2. Microfinance et Responsabilité sociale
La microfinance telle que nous la connaissons aujourd’hui comprend non seulement le microcrédit et l’épargne, mais également d’autres services tels que l’assurance, le transfert d’argent et des services non financiers (formation de ses membres, accompagnement, etc.). Cette évolution date seulement des années 1990 et correspond à un changement dans les approches de financement des populations pauvres. En effet, les initiatives d’élargissement de l’accès au crédit ont commencé dans les années 196064 sur la base de l’approche économique selon laquelle l’accès au capital permet aux exclus de participer à la création de richesse.
Cette tâche fut confiée aux banques publiques ou banques de développement et les projets de développement. Le crédit octroyé était essentiellement le crédit agricole. Les limites de cette approche se sont révélées au fil des années 1970-1980 avec la faillite de plusieurs banques de développement due dans la plupart des cas aux impayés. Au même moment, dans les années 70, le microcrédit voit le jour. Au Bangladesh, au Brésil et en Inde65, des programmes expérimentaux octroient des petits prêts à des femmes pauvres pour qu’elles puissent entreprendre des activités génératrices de revenus. La logique du capital comme facteur de production est toujours présente mais la méthodologie est révolutionnée. Le microcrédit tire son originalité des groupes de solidarité fondés sur la confiance entre des individus parties prenantes d’un même système socio-économique. Le microcrédit connaît dès lors du succès et la diffusion du modèle à travers le monde commence dans les années 1980 puis se répand dans les années 1990 en se diversifiant. Le succès du microcrédit sous sa forme de prêt solidaire a donné également une impulsion aux coopératives ou mutuelles d’épargne et de crédit, pratiques à l’œuvre depuis le XIXe siècle et qui se sont aussi propagées à travers le monde. Dans cette dynamique des formes hybrides d’approches ont été développées telles que les caisses villageoises. La microfinance est apparût durant ces années 1990 comme un secteur en émergence attirant et mobilisant les bailleurs de fonds, des organismes financiers internationaux, des fonds privés, etc. qui y voient un outil de lutte contre la pauvreté dans un contexte de libéralisation économique où le discours du microentrepreneuriat est l’un des maîtres mots. La légitimité de la microfinance ne fait aucun doute dans ce nouveau contexte de financiarisation où les pauvres plus que quiconque ont besoin de services financiers. Mais dans la pratique, comme le relève un nombre de plus en plus important de chercheurs, « les effets sont beaucoup plus limités que ne le clament les discours actuels sur la microfinance »66.
Les exemples montrant les limites de la microfinance et les dérives dans le secteur ont suscité également le débat sur la responsabilité sociale des organisations de microfinance. La présente partie se propose de retracer les termes du débat, que l’on pourrait résumer en quelques mots clés : lutte contre la pauvreté – mission sociale, performances sociales, commercialisation et éthique. Ces quelques mots constituent le cadre institutionnel de la responsabilité sociale des organisations de microfinance. Mais comme nous l’observerons dans un deuxième temps, un retour aux fondements théoriques de l’émergence de la microfinance par le marché et les évidences empiriques de l’échec du cadre conceptuel de la lutte contre la pauvreté amène à spécifier la responsabilité sociale de ces organisations et à mettre en évidence les responsabilités de toutes les parties prenantes.

2.1 Les bases du débat actuel sur la responsabilité sociale

La question de la responsabilité sociale est d’actualité récente dans la littérature sur la microfinance. Elle est très peu évoquée en tant que sujet spécifique, mais à travers le discours dominant, celui des acteurs politiques et internationaux, il ne fait aucun doute que la lutte contre la pauvreté est le référentiel dans lequel se définit cette responsabilité. Ce cadre sous- tend également toutes les transformations qu’à connu la microfinance ces dernières années à savoir sa commercialisation et le développement du marché des performances sociales. Ceci n’est pas sans conséquences sur les populations pauvres ou non.

2.1.1 La lutte contre la pauvreté : un objectif assigné aux organisations de microfinance

L’objectif de lutte contre la pauvreté assigné aux organisations de microfinance trouve son fondement d’une part dans la justification économique du positionnement de la microfinance en réaction aux insuffisances du marché classique, et d’autre part dans son instrumentalisation dans le cadre des politiques de lutte contre la pauvreté.

2.1.1.1 Une justification économique du positionnement de la microfinance

Pour certains théoriciens de la RSE, le concept de responsabilité sociale de l’entreprise s’est également, sinon principalement, développé en réaction aux insuffisances du modèle du marché néoclassique67. Ils fondent leur thèse sur les imperfections, les défaillances du marché. Si l’on fait le parallèle, l’émergence de la microfinance se justifie par le fait que les exigences et les imperfections du marché de crédit classique excluent des emprunteurs potentiels notamment les personnes qui ne peuvent pas fournir de garanties matérielles suffisantes pour l’obtention d’un prêt, qui n’ont pas de propriété. Le courant institutionnaliste, notamment la nouvelle économie institutionnelle, a dans ce champ d’explication apporté une grande contribution à travers ses principales théories qui sont : la théorie des coûts de transaction (R. Coase, O.E. Williamson), et la théorie des marchés incomplets (R. Coase, K.J. Arrow, J.E. Stigliz). Mais il convient de relever que son efficacité résulte également de ses pratiques et des facteurs qui les influencent notamment son environnement institutionnel formel et informel (cadre juridique et réglementaire, valeurs et système de règles de la société). A cet égard la responsabilité sociale des organisations de microfinance peut découler de leur capacité d’insertion dans leur milieu.
– Les organisations de microfinance plus efficaces que les banques en terme de coûts de transaction dans l’offre de services financiers aux pauvres
L’émergence des organisations de microfinance peut être abordée dans l’optique de l’économie institutionnelle à travers la théorie des coûts de transaction. Pour J. Morduch (1998)68, « le mouvement de la microfinance s’est développé à partir d’innovations dans l’intermédiation financière qui réduisent les coûts et les risques de prêts aux ménages pauvres ». D’autres auteurs comme J.M. Servet (1996)69 et B. Haudeville (2001)70 vont plus loin en ajoutant que « c’est la solidarité, l’effet de proximité et surtout la confiance entre les individus parties prenantes d’un même système socio-économique qui concourent à abaisser les coûts d’information et les coûts de transaction, à entretenir dans la population bénéficiaire la quasi-impossibilité des défauts de paiement, en somme à abaisser les risques de prêts aux pauvres». Ces auteurs font référence aux fondateurs de l’explication de l’existence des entreprises ou des organisations à partir de la notion des coûts de transaction, R. Coase et O.E. Williamson. R. Coase en 1937, dans son article « The Nature of the firm », explique que « le marché implique des coûts de transaction liés à la recherche de l’information, à la négociation des contrats, à la protection contre l’incertitude. Dès lors, en internalisant les transactions, la firme économise les coûts correspondants »71. Il justifie par là que l’entreprise ou la firme permet une meilleure allocation des ressources que le marché pour certaines transactions. O.E. Williamson va plus loin dans cette idée et met beaucoup plus en évidence les facteurs pouvant influencer les coûts de transaction qui sont principalement la spécificité des actifs, l’incertitude et la fréquence des transactions. Ces facteurs étant connus, Williamson propose deux principes alternatifs d’organisation que sont : la hiérarchie (entreprise) ou le marché. Ainsi, pour revenir à nos organisations de microfinance, on pourrait se fonder sur ces développements pour dire que celles-ci se présentent comme un mode alternatif d’organisation des transactions avec une clientèle spécifique, plus efficace que le marché, notamment le système bancaire traditionnel. La théorie des coûts de transaction suppose alors que l’organisation de microfinance puisse maîtriser ses charges voire les minimiser. Elles trouvent là leur raison d’être en tant qu’un segment complémentaire du système financier. Mais cette hypothèse est à relativiser car comme le souligne L. Schuster (2000)72, de plus en plus « les banques et les caisses d’épargne ont compris quelles ne devraient pas se concentrer uniquement sur les activités relatives aux propriétaires, au marché et aux clients, mais qu’elles devaient également intégrer et prendre en compte l’environnement sociétal global », d’où la pratique par certaines banques du microcrédit.

64 Mais notons que l’histoire de la microfinance remonte à des siècles, au moyen âge en Europe (Italie) pour la première « boutique de prêt sur gage » créée en 1462 : Brigit Helms, 2006, La Finance pour tous, construire des systèmes financiers inclusifs, CGAP, Editions Saint martin, Québec, p.4.
65 Id., pp.3-4.
66 I. Guérin et al., 2007, « Microfinance : effets mitigés sur la lutte contre la pauvreté », Annuaire suisse de la politique de développement,Vol.26 N°2, novembre, Genève, pp.103-119.
67 J. Pasquero, 2004, « De l’éthique du marché à l’éthique de la responsabilité : les nouvelles formes de responsabilité sociale de l’entreprise », Etudes d’Economie Politique, 19, Presses Universitaires du Québec, Québec, p.37.
68 Extrait de S. Soulama (2002), Micro-finance, pauvreté et développement, CEDRES-Editions, Université de Ouagadougou, p.21.
69 J-M. Servet, 1996, « Risque, incertitude et financement de proximité en Afrique, une approche socio-économique », Revue Tiers Monde, Tome XXX-VII, n°145 jan-mars, pp.41-57.
70 B. Haudeville, 2001, « Kafo Jiginiew : portée et limites d’une expérience de crédit et d’épargne solidaires », Exclusion et liens financiers, Rapport du Centre Walras 2001, Economica, Paris, pp.199-213.
71 C.-D. Echaudemaison, dir., 2006, Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Editions Nathan, Paris, p.84.
72 L. Schuster, 2000, « La responsabilité sociale des banques et des caisses d’épargne », INAISE, C.L.Mayer, Paris, pp.162-168.
73 D’où, il est de plus en plus question d’inclure des activités de micro-assurance dans le champ de la microfinance.

– Les organisations de microfinance comme alternatives en situation de marchés incomplets
La théorie des marchés incomplets ou imparfaits découle des travaux sur d’autres aspects qui influencent les coûts de transaction, notamment les problèmes d’asymétrie d’information, d’aléa moral et d’anti-sélection (R. Coase, K. J. Arrow, J. E. Stigliz). Les marchés incomplets traduisent tout simplement l’absence ou l’inefficacité d’un marché. En général, les pauvres disposent souvent de marchés incomplets (absence de marché de crédit, d’assurance, de marché de travail, etc.). Ce faisant, les organisations de microfinance se présentent comme une alternative pour les pauvres d’accéder à des services financiers. Mais le marché de la microfinance reste un marché propice aux asymétries d’informations entre prêteurs et emprunteurs, ce qui accroît l’incertitude et les risques qui ne sont pas couverts du fait de l’absence d’un marché de couverture des risques. Les risques peuvent par ailleurs prendre diverses formes comme par exemple les aléas climatiques ou les catastrophes naturelles. L’inexistence de marchés d’assurance pour les pauvres accroît la responsabilité sociale des organisations de microfinance73.
En somme les organisations de microfinance existent de par les limites du marché à répondre à une certaine demande en l’occurrence celle de satisfaire les besoins financiers des personnes exclues du système bancaire. A la lumière de ces théories, leur responsabilité semble se définir en termes d’inclusion financière la plus large possible des personnes qui n’ont pas accès aux services financiers du système bancaire traditionnel. Mais il convient de relever par ailleurs que leur cadre institutionnel n’est pas seulement délimité par le marché. Il comprend aussi les contraintes légales et réglementaires fixées dans la plupart des Etats auxquels doivent se soumettre les organisations de microfinance, et le contexte socio- économique avec son système de valeurs auquel elles ne peuvent se soustraire. Dans ces conditions, la responsabilité sociale des organisations de microfinance ne peut se définir sans la prise en compte de leurs parties prenantes comme le suggère la théorie des parties prenantes. Or le contexte de la microfinance est fortement marqué par les institutions politiques qui ont contribué à redéfinir l’objectif social des organisations de microfinance en une mission sociale comme une forme de subsidiarité à l’action publique.

2.1.1.2 L’instrumentalisation de la microfinance dans le cadre des politiques de lutte contre la pauvreté

Lorsqu’on analyse l’évolution de la microfinance à travers le monde depuis les années 1970, il apparaît clairement que son expansion à partir des années 1990 s’est inscrite dans la perspective de la lutte contre la pauvreté que la communauté internationale lui a assignée. Comme le décrit J-M Servet74, il est possible de distinguer en effet trois décennies dans le rayonnement de la microfinance :
– la première de 1975 à 1985, est celle de l’émergence des organisations modernes de microfinance, il s’agit notamment de la Grameen Bank au Bangladesh créée en 1976 par le Professeur Mohammad Yunus ;
– la seconde de 1985 à 1995 correspond à la décennie de la consolidation des expériences, les institutions affichent d’or et déjà l’autosuffisance financière comme objectif majeur et établissent des liens avec les banques commerciales. Les premières institutions les plus importantes, la Grameen Bank, la Bank Rakyat en Indonésie et la Bancosol en Bolivie s’imposent de plus en plus en terme de millions de clients ;
– la troisième de 1995 à 2005, est caractérisée par un intérêt quasi général pour la microfinance, son intégration dans les programmes de développement économique, la prolifération des modèles. La communauté internationale prend conscience du succès de cette technique financière et décide de sa prise en charge. La tenue du sommet du microcrédit en 1997 à Washington et la création du CGAP sont l’illustration de cette adhésion de la communauté internationale. Des fonds publics sont mobilisés au nom de la microfinance dans le but de servir du crédit aux populations pauvres. Un objectif de cent millions de familles parmi les plus pauvres à atteindre étaient fixé pour 2005. Dans cet enthousiasme, l’Organisation des Nations Unies (ONU) décidait, deux ans après le sommet de 1997, de faire de l’année 2005 l’année internationale du microcrédit75.
La microfinance et particulièrement le microcrédit a acquis au cours de cette dernière décennie une place dans les préoccupations de la Communauté internationale. Ainsi, le G8 entérinait lors de son sommet à Sea Island en juin 2004, un ensemble de principes à respecter proposés par le CGAP aux bailleurs de fonds de la microfinance. En juillet 2005, la microfinance est de nouveau un sujet du Sommet du G8 à Gleneagles en Ecosse, rendez-vous au cours duquel les huit pays ont décidé d’augmenter sensiblement l’aide publique au développement en faveur de l’Afrique dont une fraction doit permettre de soutenir des initiatives en matière de microcrédit (M. Lelart, 2005)76. Ce Sommet avait été précédé par la Conférence Internationale de Paris sur la Microfinance le 20 juin 200577, qui traduisait l’engagement spécifique des pays qui ont en partage la langue française, pays du Nord et du Sud, en particulier les pays africains. Cet engagement avait été formulé sur la base d’une déclaration lors de la dixième Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement des pays ayant le français en partage, tenue à Ouagadougou en novembre 2004.

74 J-M Servet, 2006, Banquiers aux pieds nus : la microfinance, Odile Jacob, Paris, pp.12-13.
75 L’Année Internationale du Microcrédit (AIM) 2005, a été proclamée par la résolution A/RES/53/197 du 22 février 1999, de l’Assemblée Générale des Nations-Unies.
76 M. Lelart, 2005, De la finance informelle à la microfinance, Agence Universitaire de la Francophonie. Article en ligne : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/06/42/64/PDF/lelart_mf_auf.pdf
77 Cette Conférence faisait suite à la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement des pays ayant le français en partage, tenue en novembre 2004 à Ouagadougou. Cette Conférence a été marquée par l’engagement spécifique des Chefs d’Etat en faveur de la microfinance.
78 J-M Servet, 2006, Op.cit., p.36.
79 Harun Rashid – Care INCOME & Frank Matsaert – DFID Bangladesh, 2004.

Concrètement tous ces Sommets et Conférences concourent à un seul objectif qui est l’atteinte des Objectifs de Développement du Millénaire (OMD) déclarées en par l’ONU en septembre 2000, en particulier celui de réduire de moitié la population vivant dans l’extrême pauvreté d’ici 2015. Aussi, cet objectif est clairement décliné dans les cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté adoptée par la plupart des pays en développement ainsi que dans les politiques et stratégies nationales de microfinance qui en constituent la matérialisation de l’engagement de chaque Etat, en particulier les Etats africains.
L’actualité récente du Prix Nobel de la paix attribué à Mohammad Yunus et à la Grameen Bank donne davantage un écho planétaire à cette idée que la microfinance est un « outil puissant de lutte contre la pauvreté » comme le stipule le deuxième principe du CGAP.
Cette chronologie des actions publiques montre le rôle des institutions dans la construction de la responsabilité sociale des organisations, lesquelles qui, soit qu’elles les subissent, soit qu’elles les surmontent. Dans le contexte de la microfinance, les organisations semblent plutôt subir et cela à l’épreuve des performances sociales dans la lutte contre la pauvreté.
Lire le mémoire complet ==> (La responsabilité sociale des organisations de microfinance) :
Quels critères pour une meilleure contribution de la microfinance à l’inclusion financière ? L’exemple du Burkina Faso.
Mémoire de Master en études du développement
Université de Genève – Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement

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