Le débat sur la brevetabilité des logiciels

Le débat sur la brevetabilité des logiciels

En Europe, du point de vue des défenseurs du logiciel libre, la fin des années 1990 fut marquée par le débat sur la brevetabilité des logiciels.

Ces brevets s’étaient considérablement banalisés aux États-Unis du fait d’une jurisprudence favorable depuis les années 19802. Au cours des années 1997-1998, l’Office Européen des Brevets (OEB) commença lui aussi à accepter des brevets sur les algorithmes et les méthodes de traitement de l’information, sous certaines conditions d’incorporation dans des dispositifs techniques3.

La Commission européenne proposa alors d’officialiser cette pratique, qui allait pourtant à l’encontre de la Convention sur le Brevet Européen (CBE) de 1973, laquelle exclut explicitement les logiciels de la liste des inventions brevetables.

Les partisans du free software et de l’open source ne tardèrent pas à réagir.

Ce projet constituait en effet une menace pour le logiciel libre, dont l’essor risquait de se voir gravement entravé par l’octroi de brevets sur des algorithmes parfois triviaux et largement utilisés.

Les hackers suspectaient du reste que la volonté d’affaiblir la concurrence croissante représentée par le logiciel libre n’était pas étrangère au lobbying en faveur de la brevetabilité entrepris par les multinationales du secteur informatique.

1 S’agissant de Richard Stallman, on peut ajouter que son intérêt pour les questions juridiques découle également d’une conviction démocratique, selon laquelle il est possible de se forger une opinion sur ces sujets sans être un spécialiste du droit, en tant que simple citoyen et à partir de « faits et de raisonnements que tout le monde peut vérifier » (Richard M. STALLMAN, « Misinterpreting Copyright – A Series of Errors », op. cit.). Il n’est pas non plus sans lien avec ses idées politiques, le régime mondial de la propriété intellectuelle étant vu par le fondateur du logiciel libre comme un des principaux instruments permettant aux multinationales d’asseoir leur domination néfaste et anti-démocratique.

2 Les États-Unis semblent depuis quelques temps infléchir leur position sur les brevets logiciels, comme en témoigne notamment l’arrêt de la Cour Suprême dans l’affaire Bilski rendu en juin 2010. Celui-ci affirme ainsi que les algorithmes sont des idées abstraites, et par conséquent non brevetables. Cf. COUR SUPRÊME DES ÉTATS-UNIS, « Affaire Bilski et al. Vs Kappos », avis n° 08-964 rendu le 28 juin 2010, en ligne : http://www.supremecourt.gov/opinions/09pdf/08-964.pdf (consulté le 15/11/2010).

3 Cf. Philippe AIGRAIN, Cause commune, Paris, Fayard, 2005, p. 131; Philippe AIGRAIN, « An Uncertain Victory : The 2005 Rejection of Software Patents by the European Parliament » in Gaëlle KRIKORIAN and Amy KAPCZYNSKI, Access to Knowledge in the Age of Intellectual Property, New York, Zone Books, 2010, p. 161-175.

Au cours des années suivantes, le débat prit une ampleur considérable.

En France, les principales associations de promotion du « libre », April et AFUL, commencèrent à militer contre les brevets logiciels dès 1999, et elles participèrent à la fondation de l’Alliance EuroLinux.

Cette dernière lança avec la FFII (Foundation for a Free Information Infrastructure1) une pétition, qui recueillit cent cinquante mille signatures, dont près de la moitié émanait de professionnels de l’informatique.

En effet, si les grands éditeurs de logiciels étaient en faveur de la brevetabilité, les développeurs étaient contre à une écrasante majorité, même ceux travaillant pour des projets de logiciels propriétaires.

Les associations de défense du « libre » prirent du reste soin de donner à leur lutte contre les brevets une portée générale, en insistant sur le fait que ceux-ci constituaient une menace pour l’ensemble de l’industrie du logiciel européenne.

Les partisans du free software et de l’open source usèrent donc d’arguments, qui allaient au-delà de la défense « catégorielle » de leurs intérêts.

Ils insistèrent par exemple sur le non-sens économique représenté par l’octroi de brevets, susceptibles de profiter à quelques grandes entreprises monopolistiques, mais surtout de nuire à toutes les petites et moyennes entreprises du secteur de l’informatique2.

Ils mirent en avant la manière dont les brevets logiciels ralentiraient l’innovation, dans un domaine où le savoir est cumulatif et la plupart des innovations sont incrémentales.

Ils dénoncèrent enfin l’absence de légitimité d’une réforme prévisiblement inefficace et contre- productive, alors même que la justification traditionnelle du système des brevets est purement instrumentale3.

Par-delà ces arguments, les brevets logiciels heurtaient fondamentalement l’idéal de libre circulation de l’information défendu par les « libristes ». Ceux-ci ne manquèrent pas de rappeler que « le logiciel est de l’information, exprimée dans un langage formel, sur comment traiter l’information »4. Ils invoquèrent la correspondance de Curry-

Howard, qui établit une analogie entre les démonstrations des systèmes formels (par exemple les raisonnements mathématiques) et les algorithmes utilisés en programmation. Le fond de l’argument des partisans du logiciel libre contre les brevets logiciels consista donc à identifier ceux-ci à une attaque contre la circulation de l’information et le partage de la connaissance :

1 La FFII est une ONG, dont le siège se trouve à Münich, qui a pour but de promouvoir le libre marché dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Elle est notamment financée par de grandes entreprises de l’open source comme SuSe ou Red Hat, ainsi que par l’Open Society Institute de George Soros.

2 Cf. Richard STALLMAN, « Saving Europe from Software Patents », en ligne : http://www.gnu.org/philosophy/savingeurope.html (consulté le 16/11/2010); Gérald SÉDRATI-DINET, « Questions/réponses sur les brevets logiciels », 18 juin 2010, en ligne : http://www.april.org/fr/questions-reponses-sur-les-brevets-logiciels (consulté le 16/11/2010).

3 Le droit des brevets est traditionnellement légitimé par la divulgation des inventions et la stimulation de l’innovation qu’il est censé permettre.

4 Philippe AIGRAIN, « An Uncertain Victory : The 2005 Rejection of Software Patents by the European Parliament », op. cit..

La disparition du libre échange des logiciels est ressentie par nombre de chercheurs et développeurs comme une atteinte au fondement même de l’élaboration de la connaissance.

Pour mieux comprendre ce sentiment, on peut s’appuyer sur un résultat de logique de H.B. Curry et W. A. Howard, dit isomorphisme de Curry-Howard, qui énonce une identité de nature entre les preuves mathématiques et les algorithmes informatiques.

La notion mathématique de proposition ou de théorème corespond, au travers de cet isomorphisme, à celle de spécification pour les problèmes.

On imagine la frustration des mathématiciens si on leur disait tout à coup que les théorèmes sont une propriété privée, qu’il faut payer pour voir le droit de les utiliser et que, en outre, les preuves étant secrètes, ils doivent donc faire confiance à la société qui les vend, tout en spécifiant qu’elle ne saurait être tenue pour responsable des erreurs éventuelles.1

Le combat contre la directive sur les brevets logiciels fut un moment fondateur, en ce sens qu’il donna à l’idéal utopique du « libre » l’occasion de s’actualiser dans une lutte politique concrète et d’une certaine envergure. Frédéric Couchet de l’April en parle comme du premier combat ayant poussé son association à entrer dans une démarche de défense du logiciel libre plus prenante et plus complexe2.

En effet, les partisans du logiciel libre furent conduits à rencontrer d’autres acteurs militants, et à délaisser progressivement la posture de « crypto-développeurs chevelus et marginalisés, qui résistaient dans leur coin »3.

1 Bernard LANG, « Internet libère les logiciels », La Recherche, n° 328, février 2000, en ligne : http://bat8.inria.fr/~lang/ecrits/larecherche/03280721.html (consulté le 15/11/2010).

2 « À partir de 2000, il y a eu l’arrivée de projets, que ce soient des directives européennes ou des projets français, qui mettaient directement en danger le logiciel libre. La première, ça a été la directive sur les brevets logiciels. Donc on a commencé à avoir une action de défense, et cette action de défense, par rapport à une action de promotion, où tu organises un événement, où tu peux le faire un samedi par exemple, l’action de défense, c’est des dossiers complexes, c’est des rendez-vous en journée avec des politiques, des journalistes, donc c’est un temps de plus en plus important » (Fred COUCHET, entretien cité).

3 Valérie PEUGEOT, consultante, membre du conseil d’administration et ancienne permanente de l’association Vecam, entretien réalisé à Paris le 27 janvier 2010. Quoique le trait soit peut- être légèrement outré, la formule nous semble assez parlante. Précisons aussi que Valérie Peugeot l’emploie avec bienveillance, et dans le but d’expliquer le cheminement qui a été celui du mouvement du logiciel libre depuis une quinzaine d’années. Elle relate notamment l’anecdote suivante : « Je me souviens d’une rencontre qui avait lieu à Montréal. J’avais fait venir Fred (NB : Couchet), et l’animateur de la rencontre avait lancé le portail de notre réseau, de notre site, et il l’avait fait avec un outil propriétaire. C’était encore les tout débuts de SPIP, au Canada c’était pas sorti. Et il utilisait l’outil d’une coopérative québécoise, donc qui venait du monde de l’économie sociale, mais qui était quand même un outil propriétaire. Il présente donc le portail à Montréal, réalisé sous un logiciel propriétaire, et là il y a Fred qui se lève et qui claque la porte ! C’est vrai qu’il y a eu une époque où les gens du logiciel libre étaient un peu dogmatiques, ils avaient du mal à comprendre que les autres ne comprennent pas tout de suite ».

Ils durent se familiariser avec les arcanes de la politique européenne, ses actions de lobbying et de contre-lobbying. Ils découvrirent aussi de nouvelles formes d’action, comme celle consistant à faire pression sur les députés européens par l’envoi de courriers, ou les interpellations directes.

Philippe Aigrain relate que « pendant les mois précédant le vote du Parlement, il n’était pas rare de voir un étudiant fauché, développeur ou avocat des logiciels libres, venir de l’autre bout de l’Europe pour tenter de convaincre un député européen de ne pas accepter les brevets informationnels »1.

Les « libristes » reçurent enfin le soutien de plusieurs hommes politiques, dont celui de Michel Rocard, alors député du parti socialiste européen (PSE), qui s’engagea personnellement et contre l’avis de certains membres de son parti, notamment celui de la rapporteuse britannique du projet2.

Ces efforts ne furent pas vains, puisque le Parlement européen rejeta finalement à une écrasante majorité la proposition de légalisation des brevets logiciels (« directive européenne sur la brevetabilité des logiciels ») par le vote en deuxième lecture du 6 juillet 20053.

1 Philippe AIGRAIN, Cause commune, op. cit., p. 132.

2 L’April exprima par la suite sa gratitude à l’endroit de Michel Rocard, en lui rendant un hommage appuyé lorsqu’il abandonna ses fonctions de député européen. Frédéric Couchet, délégué général de l’association, déclara ainsi à l’annonce de sa démission : « Michel Rocard n’a pas hésité à user de son statut pour peser de tout son poids politique dans les débats sur le numérique. Son implication notamment dans le débat sur les brevets logiciels a été déterminante. Les acteurs du logiciel libre en Europe lui doivent beaucoup ». Cf. APRIL, « L’April témoigne sa reconnaissance à Michel Rocard », 15 janvier 2009, en ligne : http://www.april.org/lapril-temoigne-sa-reconnaissance-a-michel-rocard (consulté le 15/11/2010).

3 Le débat autour des brevets logiciels est toutefois loin d’être clos. Le rejet de la directive a abouti à une forme de statu quo, puisque l’Office Européen des Brevets continue d’accorder des brevets sur certaines méthodes de traitement de l’information (par exemple les systèmes ABS qui équipent de nombreuses voitures). Nombre de ces brevets sont cependant ignorés par les développeurs, et leur violation ne donne dans bien des cas pas lieu à des poursuites, en raison des nombreuses incertitudes juridiques qui demeurent (cf. Philippe AIGRAIN, « An Uncertain Victory : The 2005 Rejection of Software Patents by the European Parliament », op. cit.). Par ailleurs, le projet de mise en place d’un brevet unitaire européen qui serait délivré par l’OEB soulève certaines inquiétudes chez les « libristes ». Sur ces développements récents, on pourra consulter les documents suivants : Gérald SÉDRATI-DINET, « Brevets en Europe : le bourbier de Barnier », 29 mars 2011, en ligne : http://www.april.org/brevets-en-europe-le-bourbier-de- barnier (consulté le 16/08/2011); Jeanne TADEUSZ, « Analyse des récents développements sur le brevet unitaire en Europe », 8 juin 2011, en ligne : http://www.april.org/analyse-des-recents-developpements-sur-le-brevet-unitaire-en-europe (consulté le 16/08/2011). On précisera que ces textes, extrêmement longs et techniques, nous semblent tout à fait représentatifs du degré d’engagement et d’expertise atteint par les militants du logiciel libre (en l’occurrence, par l’April) sur ces sujets.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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