La société technologique et les enseignements du logiciel libre

La société technologique et les enseignements du logiciel libre

Conclusion 

L’utopie du logiciel libre

L’AUTO-ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE COMME IDÉAL UTOPIQUE

Quant à l’idée qu’un impératif technique, une propriété de la société technologique avancée exige un pouvoir centralisé et autoritaire, je la juge parfaitement absurde, je n’ai jamais trouvé d’argument en sa faveur. […] Je pense que rien, dans la technologie ou la société technologique moderne, ne nous éloigne de la décentralisation du pouvoir. Bien au contraire.

Noam Chomsky

Ce travail prend la suite de nombreuses recherches sociologiques, qui s’efforcent d’appréhender l’expérience existentielle inédite que représente notre engagement dans un monde de plus en plus dépendant d’Internet et des technologies de communication.

Il s’intègre à une constellation de travaux, qui cherchent à comprendre ce que deviennent – et ce que pourraient devenir – l’individu et la société, lorsque s’opère une « logiciarisation de toutes les activités humaines », selon la formule évocatrice qu’Hervé le Crosnier prête à André Gorz1.

Nous sommes ici en bonne compagnie, que ce soit pour aborder le basculement vers un monde technicisé et corrélativement intellectualisé à l’extrême2, ou pour décrire les formes de sociabilité émergeant de l’utilisation de technologies, qui ouvrent des possibles autant qu’elles en ferment1.

Le monde du logiciel libre offre d’une certaine manière un précipité des questions qui se nouent dans ce contexte.

Il renvoie à l’expérience subjective de développeurs que le plaisir de « coder » pousse parfois à aller au-delà de ce qui semblerait physiquement raisonnable, mais aussi aux liens qui se tissent dans des collectifs où l’horizontalité de l’organisation n’annihile pas les relations de pouvoir, où la collaboration n’exclut pas la concurrence, et où le caractère « virtuel » des relations n’empêche pas les rencontres « in real life » (comme les qualifient parfois, avec une pointe d’autodérision, ceux dont la résidence principale est le monde numérique).

1 Cf. Hervé LE CROSNIER, « Leçons d’émancipation : l’exemple du mouvement des logiciels libres », op. cit.

2 Gérard Dubey décrit avec éloquence et un certain effroi ce nouveau monde, au sein duquel résistent néanmoins « l’expérience sensible, la force qu’oppose le concret à toutes les tentatives d’assignation à résidence, la liberté qui se donne au travers des petits bricolages avec la vie et le plaisir d’être ensemble » (Gérard DUBEY, Le lien social à l’ère du virtuel, op. cit., p. 243-244).

Ces aspects ont donné lieu depuis une quinzaine d’années à des recherches sociologiques et anthropologiques foisonnantes et passionnantes.

Au cours de nos pérégrinations intellectuelles, nous avons toutefois été saisis d’un étonnement auquel celles-ci n’arrivaient pas totalement à répondre : comment une pratique – la programmation collaborative – à laquelle seul un faible pourcentage de la population peut s’adonner a-t-elle pu inspirer des réalisations dans de nombreux domaines sans liens avec l’informatique ? Comment un militantisme dont le propos porte sur le code source – autrement dit quelque chose de notoirement obscur pour la plupart des gens – a-t-il réussi à influencer d’autres formes d’activisme et à susciter des théories sociales inédites ? En d’autres termes, il nous fallait comprendre par quels ressorts le logiciel libre avait acquis une résonance forte hors du domaine socio-professionnel qui l’avait vu naître, et surtout quelles étaient les spécificités des idées politiques et des modèles sociaux à la construction desquels il avait contribué.

Il s’agissait donc d’aborder un fait social spécifique – l’extension de la portée du logiciel libre – mais aussi de le réinscrire dans une perspective plus vaste : celle de la recherche d’alternatives individuelles et collectives à l’état présent du monde.

Ce projet a impliqué une méthode particulière : d’une part, reconnaître les spécificités socio-anthropologiques du « libre » et des phénomènes sociaux qu’il a accompagnés; d’autre part, forger des outils conceptuels pour dire la signification politique que ces phénomènes pouvaient avoir. Ces outils, nous les avons trouvés au sein de la philosophie et de la théorie critiques, dans les concepts d’utopie, d’idéologie et de mythe.

Ceux-ci ont certes été adoptés, depuis longtemps déjà, par des sociologues cherchant à démonter les logiques propres aux discours d’accompagnement des techniques, et à démontrer les effets qu’ils ne manquent pas de produire sur le monde « réel ».

Il nous a néanmoins semblé possible de leur apporter une nouvelle fraîcheur, en précisant leur sens philosophique chez Ernst Bloch, Walter Benjamin ou Paul Ricœur.

Il nous a surtout paru indispensable de renouveler ainsi leurs usages analytiques et critiques : utiliser le couple utopie/idéologie pour décrire différents modes d’extension du logiciel libre, jouer de l’opposition entre utopie et mythe pour dénoncer la naturalisation des nouvelles formes de « collaboration distribuée », réactiver une appréhension de l’idéologie comme distorsion pour mettre en évidence l’écart entre les discours et les pratiques des « libristes », montrer qu’une utopie vit de ses altérations pour souligner les changements nés de la convergence entre le logiciel libre et d’autres luttes, distinguer un utopisme marxiste et un utopisme libéral afin de caractériser les deux « récits » ayant progressivement émergé de ce processus.

1 Cf. Serge PROULX, Louise POISSANT et Michel SÉNÉCAL (dir.), Communautés virtuelles. Penser et agir en réseau, op. cit.; Sylvie CRAIPEAU, La société en jeu(x), op. cit. On mentionnera également la thèse en cours de Raphaël Koster sur « L’expérience du joueur de jeu vidéo dans la société individualiste », et les travaux du GT 41 de l’association française de sociologie (AFS) sur « Corps, technique et société ».

À travers cette méthode, l’extension de la portée du logiciel libre nous est apparue – bien loin de tout déterminisme technologique comme de toute sociologie idéaliste – comme un phénomène social devant être pensé à l’entrecroisement de plusieurs types de considérations : technologiques, économiques, épistémologiques et politiques.

Deux enseignements du logiciel libre

Il est indéniable que le mouvement du logiciel libre n’aurait pas eu la même résonance s’il n’avait fait vibrer des cordes que le contexte contemporain rend très sensibles.

En réactivant l’idéal de libre circulation de l’information propre à la cybernétique et à l’utopie que celle-ci véhiculait déjà au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il s’étaye sur des représentations qui ont contribué à modeler le monde actuel.

Inscrit dans une société étroitement dépendante de l’informatique et désormais d’Internet, il participe d’un mouvement d’ensemble par lequel ces technologies semblent devenir chaque jour plus incontournables.

Enfin, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus dépendant de l’activité « cognitive » des sujets que relient les technologies de la communication, l’efficacité de son modèle de collaboration en ligne a indéniablement quelques raisons d’intéresser.

Les raisons des succès connus par le logiciel libre sont donc épistémologiques, technologiques, et économiques. Elles sont aussi politiques, au sens large.

Au sein de sociétés industrielles qu’il est désormais courant de présenter comme à bout de souffle, une forme de production qui semble marquer une rupture avec l’organisation hiérarchique des entreprises, favoriser des modèles économiques originaux, et véhiculer un rapport inédit au travail ne manque pas d’éveiller la curiosité, voire de susciter l’enthousiasme1.

Que le fonctionnement « réel » des projets « libres » ne soit jamais tout à fait conforme à la vision idéalisée promue par leurs zélateurs invite sans aucun doute à faire preuve de mesure.

Il n’en demeure pas moins qu’il s’y esquisse des alternatives aux formes sociales caractéristiques du monde industriel, la question de savoir si ces alternatives constituent un véritable pas de côté par rapport aux logiques capitalistes (utopie) ou une simple expression du capitalisme le plus « avancé » (idéologie) demeurant ouverte.

1 Plus récemment que les auteurs auxquels de larges pans de ce travail sont consacrés, le philosophe Bernard Stiegler s’est lui aussi pris d’intérêt pour le logiciel libre, et pour les alternatives liées à la nouvelle « économie de la contribution ». Il écrit ainsi : « Bien au-delà de l’automobile et de la combinaison métallurgie/pétrochimie, c’est le système économique, industriel et financier du XXe siècle dans son ensemble qui s’avère caduc, et avec lui leconsumérisme en général, et ce, pour tous les produits industriels – y compris culturels. Car un autre modèle comportemental, collaboratif et contributif est apparu […]. Ce nouveau comportement, propre aux sociétés hyperindustrielles dans lesquelles nous vivons, est fondé sur un nouvel âge de la réticularité où se développent des technologies relationnelles numériques.

Avec celles-ci (sites, blogs, serveurs vidéo, wiki, « réseaux sociaux », technologies collaboratives en général), ce sont les relations sociales dans leur ensemble qui se transforment en profondeur, soulevant une nouvelle question politique et ouvrant une nouvelle perspective économique : – la nouvelle question politique est celle de la société réticulaire et de l’écologie relationnelle; – la nouvelle perspective économique est celle de la contribution, qui ne s’inscrit plus dans le modèle production/consommation » (Bernard STIEGLER, « Du temps carbone au temps lumière » in Bernard STIEGLER, Alain GIFFARD, Christian FAURÉ, Pour en finir avec la mécroissance.

Quelques réflexions d’Ars Industrialis, Paris, Flammarion, 2009, p. 11-115). Bernard Stiegler considère le logiciel libre comme une « matrice » pour ce nouveau modèle dont il célèbre l’émergence. Il développa notamment ce point lors de la séance de conférences « Logiciel libre et économie de la contribution : le temps de la déprolétarisation » organisée à Paris le 6 mars 2010.

Par ailleurs, lorsqu’il est devenu clair que le néolibéralisme contemporain poussait à une extension sans précédent du pouvoir détenu par les détenteurs de droits de propriété intellectuelle, un mouvement qui avait créé un statut original de « biens communs » pour ses productions informationnelles est apparu à beaucoup comme une résistance salutaire.

Quand ses partisans se sont eux-mêmes engagés dans des actions militantes pour défendre cette alternative contre les évolutions législatives qui la menaçait, on comprend qu’ils aient gagné à leur cause des activistes et des intellectuels, issus d’horizons différents mais voyant là l’opportunité de faire cause commune. Cette convergence a notamment été rendue possible par la notion d’information.

Cette dernière a en effet permis de reconnaître des logiques communes, là où il ne pouvait sembler y avoir que des luttes spécifiques. Elle a été au cœur de la constitution d’une alternative au discours néolibéral sur la « société de l’information », alternative située au sein même du « paradigme informationnel » qui domine les représentations contemporaines.

Les gains politiques – présenter un front uni et crédible face aux tenants d’un renforcement de la propriété intellectuelle – associés à cette « critique interne » ne doivent cependant pas voiler les pertes que la focalisation sur l’information a pu entraîner, notamment en centrant les débats sur la question de « l’accès ».

De ces constatations, on pourra tirer deux enseignements. Le premier est qu’à supposer que le futur doive se construire avec Internet et les technologies numériques (il paraît tout de même improbable de faire sans), il existe plusieurs manières de les y intégrer.

Ainsi, il n’est peut-être pas sans importance qu’un mouvement se soit constitué pour refuser l’appropriation privative de l’information, et pour faire vivre des collectifs, certes « virtuels », mais néanmoins soudés par l’adhésion à quelques principes communs.

Des logiciels libres, des formats ouverts, des objets sans DRM, des politiques et des technologies protégeant le droit à la vie privée sur le Web, des législations favorisant la circulation des œuvres culturelles sur Internet, des initiatives facilitant l’accès en ligne aux recherches scientifiques, un Réseau dont l’évolution n’épouse pas uniquement les intérêts des grandes entreprises : il y a là une trajectoire possible.

La plupart des changements récents empruntent pourtant un chemin différent. Ainsi, au sein de ce monde social profondément marqué par l’informatique et Internet qui est désormais le nôtre, des choix politiques sont à faire, et ceux-ci engagent le futur de façon décisive. Tel est peut-être le premier enseignement à tirer de l’histoire, et des combats, du mouvement du logiciel libre.

Ce dernier dit également quelque chose de plus général. Dans la lutte impulsée par Richard Stallman s’exprime la capacité que peuvent avoir certains collectifs à résister à ce qui se présente comme un « état de fait », à agir de manière déterminée pour des valeurs qu’ils estiment menacées, et à réaliser des choses qui apparaissent à beaucoup comme impossibles.

Il y là sans doute de quoi susciter quelque admiration, même pour qui ne partage pas le propos du free software ou éprouve peu d’intérêt pour son combat.

N’est-ce pas en effet la possibilité de l’utopie concrète qui s’exprime ainsi, autrement dit la capacité à inscrire dans le monde des aspirations que d’aucuns pensaient confinées au domaine de l’irréel ? Une telle conviction a peut-être du sens aujourd’hui où le besoin de faire du futur une construction commune – et non l’expression d’une fatalité ou la reconduction du présent moyennant quelques « adaptations à l’évolution du monde » – semble s’imposer, bien que personne ne sache très bien comment poser les premières briques.

Tels sont quelques motifs de réflexion que pourra inspirer l’utopie du logiciel libre. Loin d’être « pure », celle-ci est en permanence attirée par l’éclat du mythe et aspirée par le confort de l’idéologie.

Elle est donc bien loin de fournir « clés en main » les solutions aux défis qui se posent à nos sociétés. Elle est même notoirement insuffisante et criticable par certains aspects : elle n’affirme qu’en de très rares occasions l’exigence de justice sociale, elle néglige bien souvent les problèmes environnementaux, elle ne met pas en débat ce que les technologies (libres ou non) peuvent aussi avoir d’aliénant.

Il nous a néanmoins semblé important d’insister sur le fait qu’elle pouvait être abordée dans le cadre d’un certain renouveau de l’imagination politique, et à partir de l’idée – fondatrice de la conscience utopique – que le monde tel qu’il est n’est jamais irrémédiable.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top