L’art et le design : rencontres, fusion et confusion

L’art et le design : rencontres, fusion et confusion

3.3- L’art et le design : rencontres, fusion et confusion

L’histoire du design, sans cesse en va-et-vient entre l’art et la technique me semble être une première démonstration de cette difficulté qu’a le design à imposer sa propre identité.

Nous l’avons dit, les années 80 voient la conception du design élargie, moins soumise à la pression de l’innovation technique, à la théorie statique du fonctionnalisme, synthèse des développements antérieurs.

Afin de cerner d’avantage cet objet «design», je souhaiterais aborder la question suivante : le design est – il un art ?

Olt Aicher répond partiellement à cette question1 :

«L’art produit des objets uniques et fait ainsi monter rapidement la valeur, même pour un intérêt qui demeure faible. C’est pourquoi une société qui veut placer son argent dans l’art jette en prison celui qui copie un original. C’est un faussaire, alors qu’au contraire le designer qui ne produirait qu’un exemplaire unique ne serait pas un designer.»

Et C. Borngraeber2 ajoute à cette idée :

«Tous ceux qui croient voir une opposition entre design et art devraient se pencher sur l’œuvre de Marcel Duchamp, le bricoleur.»

L’art académique et traditionnel a toujours vécu d’exclusions et l’on se demande (toujours la même question), le design trouve t-il vraiment sa place dans l’art, dans un éventuel service de table, un fauteuil et même une automobile ? N’est-ce pas confondre l’expérience spirituelle avec l’agrément et les commodités ?

Avant les années 20, nous nous trouvons en présence d’un monde manichéen : d’un côté, nous sommes en présence des objets de l’industrie, objets quotidiens, produits, et de l’autre des objets d’art, les œuvres. Ces deux mondes étant considérés comme radicalement antinomiques, leur rencontre n’est alors pas envisageable.

Un certain nombre de courants vont marquer historiquement l’éclatement de ces mondes antinomiques et le rapprochement de l’art et de l’industrie.

a) Abolition de la distinction art et arts appliqués

Les avant-gardes s’approprient les signes de l’industrie. Dadaïstes, cubistes et futuristes pratiquent une esthétique de détournement : collage, assemblage, photomontage et empruntent à l’industrie à la fois les techniques et le langage.

1 Cité par Ch. Borngraeber, Nouvelles tendances, Paris, CCI-Centre G. Pompidou, 1987.

2 Ibid.

Dans le même temps, futuristes et constructivistes tentent d’abolir la hiérarchie entre art dit supérieur et arts appliqués, les uns en supprimant les distances entre les objets,.les autres en condamnant le chevalet (AKHRR, association des artistes de la Russie révolutionnaire), ou encore en investissant la publicité (T. Lautrec, Bonnard) pour que le tableau soit destiné à la rue et non au musée…

Citation de Boccioni :

«Nos corps entrent dans les canapés sur lesquels nous nous asseyons, et les canapés entrent en nous. L’autobus s’élance dans les maisons qu’il dépasse, et à leur tour les maisons se précipitent sur l’autobus et se fondent en lui.»

b) Le Bauhaus et la disparition de toute limite

L’éclatement complet de l’univers clos de l’art, la fin de toute distinction entre beaux-arts et arts appliqués, tel est la préconisation; que l’art bénéficie de l’industrie, des progrès techniques de la société industrielle et que les produits de l’industrie de l’esthétique bénéficie de l’art.

De W Morris au Werkbund, jusqu’au Bauhaus, le but est bien de rapprocher art, artisanat et industrie.

En 1923, le mot d’ordre est lancé : «art et technique, une nouvelle unité».

On relève cependant une ambiguïté : d’une certaine façon, il y a négation de l’art dans la mesure où chaque objet du quotidien devient lui-même œuvre d’art. L’art doit se fondre dans la vie de tous les jours; ce pourrait- il qu’il n’y est plus alors ni profane, ni sacré, mais des objets hybrides artistico-utilitaires ?

c) Duchamp et la démystification de l’œuvre

L’objet industriel est consacré au rang d’œuvre d’art : Duchamp convertit sa valeur marchande en valeur symbolique (changement de statut). Nous pouvons analyser sa démarche de la façon suivante :

  • * La perte de la fonction : contrairement au principe du Bauhaus (la fonction entraîne la forme et en retour ne dépend pas de celle-ci), le ready-made désolidarise les deux : il éloigne l’une afin que l’autre puisse se manifester et échapper à sa domination.
  • * Le réel suffit à créer l’œuvre d’art, qui jusqu’alors était liée à sa représentation illusionniste et trompeuse : un objet réel, non plus son reflet.
  • * l’artiste ne participe pas à son élaboration : l’acte majeur ne réside plus dans la réalisation (ex. le sculpteur qui dégrossit la pierre), mais dans sa seule conception.

Pierre Restany1 les désigne comme des «objets plus» et Anne Cauquelin2 considère les auteurs de ready-made comme des «embrayeurs».

On peut également faire référence aux expériences de Man Ray, même si celui-ci dans sa démarche donne un coup de pouce où Duchamp n’intervient pas du tout (ex : le pain peint, deux baguettes badigeonnées de bleu…)

Toujours est-il qu’avec le ready-made, un nouveau paysage se dessine dans la champ artistique. De toutes les révolutions cumulatives de l’art contemporain, elle est sans doute celle qui marque le plus la question de l’objet.

d) Le Pop Art et la reproduction

Le Pop Art va aligner l’art sur le fonctionnement de la société de consommation, et abréger la distance entre l’art et le public. Il s’empare de l’hyper-banal, de tout ce qui est le plus éloigné de l’art, avec un engouement pour le multiple, valeur intrinsèque du mouvement.

Les artistes s’approprient la machine et lui confère l’exécution en série d’une œuvre, dont ils ont réalisé le prototype.

La rupture de l’art classique et de la notion académique d’unicité est alors consommée.

e) Autres exemples

Les Nouveaux Réalistes ont en France une démarche de même ordre, relative à la consommation : accumulations, compressions, travaux sur le plein et le vide (Arman et Klein…)

Il faut également citer l’Arte Povera, qui s’est employé à réhabiliter les matières que le purisme avait éliminé au nom du privilège du noble et du durable, donc de la richesse. Il leur a fallu lutter pour que soient réintégrés «dans le cercle du beau» le rouillé, le cabossé, le rapiécé, le froissé…

1 Pierre Restany et Bernard Demieux, Les objets-plus,Paris, La Différence, 1989.

2 L’art contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, «Que sais-je ?», 1993.

Parallèlement, le Body Art et le Land Art ont ouvert une autre voie, en choisissant comme support notre environnement, notre demeure, nos rues, notre corps.

A partir de ces différents exemples, est-il encore possible de distinguer de façon si marquée la frontière entre arts et arts – appliqués ? Pourquoi mettre à l’écart une chaise si l’on se réfère par exemple à la tautologie de Kosuth (Art Conceptuel).

Vasarely fit partie de ces artistes qui ont ouvertement plaidé pour la fusion de l’art et de l’industrie : il n’hésite d’ailleurs pas à employer le terme de «produit d’art» :

«Le produit d’art, s’étend de l’agréable objet utilitaire à l’art pour l’art, du plaisant au transcendant.»

François Dagognet, dans Pour l’art d’aujourd’hui1 exprime l’idée que l’art a de tout temps répondu à une fonction utilitaire :

«Hier, l’art a servi la religion et le sacré, plus tard le grandiose et l’exploit, la mémoire, voire ce qui nous est offert et dont nous ne savons pas nous émerveiller.»

En effet, l’artiste a, jusqu’à une époque très récente, exécuté des commandes; de plus, la principale fonction était souvent l’ornementation (ex. fresques de la chapelle Sixtine). Il n’y a pas, au point de départ, c’est- à-dire dans l’acte même de la production, de différence irréductible entre un tableau et un objet industriel. Tous ces objets (artistiques, industriels, ou commerciaux) doivent servir à quelque chose, d’une façon ou d’une autre.

Pour reprendre à nouveau Dagognet2 :

1 François Dagognet, Pour l’art d’aujourd’hui. De l’objet de l’art à l’art de l’objet, Paris, Dis Voir, 1992.

2 Ibid.

«Il est demandé aux designers de créer des formes et de réinventer nos moindres ustensiles : tout ce qui nous entoure et dont nous nous servons: Aristote disait que les dieux habitent aussi la cuisine. L’art les y a rejoint.»

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top