L’apprentissage de la différence, Acquis culturels du séjour Erasmus

L’apprentissage de la différence, Acquis culturels du séjour Erasmus

5.1.3 Apprendre la « dif-errance »

A la suite des apprentissages pour soi-même viennent les apprentissages sur autrui, “culturels” et nous constatons, au regard du nombre d’occurrences par thématiques des acquis du séjour, que ce sont les Bristoliens qui s’y réfèrent le plus. En effet, sont souvent contées dans les récits étudiants, les multiples expériences, anecdotes de vie quotidienne qui jalonnent le parcours Erasmus. La discipline, l’ordre ou le désordre, les habitudes alimentaires, vestimentaires et les pratiques de sociabilité sont les points les plus remarqués et commentés.

Les étudiants Erasmus décrivent ces pratiques avec ironie, admiration ou irritation, mais là-encore changent rarement leurs propres comportements durant leur séjour et encore moins à leur retour. En effet tout se passe comme s’ils étaient simples spectateurs ou comme si le séjour Erasmus était un film dans lequel ils n’étaient que figurants. Les connaissances culturelles acquises sur une base strictement descriptive et comparative, ne semblent pas améliorer leur compréhension du pays d’accueil.

La perspective binaire chez certains étudiants (le seul élément stable de la comparaison étant le pays d’origine) accentue le déséquilibre et produit une « chosification » d’autrui, alors que la volonté déclarée du programme Erasmus est l’échange et la reconnaissance. L’apprentissage de la différence a semble-t-il un intérêt, mais nous pouvons légitimement nous interroger sur les moyens utilisés. La confrontation quotidienne avec des formes de l’altérité, en se situant en marge, peut induire un abus des explications culturalistes. Ces dernières justifient les comportements à partir d’une appartenance groupale, vidant les cultures de leur complexité, de leur historicité et de leurs conflits internes. Souvent autrui est appréhendé sans tenir compte des processus liés à la diversification sociale et à la diversité culturelle, comme dans la description de cette étudiante italienne, qui regroupe les Italiens et les Espagnols dans une catégorie et les Allemands, les Suédois et les Anglais dans une autre, différente:

“Selon moi, les espagnols et les italiens sont très semblables, les français assez, par contre les allemands, les suédois, et les anglais sont vraiment différents.

Dans quel sens?

21 MEIRIEU (P), L’école, mode d’emploi: “des méthodes actives” à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, éd, 1991, 187p.

C’est-à-dire, disons que les allemands et les suédois, je ne les connais pas bien, simplement, ils me semblaient plus…. Mais les anglais, ont vraiment… les personnes communes, normales, qui travaillent en fait, ont vraiment, sont absolument arrêtées sur la discipline et absolument intransigeantes, tous précisent en fait, on ne doit pas faire ceci, on ne doit pas faire ça. Parfois c’est utile, parce que par exemple l’université fonctionne très bien, toute régulée, toute… et donc ils sont comme ça.”

Christina, 24 ans22

Les séjours d’études à l’étranger sont pourtant considérés par les protagonistes comme d’excellents moyens, de lutter contre les préjugés et de favoriser une identification commune. Aucun chercheur, pourtant, n’a prouvé que l’expérience du contact suffise à éroder les stéréotypes.

Au contraire, dans le cas des Erasmus, l’expérience sert quelquefois à renforcer des idées et des représentations fausses au nom du “vécu”. Nous avons vu qu’il n’était pas rare de revenir d’un échange avec davantage d’idées xénophobes qu’au départ.

L’expérience immédiate de vie quotidienne ne fournit pas toujours une connaissance appropriée. Les rares étudiants Erasmus (non-cosmopolites) qui sont parvenus à une certaine compréhension, connaissance, sont ainsi ceux qui ont accompagnés leurs projets de mobilité, leurs déplacements d’interventions régulatrices et de réflexions (du local au global) sur la littérature, l’histoire, la politique du pays d’accueil. Mais pour beaucoup d’étudiants Erasmus, ces “actions-formations” in situ entrainent une certaine “commercialisation de l’altérité” qui néglige la structuration des apprentissages. Il y aurait un véritable travail de réflexion à mener sur la formation qui devrait accompagner la mobilité.

Ces échanges, livrés aux seules bonnes intentions des participants, dont les “capitaux” possédés varient, ainsi que leurs légitimités, risquent fort de creuser les écarts entre les bénéficiaires des séjours à l’étranger, en terme d’apprentissages.

22“Secondo me gli Spagnoli e gli italiani sono molto simili, i francesi abbastanza, invece i tedeschi, svedesi, e gli inglesi, sono proprio più diversi.

In che senso?

Cioè, adesso i tedeschi e gli svedesi non le conosco benissimo, semplicemente mi sembravano più… Pero gli inglesi, hanno proprio… le persone comuni, normali, che lavorano insomma, hanno proprio, sono assolutamente fermi sulla disciplina e assolutamente intransigenti, tutti precisi insomma non si fa cosi, si fa cosa, questo a volta è utile, perché ad esempio l’università funziona benissimo, tutta regolarizzata, tutto.. E quindi sono cosi.”

Les échanges universitaires sont trop souvent l’occasion de pointer des différences entre grandes entités au détriment des ressemblances ou de la pluralité interne. Appréhender une culture, n’est-ce pas dépasser une vision parcellaire, réduite à l’énumération de faits culturels, à une collection de rites, de mythes et de pratiques? Dans les acquis culturels du séjour Erasmus, si nous pouvons les nommer ainsi, ressort ainsi une connaissance mosaïque, qui est cependant rarement dépassée au profit d’une recherche de cohérence, de liens.

Il est vrai que les échanges permettent de vivre une altérité exponentielle, mais la question de l’évaluation de cet apprentissage reste, elle aussi, ouverte. Tous les étudiants Erasmus sont loin de posséder la même capacité empathique nécessaire à la compréhension, qui s’acquiert durant la socialisation primaire. Ils s’intéressent rarement à la vie politique, économique et culturelle du pays d’accueil. Après leur passage que reste-il alors? La tolérance, peut-être, vis-à-vis des étrangers dans leur pays d’origine, car ils comprennent mieux leurs difficultés, comme le souligne Polly:

“Je pense que ça m’a fait prendre conscience des étrangers dans mon pays. Tu sais, je veux dire, quand tu ne penses pas à ces choses, tu es en train d’attendre dans une queue par exemple et il y a quelqu’un en face de toi, qui ne parle pas très bien anglais. Et donc ils prennent leur temps et tu es assis là, et tu es en retard pour ton travail, donc ça t’ennerve. Mais comme j’ai été cette personne, je sais…ce n’est pas de leur faute si le vendeur ne parle pas assez clairement pour qu’ils comprennent. Donc, je pense que ça m’a rendue beaucoup plus tolérante.”

Polly, 21 ans23

En outre, face à une politique assimilationniste au sein de l’Union Européenne envers les “extra-communautaires”, les étudiants Erasmus, comme les cadres internationaux ne subissent pas les mêmes injonctions à se conformer à un ensemble de normes et valeurs culturelles de l’élite du pays d’accueil.

La question de “l’intégration” d’une population qualifiée européenne est, par là même, souvent éludée, car comme se plaisent à le souligner les intéressés eux-mêmes, il ne s’agit pas pour eux de “migration” mais de “mobilité professionnelle”, du fait du caractère provisoire de l’installation. Pourtant la désignation d’une immigration comme provisoire ou définitive est toujours aléatoire24 et même si les Erasmus ne font que se succéder, les institutions qui marquent leur passage n’en continuent pas moins d’exister et de produire leurs effets.

23 “I think it has made me more aware of foreigners in my country. You know I mean when you don’t think about these things, you are standing in a queue for example and there is someone in front of you who doesn’t speak very good English. And so they are taking there time in the queue and you’re sitting there and you’re late for your work so you just get irritated with them. But because I have been that person I know [..] It’s not their fault that the shop keeper doesn’t speak clearly enough for them to understand. So I think it has made me a lot more tolerant of other people’s behaviour and I think it’s also made me a lot more tolerant.”

24Op. Cit. Wagner (AC) p 191.

Il convient aussi de prendre au sérieux le refus des étudiants Erasmus, et plus généralement des catégories sociales privilégiées, lorsque le provisoire dure, de se considérer comme immigrés. Le rapport distancé (dans les discours) à un pays, à une nation, est en effet constitutif des positions sociales internationales. De plus, si l’objectif de formation du citoyen européen par le séjour Erasmus est une prise de conscience des différences « culturelles » qui séparent les Européens, alors on peut dire que l’expatriation est formatrice.

S’il s’agit de créer un sentiment d’appartenance à une même unité (l’Europe), une « communication interculturelle » (notion en vogue, mais concept peu opératoire) ou un éloignement des stéréotypes associés à des statuts sociaux et à l’histoire des nations, l’échec semble patent. Bien souvent avant leur séjour, ces jeunes n’avaient aucun sentiment d’appartenance particulièrement fort. L’éloignement leur fait prendre conscience de leurs attaches affectives pour leur pays familial.

Même si leurs intérêts pour le cosmopolitisme et le métissage est certain, les étudiants Erasmus ont toujours besoin de s’identifier à un groupe, qu’il soit géographiquement ou intellectuellement situé. Luca, Luke et Anna, comme la plupart des étudiants Erasmus sous des formes plus euphémiques ou élaborées les rejoignent sur ce sentiment d’appartenir à un pays, d’en être le « produit »:

[…]Donc tu as connu plus d’étrangers.

Oui, c’est une chose bizarre, parce que moi, je n’ai jamais eu l’orgueil d’être italien, je suis italien point. C’est un fait, je suis né en Italie. Par contre là-bas, c’est ressorti d’une manière forte, en vérité, le sentiment d’appartenance à un pays, à un Etat, le fait d’être italien.

Luca, 23 ans25

« Ca m’a fait réaliser combien j’étais un produit de mon pays, ce que je n’avais pas réalisé avant »

Luke 20 ans 26

« Moi, je me sens française et mondiale ! (rire) C’est un peu paradoxal peut-être, mais, c’est vrai que quand on vit dans un pays étranger, même si on ne ressent pas ça chez soi, on se sent différent, on sent que l’on fait partie d’une autre culture »

Anne, 22 ans

25Quindi hai conosciuto più Italiani…

Si, è una cosa strana, perché io non ho mai avuto l’orgoglio di essere italiano, sono Italiano punto. E un dato di fatto, sono nato in Italia. Invece li, è uscito molto fuori, per dire la verità, il sentimento di appartenenza ad un paese, ad uno stato, il fatto di essere Italiano

26“It made me realise how much I am a product of my country, which I didn’t realise before”

En cela, la nationalité est un élément du statut Erasmus, qui stratifie la population. Les relations de domination ou de force entre les pays produisent des effets très concrets sur les rapports et les réseaux sociaux, entretenus et maintenus par les étudiants Erasmus. Les relations entre les nationalités ne sont pas sans présenter des homologies avec les relations entre les catégories sociales au sein des pays. Nous allons donc maintenant tenter d’analyser les conséquences de la rencontre ou plutôt de la co-existence des cultures.

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