Démarche de renouvellement du moi et relation à l’altérité

Chapitre 5

Démarche de renouvellement du moi et relation à l’altérité

Si l’expérience que propose la psychopédagogie perceptive peut bouleverser, c’est parce qu’elle dévoile l’inconcevable : la possibilité qu’a l’être humain d’entrer en réciprocité avec la substance de la vie en lui. Voilà le premier inconcevable qui caractérise le sensible8.

Le fait que cette réciprocité mette à la portée de la personne un principe de potentialité et d’évolutivité qui révèle l’infini jeu de ses possibles manières d’être constitue le second inconcevable. L’étonnement radical devant l’accès à la présence tangible de la Totalité renvoie à un troisième inconcevable.

Dans les pages qui précèdent, nous avons clairement évoqué le mouvement interne en tant qu’élan qui pousse la personne à s’ouvrir à de nouvelles manières d’être aux autres. Cet élan laisse présager d’un quatrième inconcevable, encore à dévoiler mais qui aurait trait à la réconciliation entre autonomie et appartenance, entre auto-centrisme et altéro-centrisme. Il y aurait là une alternative aux extrêmes que sont la préoccupation excessive de soi d’un côté et l’oubli pathologique de soi de l’autre.

Mais cette voie du milieu ne serait pas une moyenne tiède, une façon de n’être en fait ni avec soi, ni avec les autres. En effet, la proposition de la psychopédagogie perceptive ne consiste nullement à rester à distance de soi, de tout et de tous. Nous sommes en présence d’une voie de l’implication et pressentons la possibilité de concilier intense présence à soi et pleine présence à l’autre.

Est-ce là un idéal de plus, un idéal de trop ? Ou s’agit-il d’un horizon porteur qui mérite investigation ? Notre projet de recherche est la marque d’une conviction : ce n’est qu’en foulant le chemin auquel nous invite cette force de changement qui pousse en nous, porté par le mouvement interne et qui nous invite à nous tourner à la fois vers soi et vers les autres que nous pourrons en avoir le cœur net.

Dans le cadre de notre étude, quelques pas en ce sens pourraient être fait autour de la question suivante : en quoi une démarche au contact avec le sensible transforme-t-elle la relation à l’altérité ? Pour avancer dans cette interrogation, nous allons esquisser quelques réflexions autour de la question de l’altérité, avant d’entrer plus directement dans une compréhension des processus à l’œuvre dans le couple.

8 Il serait intéressant de recenser les divers « inconcevables » propres au rapport au sensible mais là n’est pas notre projet. Précisons simplement que l’inconcevable véritablement premier, le « chiasme fondateur » selon Danis Bois, est rencontré lors de la découverte du mouvement interne, dans l’expérience que la personne fait alors d’une « immobilité en mouvement ».

Et puis il y a l’amour… Nul besoin de plaider sa cause et de faire entendre au lecteur que l’amour tient une place centrale dans l’existence humaine. Certes, le spectacle des actes humains au quotidien peut parfois laisser perplexe quant à la réelle priorité qui est donné à l’amour dans les rapports interpersonnels. Mais il est des hommes et des femmes qui œuvrent pour que cette donnée de l’amour gagne du terrain dans un monde qui en manque cruellement.

Nous avons évoqué sa place, légitime dans une science de l’humain qui voudrait rendre hommage à la pleine dimension de l’existence; la question de l’amour ne saurait être exclue d’une démarche scientifique qui voudrait traiter des thèmes qui « comptent ».

Nous avons mentionné que la démarche au contact du sensible mettait en rapport avec un principe d’amour qui se déployait à l’intérieur de soi, à la faveur de conditions de réciprocité avec le sensible. Mais qu’en est-il alors des expressions de l’amour vers autrui ? Là encore, le champ d’investigation est gigantesque.

Les possibilités d’un surinvestissement du moi

Commençons par aller au devant de la critique qui pourrait être faite au projet de la psychopédagogie perceptive pour qui ne le connaîtrait pas véritablement. Comme toute démarche centrée sur la personne, il pourrait être reproché à nos propositions d’encourager les tendances égocentriques des personnes – et qui sont aussi celles de l’époque comme nous l’avons mentionné dans l’examen des pertinences sociales.

S’il est vrai que la rencontre avec le sensible peut pour un temps « absorber » certains dans une priorité d’enrichissement du rapport à soi, nous ne voyons là que les manifestations inhérentes à toute quête exploratoire; c’est à travers une démarche de réajustements qui laisse la place à la dynamique des essais et des erreurs que se fait également la formation de soi.

De par notre expérience de la fréquentation du sensible, nous savons que tôt ou tard, la personne installée dans un auto-centrisme prédominant sera amenée à étendre sa démarche d’apprentissage aux prises de conscience et au renouvellement de son rapport aux autres.

Tentons de mieux comprendre les enjeux en présence.

Bref retour sur le mythe de Narcisse

Le philosophe Louis Lavelle, que nous avons évoqué dans le paragraphe consacré aux pertinences sociales, nous rappelle l’histoire de Narcisse (Lavelle, 1939, p. 7). Voici un extrait, parlant pour notre étude :

[Narcisse] a le cœur pur. De crainte que son propre regard ne vienne ternir cette pureté, on lui prédit qu’il vivrait longtemps s’il acceptait de ne se point connaître. Mais le destin en a décidé autrement. Le voilà qui se dirige pour apaiser sa soif innocente vers une fontaine vierge où personne encore ne s’est miré.

Il y découvre tout à coup sa beauté et n’a plus soif que de lui-même. C’est sa beauté qui fait désormais le désir qui le tourmente, qui le sépare de soi en lui montrant son image, et qui l’oblige à se chercher lui-même où il se voit, c’est-à dire où il n’est plus.

Nous n’irons pas plus loin dans la lecture du mythe de Narcisse mais nous poursuivrons avec l’auteur qui s’interroge sur « le secret de l’intimité ». Pour le philosophe, « Narcisse cherche en lui le secret du monde et c’est pour cela qu’il est déçu de se voir. Ce secret divin est plus intime à lui que lui-même : il est l’intimité de l’Être pur » (Ibid., p. 25).

Osons avancer que l’itinéraire de la rencontre avec le sensible met en présence la personne avec l’Être, ou plus exactement avec « l’Être en mouvement ». De par la qualité de cette expérience, osons proposer qu’en présence du sensible, la personne pénètre le « secret du monde »9.

Les avertissements de Lavelle n’en restent pas moins valables. Ils portent sur les dangers de l’introspection. En fait, pour aller à la rencontre de l’être, le philosophe appelle à entrer en rapport avec l’intériorité : « Nous ne pouvons découvrir que notre être réside dans cette intimité secrète où nul ne pénètre que nous-mêmes sans faire appel à l’introspection pour le connaître » (Ibid., p. 26). Lavelle poursuit en précisant la nature dynamique du moi : « Le moi n’est qu’une possibilité qui se réalise; il n’est jamais fait; il ne cesse de se faire » (Ibid.).

Et le philosophe de nous mettre en garde : « C’est pour cela qu’il y a deux introspections : l’une, qui est la pire des choses, et qui me montre en moi tous ces états momentanées où je ne cesse de me complaire, l’autre, qui est la meilleure, et qui me rend attentif à une activité qui m’appartient, à des puissances que j’éveille et qu’il dépend de moi de mettre en œuvre, à des valeurs que je cherche à reconnaître afin de leur donner un corps » (Ibid.).

Dans le cadre de la présente étude, nous ne disposons pas d’un espace suffisant pour montrer, à l’examen des instruments pratiques de la psychopédagogie perceptive, en quoi celle-ci met à la portée des personnes une démarche introspective permettant d’éviter cet écueil.

Précisons simplement que le rapport authentique au mouvement interne offre une voie introspective féconde en ce sens. Encore une fois, les cadres d’expérience de la psychopédagogie perceptive sont des propositions d’enrichissement de la sphère introspective des personnes mais en même temps, ouvrent sur le rapport à l’altérité, nous l’avons vu dans l’examen du concept de réciprocité.

Revenons à Lavelle qui nous invite à pénétrer le secret de l’intimité avec soi-même : « L’INTIMITÉ10, c’est le dedans qui échappe à tous les regards, mais c’est aussi l’ultime fond du réel » (Ibid., p. 27). Le regard du philosophe est inédit : « L’intimité est bien, comme on le croit souvent, le dernier réduit de la solitude.

Mais il suffit aussi qu’elle se découvre à nous pour que la solitude cesse. Elle nous découvre un monde qui est en nous, mais dans lequel tous les êtres peuvent être reçus ». C’est donc à la rencontre que le philosophe nous invite : « Car le point où chacun se ferme sur lui-même est aussi le point où il s’ouvre véritablement à autrui.

Et le mystère du moi, au moment où il devient le plus profond, où il est senti comme véritablement unique et inexprimable, produit cette sorte d’excès de la solitude qui la fait éclater parce qu’elle est la même pour tous. Et c’est alors seulement que j’ai le droit d’employer ces mots admirables : ‘m’ouvrir à vous’, c’est-à-dire abolir en moi tout secret, mais en même temps faire accueil et donner accès en moi à votre propre secret » (Ibid., pp.28-29).

9 Le « secret du monde » renvoie à la notion de « mystère ». Pour le lecteur qui trouverait notre proposition audacieuse, il peut être bon de faire référence à Edgar Morin qui n’oppose pas science et mystère : « Si je suis un être rationnel, je le suis comme Pascal qui, par raison, connaît les limites de la raison. J’ai toujours perçu les limites de la rationalité. Rien de plus merveilleux que les sciences pour explorer le mystère du monde. Et contrairement au scientisme qui prétendait dissiper tous les mystères, ce sont justement les sciences qui me conduisent vers le Mystère » (1999, p. 129). En poursuivant ses réflexions, l’auteur ajoute : « Dans notre monde, il existe encore de l’énigme et du mystère. J’appelle énigme ce qui pourra trouver une solution par la connaissance. J’appelle mystère ce qui dépasse le langage et la pensée » (Ibid., p. 138).

Il est donc une solitude qui n’enferme pas celui qui s’y risque. Pour Lavelle, cette solitude permet de rejoindre une intimité « individuelle et universelle à la fois » (Ibid.) et de s’ouvrir véritablement aux autres.

Il nous semble opportun ici de citer Danis Bois, à travers l’extrait d’un ouvrage rédigé dans les années 1980 mais dont l’auteur a choisi de différer la publication11 : « L’homme spirituel est ce solitaire dont les pas sonores ne se feront plus jamais l’écho de la solitude ».

C’est une fois que l’on a accédé à cette solitude habitée qu’il devient possible d’accueillir véritablement l’autre. La « présence à soi » qui se donne à vivre dans ce rapport sans fard avec soi-même et que nous avons mentionnée dans les pages qui précèdent ouvre à l’accueil d’autrui. Les participants de la recherche menée par Danis Bois en témoignent explicitement (2007, p. 307).

Les écueils possibles d’un surinvestissement du moi dans le rapport à l’autre

À propos du surinvestissement du moi

Rapprochons-nous maintenant de notre thème de la relation de couple en faisant appel à Élisabeth Badinter, à travers son ouvrage L’un est l’autre (1986), qui traite des relations entre hommes et femmes. Bien que datant d’une vingtaine d’années, nous y trouvons déjà une mise en garde à propos d’un surinvestissement du moi et de cette tendance de la société occidentale, toujours à l’œuvre aujourd’hui, qui pousse l’être humain à l’individuation, voir même à l’androgynie, c’est-à-dire pour simplifier à la complétude masculin-féminin en soi.

Cette manière d’être semble donner à la personne un sentiment de supériorité et d’exigence vis-à-vis de toutes choses : « Nous voulons tout parce que nous nous éprouvons nous-mêmes comme une totalité en soi.

Nous avons le sentiment plus ou moins prononcé d’être un exemplaire représentatif de toute l’humanité. Un succédané de la totalité divine » (p. 307). Cette manière d’envisager le rapport à soi conditionne bien évidemment le rapport aux autres et au monde comme nous le verrons plus loin.

Pour E. Badinter, les temps ne sont plus aux faux semblants en ce qui concerne la prééminence du Moi :

« Le Moi est devenu notre bien le plus précieux. […] Jadis, il était ‘mal élevé’ d’en parler et répréhensible d’en faire le fondement de son existence. Il fallait à tout prix donner le sentiment que l’Autre était plus important que le Moi » (Ibid., p. 308).

Pour l’auteur, cette quête exacerbée a les allures d’une dictature : « Les objectifs ont radicalement changé : on ne pense plus guère qu’à gérer son temps de vie et à utiliser toutes ses capacités. Laisser en friche quelques-unes de ses potentialités est un crime impardonnable contre le nouveau capitalisme du Moi ».

Il en découle une dynamique égocentrique et qui retraduit le narcissisme en « nouvelle méthodologie ». En quels termes se pose alors le projet de vie ? Pour E. Badinter, celui-ci s’articule autour du « Connais-toi toi-même » et du « aime-toi ». Mais la « valeur absolue du Moi » guide tous les mouvements.

La logique des conduites individuelle est implacable : « Puisque inaptitudes et inappétences sont mises au compte d’un Moi malheureux, ‘bloqué’, c’est un devoir de l’écouter, le regarder, le disséquer, pour être en mesure de le libérer ». Les référents de notre époque s’associent à ces tendances : « Le Moi est objet de culte et de culture, parce qu’on mise tout sur lui. Il est censé nous apporter plaisir, bonheur, gloire et peut-être même l’éternité, plus sûrement que quoi ou qui que ce soit » (Ibid., pp. 308-309).

10 C’est l’auteur qui souligne.

Ainsi donc, la quête de soi aurait aujourd’hui comme origine les quêtes du bonheur et de la réussite et par contraste, le manque d’envies et les incapacités de la personne seraient à mettre sur le compte d’un Moi en souffrance. Cet état de fait ne va pas sans conséquences sur le rapport à autrui.

Quelle est l’influence de cette hypertrophie du Moi sur la relation à l’autre ?

Badinter est très claire, cette façon d’envisager le rapport à soi a naturellement une influence sur la manière d’entrevoir l’autre et le monde : « la valeur absolue du Moi va de pair avec la valeur relative reconnue à l’autre » (Ibid., p. 310). Plus encore : « A présent, l’Autre a un prix à ne pas dépasser.

Il est désiré s’il enrichit notre être, rejeté s’il demande des sacrifices » (Ibid., p. 307). Pour l’auteur, le Moi a « valeur morale » et l’amour de soi est devenu une éthique : « La finalité de la morale s’est déplacée de l’Autre à Soi » (Ibid., p.307). G.

Lipovetsky va dans le même sens, dans son ouvrage L’ère du vide : « L’authenticité l’emporte sur la réciprocité, la connaissance de soi sur la reconnaissance » (1983, p. 67). Les rapports à autrui sont donc placés sous le signe d’un altruisme sérieusement revu à la baisse : « À force de proclamer le devoir d’épanouissement personnel (Moi d’abord, Moi totalement), l’idée de sacrifice n’apparaît plus que sous l’aspect négatif d’une automutilation.

Nous ne pouvons agréer l’altruisme que s’il sert les buts du Moi : son esthétique et sa grandeur. De là à faire passer l’Autre avant Moi, il y a un abîme que nous franchissons de plus en plus rarement… » (Badinter, op. cit., p. 310).

Bien entendu, l’une des conséquences de ce point de vue sur l’autre est que la relation de couple et la façon d’aimer s’en trouvent modifiées. Jean-Marie Pelt abonde en ce sens quand il affirme : « deux ‘moi’ exclusifs ne donnent jamais un ‘nous’ » (2000, p. 206).

L’implication dans la relation à l’autre est minimisée : « Lorsque le Moi devient notre préoccupation centrale et qu’il importe avant tout de ‘s’épanouir indépendamment des critères de l’Autre’, force est de reconnaître que la relation intersubjective perd de sa valeur » (Badinter, op. cit., p. 310). Pour G. Lipovetsky, encore : « L’espace de la rivalité interhumaine fait place peu à peu à une relation publique neutre où l’Autre, vidé de toute épaisseur, n’est plus hostile ou concurrentiel, mais indifférent, désubstantialisé » (op. cit., p. 78).

Dans la société occidentale d’aujourd’hui, il ne semble plus de bon ton d’être attaché ou lié à son partenaire et l’implication dans la relation n’a plus bonne presse puisqu’elle risque de couper la personne de sa liberté. Les sentiments forts et les émotions sont à éliminer sous prétexte de manque de maîtrise de soi.

Pour E. Badinter, d’ailleurs : « Les couples qui divorcent mettent un point d’honneur ‘se quitter bons amis’, comme si l’attachement excessif était la marque de la pauvreté et de l’incomplétude du Moi. Il est de bon ton de donner l’apparence ― quelles qu’en soient les difficultés ― que l’on se suffit à soi-même » (Badinter, op.cit., p.310).

11 Ne pas mourir sa vie.

D’ailleurs, pour l’auteur toujours, protéger son Moi des risques d’une souffrance venue de l’autre est devenu un « impératif catégorique ». Devant cet état de fait, E. Badinter va jusqu’à parler « d’éthique analgésique » (Ibid., p.323).

Faut-il aller jusqu’à la proposition de Jerry Rubin, ex-leader contestataire américain évoqué par E. Badinter, qui a été jusqu’à prôner le « désinvestissement de l’intersubjectivité » : « Renoncer à l’amour pour m’aimer moi-même suffisamment afin de ne pas avoir besoin d’un autre pour me rendre heureux » (Rubin, cité par Badinter, op. cit., p.321). Sommes-nous à l’ère de la fin du couple ?

Il est évident que la dynamique relationnelle a changé. L’acceptation des contraintes inhérentes à l’articulation des différences entre partenaires n’est pas facile. De plus, la valeur première des nouveaux couples étant la liberté, il devient aisé de rompre quand l’un des deux protagonistes n’y trouve plus son compte.

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