Les décisions de travail des exploitations agricoles familiales

Chapitre IV :

La demande de travail des exploitations familiales et les substitutions et complémentarités entre les différents types de main-d’œuvre : Test empirique

Ce chapitre se propose d’étudier la demande de travail des exploitations familiales de fruits et légumes françaises afin, d’une part, de mieux comprendre les mutations qu’a récemment connues la main-d’œuvre dans ce secteur et plus largement la main-d’œuvre du secteur agricole, et, d’autre part, de vérifier empiriquement certaines des propositions théoriques énoncées précédemment, notamment la plus originale, qui est liée au caractère assurantiel des travailleurs salariés permanents par rapport à l’aléa sur le coût des travailleurs salariés saisonniers.

Pour ce faire, nous présentons une analyse empirique des déterminants des décisions de demande de travail des exploitations agricoles qui endogénéise la demande de travail salarié saisonnier et prenne ainsi en compte les trois types de main-d’œuvre agricole mobilisés sur une exploitation : la main-d’œuvre familiale, la main-d’œuvre salariée permanente et la main-d’œuvre salariée saisonnière.

Ce chapitre vise à mettre en lumière les substitutions et les complémentarités entre ces trois types de main-d’œuvre et à connaître les déterminantes de la demande de travail des exploitations afin de savoir dans quelle mesure ils peuvent expliquer les évolutions récentes qu’ont connues les exploitations.

I- Les travaux empiriques sur les décisions de travail des exploitations agricoles familiales

De nombreux travaux empiriques ont pris appui sur les modèles théoriques de ménages agricoles. Les premières applications, principalement menées dans des pays en voie de développement, se sont souvent centrées sur l’estimation de l’offre et de la demande de biens, agricoles et non agricoles (voir par exemple [Lau et al., 1978 ; Barnum et Squire, 1979 ; Adulavidhaya et al., 1984 ; Singh et al., 1986a]).

Cependant, les modèles théoriques de ménages agricoles ont aussi servi de base à l’analyse empirique des décisions de travail des membres de la famille et plus particulièrement de leurs décisions de participation au marché du travail hors de l’exploitation (voir entre autres [Hallberg et al., 1991 ; Lass et Gempesaw, 1992 ; Findeis et Lass, 1994 ; Kimhi, 1994 ; Benjamin et al., 1996 ; Kimhi et Lee, 1996 ; Benjamin et Kimhi, 2006 ; Blanc et al., 2008]).

Ces études empiriques ont principalement été menées dans des pays développés qui ont connu un fort développement de la participation des femmes au marché du travail et une augmentation de la pluriactivité des ménages agricoles.

Le développement de ces travaux empiriques est intimement lié à celui de la littérature théorique sur le modèle de ménage agricole que nous avons présenté dans le chapitre précédent (modèles entre autres développés dans la suite du travail de W. Huffman [1980]).

Le travail présenté ici s’inscrit dans le prolongement de cette littérature (nous présentons de manière synthétique l’ensemble de ces travaux dans le Tableau 44). Les premiers de ces travaux ont principalement été menés aux États-Unis.

D’abord centrés sur l’estimation de la fonction d’offre de travail du chef de famille hors de l’exploitation [Sumner, 1982], ils se sont progressivement élargis à celles du couple (estimation jointe des fonctions d’offre de travail hors de l’exploitation du chef d’exploitation et de son conjoint) [Huffman et Lange, 1989 ; Lass et Gempesaw, 1992].

Ces travaux ont notamment montré que les caractéristiques des individus (âge, capital humain…), de la famille (nombre d’enfants en bas âge…) ainsi que les caractéristiques de l’exploitation (type de production, taille) et celles du marché du travail local sont susceptibles d’influencer l’offre de travail du chef de famille et de son conjoint à l’extérieur des exploitations.

Progressivement, ces travaux ont pris en compte les interactions susceptibles d’exister entre l’offre de travail sur et hors de l’exploitation. Ils ont donc estimé conjointement les fonctions d’offre de travail sur et hors de l’exploitation pour le chef de famille et son conjoint [Kimhi, 1994 ; Kimhi et Lee, 1996].

De même, l’interdépendance entre les décisions de travail du ménage agricole et la demande de travail salarié sur l’exploitation a été soulignée par certains auteurs à partir de données américaines [Findeis et Lass, 1994] et de données françaises196 [Benjamin et al., 1996 ; Benjamin et Kimhi, 2006 ; Blanc et al., 2008].

J. Findeis et D. Lass [1994] se sont intéressés aux interactions entre l’offre de travail du chef d’exploitation sur et hors de l’exploitation et la demande de travail salarié.

Ils montrent, comme les travaux précédents, que la probabilité d’emploi du chef de famille hors de l’exploitation est déterminée par ses caractéristiques individuelles, les caractéristiques de l’exploitation et dans une moindre mesure par les caractéristiques du marché local du travail.

Ils montrent aussi que la probabilité d’emploi de travailleurs salariés dépend des caractéristiques de l’exploitation, notamment sa taille, mais aussi des caractéristiques du ménage (niveau d’éducation du conjoint, nombre d’enfants en âge de travailler).

Les décisions de travail des exploitations agricoles familiales

Leurs résultats suggèrent que le travail salarié est complémentaire du travail du chef d’exploitation et substitut du travail du conjoint et des enfants en âge de travailler.

C. Benjamin, A. Corsi et H. Guyomard [1996] autorisent l’interaction entre l’offre de travail hors de l’exploitation du chef de famille, celle de son conjoint et la demande de travail salarié sur l’exploitation.

Sur des données en coupe annuelle d’exploitations agricoles françaises (recensement agricole 1988), ils définissent huit « régimes de travail » selon que l’homme et/ou la femme travaille hors de l’exploitation et selon qu’il existe ou non du travail salarié sur l’exploitation.

Un « régime de travail » se définit comme la combinaison des résultats de toutes les équations de participations des différents types de main-d’œuvre étudiés.

L’estimation, par un logit multinomial, de la probabilité d’appartenir à chacun des régimes leur permet d’identifier les facteurs qui affectent la probabilité de chacun de ces régimes.

Ils montrent notamment que la probabilité de recours à l’emploi salarié dépend des caractéristiques de l’exploitation (taille, activité de diversification, spécialisation…), de celles de la famille (nombre d’enfants en bas âge) et de celles du chef d’exploitation et de son conjoint (niveau d’éducation agricole de l’homme, niveau d’éducation générale de la femme).

Leurs résultats suggèrent, une fois encore, que le travail du chef d’exploitation est complémentaire au travail salarié à l’inverse du travail du conjoint qui lui est substitut.

C. Benjamin et A. Kimhi [2006] adoptent une approche similaire en utilisant des données françaises plus récentes (recensement agricole français de 2000). Ils intègrent en plus l’offre de travail du ménage sur l’exploitation.

Ils autorisent donc les interactions entre l’offre de travail sur et hors de l’exploitation du chef de famille et de son conjoint et la demande de travail salarié sur l’exploitation, ce qui les conduit à l’estimation de seize régimes de travail.

Ils montrent que, de manière relativement classique, l’offre de travail hors de l’exploitation dépend des caractéristiques individuelles du chef d’exploitation, de son conjoint et de la famille (capital humain, nombre d’enfants en bas âge) et des caractéristiques de l’exploitation (taille, activité de diversification, type de production).

Ils montrent de plus que les soutiens à l’agriculture (subventions…) diminuent la probabilité de travailler hors de l’exploitation. La probabilité de recours au travail salarié est influencée par les caractéristiques de l’exploitation, par les caractéristiques de la famille (nombre d’enfants en bas âge) et par le capital humain du chef d’exploitation et de son conjoint.

Leurs résultats suggèrent que le travail de l’homme et celui de la femme sur l’exploitation sont substituts entre eux et tous deux substituts au travail salarié, à l’inverse de ce que montraient l’étude de C. Benjamin, A. Corsi et H. Guyomard [1996] sur des données de 1988.

M. Blanc, E. Cahuzac, B. Elyakime et G Tahar [2008], en utilisant la même base de données que C. Benjamin et A. Kimhi [2006], se centrent spécifiquement sur la demande de travail salarié permanent.

Ils autorisent l’interaction entre l’offre de travail hors de l’exploitation de la famille et la demande de travail salarié permanent sur l’exploitation. Ils étudient ainsi quatre régimes de travail.

Les auteurs montrent, d’une part, que les déterminants des décisions de travail entre 1988 et 2000 sont restés relativement identiques et, d’autre part, que l’accroissement du travail salarié permanent dans les exploitations françaises s’expliquerait par l’augmentation de taille des exploitations et de la productivité du travail et par la substitution du travail salarié au travail familial en lien avec l’augmentation du niveau de formation générale de la famille et donc du salaire potentiel reçu hors exploitation.

Ces études empiriques ont cependant rarement distingué le travail salarié permanent du travail salarié saisonnier [Findeis et Lass, 1994 ; Blanc et al., 2008].

Pourtant, comme nous l’avons vu précédemment, cette distinction se justifie théoriquement [Bardhan, 1983 ; Eswaran et Kotwal, 1985 ; Pal, 1999, 2002] et, ce, même dans le contexte d’une exploitation familiale (voir chapitre précédent).

M. Blanc, E. Cahuzac et B. Elyakime [2008] distinguent le travail salarié permanent du travail salarié saisonnier mais n’estiment que la demande de travail salarié permanent. La demande de travail salarié saisonnier n’est, quant à elle, pas prise en considération. Le travail salarié saisonnier est exogène.

J.L. Findeis et D.A. Lass [1994] font, pour leur part, deux estimations différentes selon que l’emploi salarié est permanent ou saisonnier.

Ils montrent que les déterminants de ces deux formes d’emploi ne sont pas les mêmes et, notamment, que le nombre enfants en âge de travailler influence négativement la demande de travail salarié permanent (adolescents et travailleurs permanents sont donc substituts) mais pas la demande de travail salarié saisonnier.

De plus, alors que les caractéristiques du marché local de l’emploi influencent la demande de travail salarié saisonnier, elles n’influencent pas celle du travail salarié permanent.

Les résultats de leur étude suggèrent donc que la distinction entre les deux formes d’emploi salarié est pertinente et que les interactions entre l’offre de travail de la famille et la demande de travail salarié diffèrent selon que les travailleurs salariés sont permanents ou saisonniers.

Pourtant, dans leur analyse, les exploitations avec les deux types de travail salarié, saisonnier et permanent, ne sont pas examinées.

Dès lors, les relations de substitutions et de complémentarité entre les deux formes d’emploi salarié ne sont pas étudiées et les interactions entre les trois types de main-d’œuvre (familiale, salariée permanente et salariée saisonnière) ne sont pas considérées dans leur ensemble.

L’objectif de notre travail est donc de prendre en compte le travail salarié saisonnier et d’endogénéiser la demande de l’exploitant vis-à-vis de ce type de travail.

Le Tableau 44 résume la méthodologie et les types de main-d’œuvre considérés par les travaux empiriques que nous avons présentés précédemment. Il présente aussi notre propre stratégie de recherche.

Celle-ci est proche de celle de certains travaux [Findeis et Lass, 1994 ; Benjamin et al., 1996 ; Benjamin et Kimhi, 2006 ; Blanc et al., 2008].

Elle en diffère cependant quant aux types de main-d’œuvre considérés. D’une part, nous tenons compte de la main-d’œuvre salariée saisonnière, d’autre part, nous considérons l’ensemble de la main- d’œuvre familiale en âge de travailler et non plus uniquement le couple.

En effet, comme nous l’avons vu précédemment, les structures familiales évoluent vers un noyau plus restreint d’individus : les enfants sont scolarisés plus longtemps et les grands-parents sont souvent géographiquement plus éloignés de l’exploitation.

Ces évolutions sont susceptibles d’influencer la demande de travail salarié sur les exploitations et les relations de substitution et de complémentarité entre la main-d’œuvre familiale et la main-d’œuvre salariée peuvent être très différentes selon que la main-d’œuvre salariée est permanente ou saisonnière.

Les travaux empiriques sur les décisions d’offre et de demande de travail dans les exploitations agricoles familiales ont souvent été menés sur l’ensemble du secteur agricole alors même que ce secteur est marqué par une forte hétérogénéité au niveau des systèmes de culture et de production mis en place.

Afin de réduire l’hétérogénéité de nos exploitations, nous avons préféré nous centrer ici sur un seul et unique secteur et sur des exploitations relativement spécialisées.

Nous étudions le secteur des fruits et légumes qui, comme nous l’avons vu précédemment, constitue un cas d’étude pertinent dans l’analyse de la demande de travail salarié dans l’agriculture familiale.

Tableau 44-Sélection de travaux empiriques sur les décisions de travail des exploitations agricoles

RéférencePays d’étudeMode d’estimationDécisions de travail étudiées
Travail

du chef de famille

Travail

du conjoint

Travail

de la famille

Travail salariéTravail

salarié saisonnier distingué

Sur

exploitation

Hors

exploitation

Sur

exploitation

Hors

exploitation

Sur

exploitation

Hors

exploitation

[Sumner, 1982]États-UnisProbit simple (univarié)
[Huffman et

Lange, 1989]

États-UnisProbit bivarié197
[Lass et

Gempesaw,

1992]

États-UnisProbit bivarié

(Random coefficient model vs fixed coefficient method))

[Kimhi, 1994]IsraëlProbit multivarié

(Quasi maximum likelihood estimation)

[Kimhi et Lee,

1996]

IsraëlEquations structurelles

simultanées avec variables catégorielles dépendantes ordonnées

[Findeis et

Lass, 1994]

États-UnisProbit bivarié et probit

univarié

[Benjamin et

al., 1996]

France

(1988)

Logit multinomial
[Benjamin et

Kimhi, 2006]

France

(2000)

Logit multinomial
[Blanc et al.,

2008]

France

(1988-2000)

Logit multinomial(permanent)
Notre travailFrance

(2000)

Logit multinomial

196 Ces auteurs utilisent, comme nous, des données de la statistique agricole nationale (RGA 1988 et RA 2000, voir Annexe 1).

197 Le modèle Probit bivarié est un modèle à deux équations qui s’applique lorsque deux variables qualitatives dichotomiques doivent être expliquées simultanément.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - Centre International d’Études Supérieures en Sciences Agronomiques (Montpellier SupAgro)
Auteur·trice·s 🎓:
Aurélie DARPEIX

Aurélie DARPEIX
Année de soutenance 📅: École Doctorale d’Économie et Gestion de Montpellier - Thèse présentée et soutenue publiquement pour obtenir le titre de Docteur en Sciences Économiques - le 27 mai 2010
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