Le prêt de main-d’œuvre à but lucratif en droit français

§2 – Légalisation encadrée

Au risque de choquer, on peut affirmer que le prêt de main-d’œuvre à but lucratif est autorisé en droit français, atténuation flagrante du principe, nous sommes face à une légalisation. Deux textes organisent cette légalisation, ils concernent deux cas de légalisation différents. L’article L. 125-3 énonce : « Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre est interdite sous peine des sanctions prévues à l’article L. 152-3 dès lors qu’elle n’est pas effectuée dans le cadre des dispositions du livre 1er, titre II, chapitre IV du présent code relatives au travail temporaire ». Le travail temporaire, notre premier cas de légalisation, est énoncé dans le texte même qui crée la prohibition. L’article L. 124-24 est le second texte, il précise : « est, au sens du présent chapitre, une entreprise de travail à temps partagé toute personne physique ou morale dont l’activité exclusive consiste, nonobstant les dispositions de l’article L. 125-3, à mettre à disposition d’entreprises clientes du personnel qualifié qu’elles ne peuvent recruter elles-mêmes à raison de leur taille ou de leurs moyens ». Il existe donc une possibilité de spéculer sur la main-d’œuvre en droit français. Mais cette possibilité, ces deux possibilités en fait, sont strictement encadrées par des textes spéciaux. La dérogation n’est pas totalement libre, il suffit pour se convaincre de remarquer que « seules » deux dérogations existent auxquelles il faut impérativement se conformer pour ne pas tomber dans l’illégalité. Cet encadrement « numéraire » n’est pas l’unique encadrement législatif existant. Nous l’avons dit des textes spéciaux encadrent le travail temporaire ainsi que le travail à temps partagé. A l’étude de ces textes on découvre que non seulement l’activité d’intérim et de travail à temps partagé n’est pas ouverte à tout employeur (A.), mais aussi qu’un salarié ne peut être prêté, dans ce cadre, que dans certaines situations de travail : ces situations doivent rester une exception (B.).

A – Contraintes sur l’employeur

Les contraintes qui pèsent sur l’employeur voulant exercer une activité de travail temporaire ou de travail à temps partagé sont multiples. La première tient en l’activité de l’employeur, dans les deux cas des textes définissent cette dernière : les articles L. 124-24 et l.124-1 du code du travail. « Est, au sens du présent chapitre, une entreprise de travail à temps partagé toute personne physique ou morale dont l’activité exclusive consiste, nonobstant les dispositions de l’article L. 125-3, à mettre à disposition d’entreprises clientes du personnel qualifié qu’elles ne peuvent recruter elles-mêmes à raison de leur taille ou de leurs moyens », « Sans préjudice des dispositions de l’article L. 312-1, est au sens du présent chapitre un entrepreneur de travail temporaire, toute personne physique ou morale dont l’activité exclusive est de mettre à la disposition provisoire d’utilisateurs, des salariés qu’en fonction d’une qualification convenue elle embauche et rémunère à cet effet ». L’objet de l’entreprise est dans les deux cas la mise à disposition de personnel, cet objet est par ailleurs exclusif. L’exclusivité supporte toutefois deux exceptions. La première ne concerne que les entreprises de travail à temps partagé, elle « peut apporter à ses seules entreprises clientes des conseils en matière de gestion des compétences et de la formation »1, conseils qui seront sûrement facturés, et ses seules entreprises clientes faisant certainement référence aux entreprises accueillant un salarié en leur sein. La seconde exception est elle plus large : une entreprise de travail temporaire peut exercer l’activité de travail à temps partagé (et donc inversement)2. Mais quelle est donc l’utilité d’une telle dérogation ? Les entreprises de travail à temps partagé ont-elles besoin du savoir-faire et donc des compétences des entreprises de travail temporaire ? Il semble plus simplement que ce texte ouvre un nouveau marché aux entreprises de travail temporaire.
Une autre contrainte apparaît dans les textes définissant l’objet des entreprises, c’est celle du type de salarié et d’entreprises clientes visés par le travail à temps partagé. Les salariés concernés ne pourront être que du « personnel qualifié », sans aucune autre précision concernant le public visé il est fort à parier qu’il sera difficile de déterminer quel salarié sera qualifié et lequel ne le sera pas. L’emploi d’un terme trop vague et non défini renseigne peu. Les entreprises clientes doivent rentrer dans une certaine catégorie, celles tellement politiquement prisées qui « ne peuvent recruter elles-mêmes à raison de leur taille ou de leurs moyens ». Si par malheur (ou fatalisme), le juge devait vérifier qu’une entreprise rentre dans cette catégorie il serait au mieux amusé voire bien embêté de cette définition créant une nouvelle catégorie juridique. Alors son intervention, afin de préciser la définition, serait inévitable. Si l’effort pour empêcher l’expansion de cette activité à tout secteur du marché est bien réel, il reste cependant sans grand effet.
La seconde contrainte tient en la publicité : l’obligation de déclaration. L’article L. 124-10 du code du travail oblige que toute création d’ETT, déplacement de son siège, création de succursales, d’agences de bureaux annexes et lors de la cessation d’entreprise fasse l’objet d’une déclaration à l’inspection du travail. Cette déclaration « doit mentionner les caractéristiques juridiques de l’entreprise, le nom de ses dirigeants et le domaine géographique et professionnel dans lequel l’entreprise entend mettre ses salariés à la disposition d’utilisateurs ». L’administration doit être tenue au courant des différents stades d’évolution des ETT, cela lui permettra de vérifier plus aisément si les prescriptions légales ont été respectées. Curieusement cette obligation n’apparaît pas au titre des ETTP. Mais si cette dernière est couplée avec une ETT elle devra respecter les obligations en cause.
La troisième et dernière contrainte concerne la garantie financière. Au terme des articles L.124-8 et L.124-32, les ETT et les ETTP doivent « justifier d’une garantie financière » assurant le paiement des salaires et accessoires, des charges sociales et pour l’intérim des indemnités dues au titre de l’intérim. Le travail à temps partagé n’incluant pas d’indemnités il est logique qu’il n’y soit pas fait allusion. Ce qui semble moins logique c’est l’absence d’allusion aux conséquences d’absence ou d’insuffisance de garantie financière dans le cadre du travail à temps partagé, contrairement à l’intérim.
Ces contraintes ne sont pas superficielles, elles ont une raison et un but. La raison est, nous le rappelons, que nous sommes en présence de dérogations au droit commun du prêt de main- d’œuvre. Toute dérogation ou exception en droit est strictement encadrée afin, est c’est là le but, qu’elle ne devienne pas le principe. Pour que ce but soit entièrement rempli, quelque chose fait encore défaut. Il ne sert à rien de créer des contraintes à l’expansion ainsi qu’à la forme des utilisateurs si ces derniers peuvent ensuite agir en toute liberté.

B – Contraintes d’application

Le CDI est le contrat de travail de droit commun, pour que cette affirmation reste vraie le législateur s’est employé à ce que toute forme de contrat de travail différente ne soit utilisée que dans des cas exceptionnels. L’intérim et le travail à temps partagé n’y font pas défaut.
Une nuance existe cependant entre les deux ; l’un bénéficie d’une délimitation large et l’autre non.
L’intérim ne peut être utilisé que dans certains cas de recours, ces cas concernent non pas l’employeur mais l’entreprise utilisatrice, le principe qui les rassemble tous est le suivant : le recours à l’intérim concerne uniquement « l’exécution d’une tâche précise et temporaire » et ne peut avoir en aucun cas « pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise »1. C’est l’article L. 124-2-1 qui énumère les cas de recours : absence d’un travailleur permanent, suspension d’un contrat de travail d’un travailleur permanent (femme en congé maternité), départ définitif d’un salarié précédant la suppression de son poste de travail, attente de l’entrée en service effective d’un salarié recruté par un CDI, accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise, emplois à caractère saisonniers et enfin secteurs ou il est d’usage constant de ne pas recourir au CDI en raison de la nature de l’activité exercée. La loi du 18 janvier 2005 a crée deux nouveaux cas de recours codifiés à l’article L. 124-2-1-1 du code du travail : faciliter l’embauche de personnes sans emploi et rencontrant des difficultés particulières, pour assurer un complément de formation au salarié. Si il existe des cas de recours limitativement énumérés il existe également des cas dans lesquels il est strictement interdit de faire appel à l’intérim. Le premier cas est le remplacement d’un salarié dont le contrat est suspendu en raison de sa participation à un mouvement de grève2. L’intérim ne peut en aucun cas contrevenir au droit de grève des salariés. Le second cas concerne la réalisation de travaux particulièrement dangereux3 précisés par arrêté4, pour remplacer un médecin du travail. Enfin le dernier cas concerne les licenciements pour motif économiques, l’article L. 124-2-7 précise que dans un établissement, pendant les six mois qui suivent la notification du licenciement, on ne peut faire appel à des intérimaires pour cause d’accroissement temporaire de l’activité. Cette interdiction concerne uniquement aux postes concernés par le licenciement, et qu’un seul cas de recours ; son étendue est faible.
Si l’intérim est limité dans ses cas de recours assez strictement, ce n’est pas le cas du travail à temps partagé. Il n’a aucune allusion aux cas de recours limitatifs dans le texte du travail à temps partagé. Les seules limites visibles concernent l’objet de cette activité, son utilisation par les entreprises clientes semble libre (tant qu’elles correspondent aux critères de taille et de moyens). Simple oubli du législateur ou intention délibérée ? Le texte actuel freine peu les possibilités d’utilisation du travail à temps partagé, les décrets d’application le feront peut- être. Sans quoi la volonté de limiter l’accès à l’exception sera fortement réduite.
Deux préoccupations sont apparues dans la réaction du législateur et de l’appareil judiciaire à l’égard des formes de prêt de main-d’œuvre étudiées. La première, la plus simple, consiste en l’application pure des règles de droit commun du prêt de main-d’œuvre. Certaines formes de prêt de main-d’œuvre, notamment à but lucratif, sont interdites en conséquence les groupements respectent les textes en leur encadrement législatif et chaque fois que le portage salarial tombe dans l’infraction il est sanctionné par le juge. La légalisation de l’intérim et du travail à temps partagé fait naître la seconde préoccupation, si on laisse exister de telles formes de prêt de main-d’œuvre en contradiction avec le droit commun c’est à titre d’exception. En conséquence leur encadrement est strict, avec un bémol tout de même pour le travail à temps partagé. Mais sommes-nous en présence de légèreté ou de réelle intention de liberté ? Le prêt de main-d’œuvre ne doit pas devenir le mode de travail classique en droit français.
A ce stade du développement, il est difficile de tirer une conclusion homogène de l’influence du tiers à la relation de travail sur la création du lien d’emploi. Il n’a pas encore fait son « entrée en scène » que déjà il influence la période de l’embauche. Son influence est diverse et passe par différents biais. L’employeur dans la phase de recrutement, le législateur dans l’encadrement des textes et le juge dans l’application des textes en prennent déjà compte. Tant de personnes pour se préoccuper, plus ou moins directement, de l’existence du tiers rendent la phase de recrutement plus complexe. Mais cela fragilise-t-il la création du lien d’emploi ? Un recrutement élaboré en vue du prêt de main-d’œuvre est-il un frein à l’activité de main- d’œuvre, la prise en compte de la particularité de la situation également ? La création du lien d’emploi est certes particulière et ne correspond pas aux attentes mais elle ne semble pas fragilisée, si ce n’est peut-être pas le manque de relation que l’on sent déjà entre le salarié et l’employeur. La phase de création du lien d’emploi n’est cependant pas finie, à ce stade. Le salarié est certes recruté mais il n’exerce pas encore d’activité professionnelle.
Lire le mémoire complet ==> (Le lien d’emploi et le tiers dans le cadre du prêt de main d’œuvre)
Mémoire présenté et soutenu en vue de l’obtention du Master Droit « recherche », mention « droit du travail »
Ecole doctorale des sciences juridiques, politique et de gestion (n°74) Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales
Lille 2, université du droit et de la santé

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