 1974, j p. 593, concl. TOUFFAIT.
27 Cass. soc., 24 janvier 1957, J.C.P., 1957, II, 9887 – SOC, 23 avril 1959, Bull. civ., 1959, IV, p. 421- TGI Seine, 15 juin 1961, Dr. soc., 1962, p. 91.

1 – Un rempart nécessaire contre les ingérences de l’employeur
* En voulant dissocier le comportement professionnel et la vie familiale, les juges ont pu admettre des licenciements fondés non pas sur la personne du salarié mais sur l’attitude de sa famille. Il a ainsi été jugé que le licenciement d’un employé était justifié par l’attitude de ses proches pendant l’occupation en dépit de son comportement professionnel exemplaire28.
Non satisfaites de s’intéresser aux proches de leurs salariés, des entreprises ont cherché à régir la situation matrimoniale de leurs collaborateurs et notamment celle des femmes. L’état de grossesse constitue pour l’employeur un facteur d’absentéisme qu’il a tenté de contourner en insérant dans le contrat de travail des salariées des clauses de célibat. En effet la grossesse n’est pas une cause de rupture du contrat mais un motif de suspension du contrat. Malgré l’égalité de l’homme et de la femme reconnue par la Constitution, des compagnies aériennes n’ont pas hésité à menacer de licenciement le personnel naviguant féminin en cas de mariage impromptu.
De tels licenciements ont pourtant été jugés abusifs mais au motif qu’ils n’étaient pas justifiés par l’intérêt de l’entreprise29. Ce n’est donc pas l’atteinte à la liberté du mariage qui était sanctionnée, pas plus que la nullité de principe des clauses de célibat n’était discutée. L’arrêt de la Cour de Paris du 30 avril 1963 amorce donc un changement important dans l’appréhension de ce type de clauses. Elle prononce certes la nullité mais tout l’intérêt réside dans sa motivation : « le droit au mariage est un droit individuel d’ordre public qui ne peut se limiter ni s’aliéner » et la clause de non-convol est nulle « comme attentatoire à un droit fondamental de la personnalité ».
Bien que les juges auraient également pu invoquer, selon DESPAX, le caractère discriminatoire du traitement de faveur accordé à la femme célibataire, le droit au mariage a enfin été reconnu d’ordre public. Cela n’a pourtant pas interdit le prononcé de licenciements d’employé(e)s qui avaient l’audace de contracter mariage avec un concurrent; ces circonstances extra-professionnelles pouvaient alors mettre en péril le fonctionnement de l’entreprise30. Ainsi proclamé droit fondamental de la personnalité, le droit au mariage se trouvait pourtant facilement limité et la doctrine de l’époque ne manquait pas de déplorer tous les égards que le juge accordait à l’intérêt supérieur de l’entreprise.

28 Cass. soc., 29 janvier 1953, Dr. soc., 1953, p. 286.
29 CA Paris, 4e Ch., 1er mars 1951, J.C.P., 1951, II, 6265, 7e espèce.

* Outre l’immixtion de l’employeur dans la vie familiale de ses collaborateurs, la prise en compte du comportement passé du salarié pour justifier une rupture du contrat est également devenue une menace sur la vie extra-professionnelle. Tout homme mène sa vie comme il l’entend, si bien que certains observent une attitude que la morale réprouve ou ont fait l’objet d’une condamnation pénale. Mais ce n’est pas à l’employeur de porter un jugement sur ces circonstances externes à l’entreprise.
Toutefois il a été jugé que la vie privée peut interférer sur le bon exercice des fonctions du salarié compte tenu de son rôle et de sa mission. Le Professeur DESPAX a vivement critiqué la possibilité de licencier des employés dont la réputation était nuisible à l’entreprise, dénonçant un « ordre moral jurisprudentiel » dangereux pour les libertés individuelles31. On peut citer à titre d’exemple l’arrêt de la Cour de Cassation du 22 juin 1960 qui a admis la validité du licenciement d’une employée d’une association familiale car son comportement était « de nature à nuire à la réputation [de l’association] eu égard au but particulier poursuivi par ce groupement 32 ».

30 Cass. soc., 9 janvier 1963, D. 1963, som., p. 6.
31 M. DESPAX, « La vie extra-professionnelle du salarié et son incidence sur le contrat de travail », op. cit., 1776.
32 Cass. soc., 22 juin 1960, Inf. Chef Entr., 1961, p. 298.

Le contrôle que l’employeur exerce sur la vie extra-professionnelle des salariés est concevable (on imagine le cas de l’employé à la Société Protectrice des Animaux qui se livre à des mauvais traitements en public sur des animaux) mais il doit rester exceptionnel. Ces cas particuliers sont déjà annonciateurs de la ligne de conduite exemplaire développée par la suite dans les entreprises de tendance.
La même réserve doit être formulée lorsque le contrat de travail est rompu suite à la condamnation pénale du salarié. La rupture du contrat se conçoit lorsque les poursuites pénales entravent le bon fonctionnement de l’entreprise, par exemple si l’infraction est commise dans l’entreprise ou si le salarié est incarcéré pendant une certaine durée. Cet empêchement d’exécuter le contrat de travail a d’abord constitué un cas de force majeure33 avant d’être reconnu comme une cause réelle et sérieuse de licenciement34. En cas de détention provisoire, le contrat ne peut qu’être suspendu35.
Mais la difficulté concerne surtout les infractions commises en-dehors du travail et de nature à rejaillir sur ce travail. Il faut confronter la nature de l’infraction commise avec la nature des fonctions assumées dans chaque cas par le salarié. Or pendant longtemps les tribunaux se sont livrés à un contrôle laxiste, laissant « les mains libres à l’employeur pour se débarrasser d’un salarié que des poursuites pénales, même injustifiées, ont rendu à ses yeux indésirable36 ». Fort heureusement, les juges vérifient aujourd’hui si l’employeur a recherché les causes de détention, sa durée prévisible et les conséquences pour l’entreprise de l’absence du salarié37.
Ces premières atteintes ont amené la doctrine à réagir afin de mettre en place un principe de droit au respect de la vie privée. En 1970, la notion de vie privée est devenue une règle juridique autonome. S’appuyant sur les réflexions d’auteurs comme Jean RIVERO, Olivier De TISSOT et Jean SAVATIER, la jurisprudence a progressivement construit une définition de la vie privée pour en garantir le droit au secret.
2 – La généralisation du principe de respect de la vie privée
Longtemps absent des grands textes fondateurs des droits de l’homme, le droit au respect de la vie privée a connu un développement fulgurant à partir du milieu du XXe siècle. Il apparaît pour la première fois dans la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales du 4 novembre1950 qui proclame, dans son article 8, le droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et du secret de la correspondance. Ce domaine est un peu plus large que l’intimité de la vie privée.
En France, il a fallu attendre la loi du 17 juillet 1970 pour que l’article 9 du Code civil dispose désormais que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». Pourquoi ce principe, après une émergence tardive, a-t-il connu un tel essor en se heurtant notamment au droit au travail ?

33 Cass. soc., 24 avril 1986, n° 83-43.220.
34 Cass. soc., 15 octobre 1996, Bull. civ., V, n° 326.
35 Cass. soc., 19 janvier 1961, Inf. Chef Entr. 1961, p. 407.
36 M. DESPAX, op. cit., 1776.
37 Cass. soc., 17 mai 1993, n° 89-41.974.

Comme le souligne Pierre GULPHE, ce n’est qu’à une époque récente que le contrat de travail a revêtu un caractère intuitu personae qui a renforcé les risques de subjectivité dans les choix de l’employeur38. Subjectivité d’abord dans le choix de ses collaborateurs parmi les candidats à l’embauche. Subjectivité ensuite dans la motivation du licenciement ayant trait à la personnalité du salarié. Le développement de nouvelles technologies adaptées à l’entreprise pour un contrôle et une surveillance plus efficaces de l’activité des salariés a accentué ce phénomène. Il est vite devenu nécessaire de préserver une certaine opacité et une intangibilité de la vie privée lors de la prise de décisions majeures par l’employeur : embaucher de nouveaux salariés et procéder à des licenciements.
Nous avons pu constater que tout ce qui relève de la vie et des libertés publiques était délicat à cerner et à définir. De même il n’existe aucune définition de la vie privée mais il est possible aujourd’hui d’en tracer les grandes lignes, bien que la liste ne soit pas exhaustive. Au fil des décisions jurisprudentielles, elle s’est étoffée de ce qui relève de la vie amoureuse et familiale, l’état de santé, le domicile, la parure et le vêtement, les opinions politiques, la pratique religieuse et le patrimoine39. Pour M. CARBONNIER, il faut reconnaître à l’individu « une sphère secrète de vie d’où il aura le pouvoir d’écarter les tiers » et pour M. MALAURIE, il s’agit de reconnaître « le droit à une sphère d’intimité, à un jardin secret ». Plus précisément, la protection porte sur la divulgation de la vie privée – c’est-à-dire le fait de la rendre publique – et l’investigation, la recherche d’éléments relevant de la vie privée du salarié40.
Mais si le principe de liberté du salarié s’est affirmé en-dehors de l’entreprise, les intérêts de l’entreprise ont souvent pris le pas sur le respect de la vie privée. La cloison entre la vie au travail et la vie privée était mince. L’admission du licenciement fondé sur la « perte de confiance » illustrait, jusqu’au début des années 90, l’impact des circonstances extra-professionnelles sur la relation de travail.
Dans une célèbre affaire tranchée le 19 mai 1978 par l’Assemblée plénière, une institutrice sous contrat avec une école privée catholique a été licenciée à la suite de son divorce. La Cour de cassation dans sa plus haute formation a justifié ce licenciement par la prise en considération des convictions religieuses de la salariée dans son contrat41. Cette jurisprudence a été reprise pendant la décennie qui suivit, comme en témoigne un arrêt Fischer : l’article L.122-45 n’interdit pas le licenciement fondé sur des convictions religieuses lorsque la tâche à accomplir suppose une communion de pensée et de foi avec son employeur42.

38 P. GULPHE, « De la non-interférence de la vie privée sur la vie professionnelle du salarié en droit français », J.C.P., II, n° 15736.
39 Définition donnée par O. de TISSOT, « La protection de la vie privée du salarié », Dr. soc., 1995, p.222.
40 P. KAYSER, « Aspects de la protection de la vie privée dans les sociétés industrielles », Mélanges Marty, P. 725
41 Ass. Plén., 19 mai 1978, Roy c/ Association Sainte-Marthe, D. 1978, p. 541, note ARDANT.
42 Cass. soc., 20 novembre 1986, Bull. civ., V, p. 420, n° 555..

Il faudra attendre un arrêt de principe du 17 avril 1991 pour que la Chambre sociale affirme la primauté du respect de la vie privée dans les relations de travail, effaçant ainsi d’anciennes jurisprudences qui donnaient la primeur à des buts religieux ou politiques de l’entreprise43. En l’espèce, un aide sacristain avait été licencié en raison de son homosexualité contraire aux principes de l’Eglise catholique. La Cour de cassation, par une utilisation combinée des articles L. 122-35 et L. 122-45 du Code du travail, a condamné un tel licenciement. D’une part, le règlement intérieur ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions non justifiées par la nature de la tâche à accomplir et non proportionnées au but recherché et, d’autre part, il ne peut permettre à un salarié d’être sanctionné ou licencié à raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de sa situation de famille […] En visant les dispositions du règlement intérieur mais axées sur le plan de la non-discrimination, c’est un concept plus large de règlement intérieur d’ordre moral qui est inauguré ici.
La Cour délimite toutefois la possibilité d’une cause réelle et sérieuse de licenciement fondée sur un motif tiré de la vie privée. Elle ajoute en effet qu’il « peut être procédé à un licenciement dont la cause objective est fondée sur le comportement du salarié, qui compte tenu de la nature de ses fonctions et de la finalité propre de l’entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière ».
Il est notable que les juges n’ont pas eu recours en l’espèce à l’article 9 du Code civil pour censurer la Cour d’appel, ce qui semble néanmoins justifié. Comme l’invite à le penser l’analyse de M. SAVATIER, le licenciement fondé sur les mœurs ne constituait pas une atteinte au respect de la vie privée : l’employeur n’a pas eu à mener d’investigations pour découvrir les faits reprochés et tout porte à croire qu’il n’a pas cherché à leur donner une publicité44. Comme les mœurs du salarié n’ont pas connu de retombées publiques, aucun trouble n’a été créé au sein de la collectivité de l’entreprise.

43 Cass. soc., 17 avril 1991, Painsecq c/ Association Fraternité Saint-Pie X, Dr. ouvrier, 1991, p.201 ; Dr. soc, 1991, p. 485, note SAVATIER ; J.C.P., 1991, II, 21724, note SERIAUX.

C’est la violation d’une liberté du salarié dans sa vie extra-professionnelle qui a été sanctionnée. Une sanction qui devait être à la mesure de la violation. Or l’article L.122-45 du Code du travail prévoit la nullité de l’acte et la possibilité d’une réintégration du salarié, donc une mesure pleinement satisfaisante.
Cette jurisprudence amorce le changement de cap vers le concept de vie personnelle du salarié. La notion de vie privée, trop souvent élargie par le juge, se révèle de plus en plus inadaptée face à des conflits nouveaux. Un arrêt de la Cour de cassation du 22 janvier 1992 a clairement illustré le malaise et a justifié l’émergence d’un concept novateur.
Lire le mémoire complet ==> (Le concept de vie personnelle du salarié)
Mémoire de Droit Social – D.E.A. de Droit privé
Université de Lille 2 – Droit et Santé – Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales

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