La modernisation de l’agriculture française

III.1.3- La modernisation de l’agriculture : vers une professionnalisation d’un salariat minoritaire ?

Après la fin de la seconde guerre mondiale, l’agriculture française connaît de profondes mutations. La production agricole est touchée par deux véritables révolutions techniques : la motorisation et le recours systématique à des produits du travail scientifique.

Les engrais, les produits phyto-sanitaires, les hybrides végétaux, les aliments composés et les animaux sélectionnés sont couramment utilisés dans les exploitations.

Ces progrès techniques, alliés à un fort développement de la mécanisation (Tableau 8), entraînent un accroissement considérable des rendements et de la productivité (Tableau 9).

Tableau 8- Evolution de la mécanisation de l’agriculture française (en milliers de machines)

1950195419591963196719711973
Tracteurs1372506288681 0161 2751 330
Moissonneuses-batteuses5144378117140185
Presses-ramasseuses155085228325

Sources : Statistique agricole annuelle cité par [Gervais et al., 1976] (p.149)

Tableau 9- Evolution des rendements de quelques productions françaises entre 1949 et 1971

194919541959196319671971
Blé (quintaux/hectare (Q/Ha))192426273739
Orge (Q/Ha)162125293533
Maïs (Q/Ha)62325394555
Pommes de terre (Q/Ha)98166138190203249
Betteraves industrielles (Q/Ha)240307200382407467
Vin (hectolitre/hectare (Hl/Ha))304246454951
Lait (litre/vache/an)1 9402 0332 2682 5202 9023 098

Sources : Statistique agricole annuelle cité par [Gervais et al., 1976] (p.142)

Les exploitations s’insèrent progressivement dans les échanges marchands : les intrants sont achetés à des entreprises d’aval, la production est vendue sur les marchés ou aux entreprises agro-alimentaires et les exploitants s’endettent pour moderniser leur exploitation.

L’autonomie et l’autarcie de la société rurale disparaissent progressivement. Le mode de production « paysan » [Mendras, 1967 (Ed. 1984)] laisse place à un modèle « entrepreneurial » [Mendras, 1967 (Ed. 1984) ; Gervais et al., 1976]46.

Nombre d’exploitations disparaissent. Celles qui perdurent se concentrent et se spécialisent afin de rentabiliser les investissements en matériel.

Le processus de concentration foncière ne s’accompagne cependant pas du développement d’un salariat agricole. Au contraire, jusque dans les années 80, la part du travail familial dans l’ensemble du travail agricole s’accroît47.

46 « La logique de l’investissement mécanique, qui doit être rentable et amortissable, s’introduit avec le tracteur dans la ferme et condamne l’agriculteur à devenir entrepreneur ou à disparaître » [Mendras, 1967 (Ed. 1984)] (p. 218).

47 82% des exploitations n’emploient aucun salarié permanent en 1955 contre 93% en 1988 (données RGA dans [Harff et Lamarche, 1998]).

La mécanisation et la forte augmentation de la productivité du travail permettent le développement de « l’exploitation à deux UTA », modèle de référence de « l’entreprise de taille moyenne […correspondant] à la capacité de travail du mari et de la femme, éventuellement assistés de l’un des enfants »

[Gervais et al., 1976] (p.594). Le salariat agricole connaît une très forte diminution (Tableau 10). La chute de la place des salariés permanents, amorcée depuis le début du siècle s’accentue au début des années 60.

Tableau 10- Poids des travailleurs salariés (permanents) dans l’agriculture de 1881 à 200748

18661881190119211936196219821988200020032007
Exploitants (10^3)5 8555 7095 9395 3454 5143 0151 4491 089764699620
Salariés agricoles (permanents) (10^3)3 3902 8672 0841 8921 559826303161152151144
Salariés agricoles (permanents)/Exploitants58%50%35%35%35%27%21%15%20%22%23%

Sources : De 1866 à 1982, Recensements de la population49 cités par Marchand et Thélot [1997] (p. 236-239).

De 1988 à 2007, Agreste Recensements agricoles et Enquêtes structures, traitements de l’auteur

À partir des années 50, outre sa forte régression, le salariat agricole subit un certain nombre d’évolutions. Comme le rappelle H. Mendras [1959], « autrefois le salarié agricole ne se sentait pas d’une autre espèce que son patron.

Il vivait et pensait comme lui ». Souvent petit propriétaire et ouvrier par nécessité, le salarié avait donc une « double identité » : une identité paysanne et une identité ouvrière [Lamanthe, 1987].

Progressivement, une certaine distanciation s’opère entre l’employeur, qui devient « chef d’exploitation » et l’ouvrier agricole. La chute du nombre des petites exploitations s’accompagne, en effet, d’une disparition des salariés agricoles propriétaires : dans les années 70, moins de 5% des salariés permanents sont aussi exploitants.

D’autre part, les ouvriers permanents sont de moins en moins nourris et logés : dans les années 70, près de 35% des salariés permanents ne sont ni nourris ni logés.

Ils étaient moins de 15% dans les années 50 [Gervais et al., 1976]. Enfin, la mobilité sociale est, elle aussi, profondément modifiée [Lamanthe, 1987].

La promotion sociale des ouvriers agricoles ne passe plus par l’accession à la propriété : en 1970, moins de 3% des salariés agricoles deviennent exploitants alors que 5% d’entre eux deviennent ouvriers d’industrie.

La deuxième évolution que subit le salariat agricole à cette époque a trait aux révolutions techniques qui ont touché le secteur agricole et qui ont fait apparaître des opérations d’un haut niveau de technicité.

Des catégories nouvelles d’ouvriers agricoles qualifiés voient le jour (tractoriste, vacher, porcher…) et les conventions collectives définissent plus clairement les emplois agricoles et leurs qualifications [Lamanthe, 1987].

Comme l’explique F. Bourquelot [1972], la modernisation de l’agriculture française suscite chez les ouvriers « une vague d’espoir » quant à la reconnaissance de leur qualification et aux perspectives de carrières qui s’offrent à eux.

Les ouvriers revendiquent le droit à la formation professionnelle et la reconnaissance de leurs qualifications. Ils créent, en 1961, leur propre organisme de vulgarisation sur l’initiative de la CFTC50 : l’ASAVPA, Association de Salariés de l’Agriculture pour la Vulgarisation du Progrès Agricole.

Pourtant, les espoirs suscités ne sont que partiellement concrétisés: l’emploi salarié qualifié reste extrêmement minoritaire en agriculture, les perspectives de carrières sont faibles et la formation continue quasi-inexistante pour les travailleurs salariés [Bourquelot, 1972].

De plus, la modernisation de l’agriculture en France ne s’est pas accompagnée d’une nette amélioration des conditions de travail et du niveau de vie des ouvriers agricoles. La mécanisation a parfois accru les cadences et la pénibilité de certaines tâches qui deviennent plus répétitives (Tableau 11).

Tableau 11-Evolution de la proportion de salariés déclarant que leur travail est répétitif51

AnnéeEnsemble de salariésOuvriers agricoles
198419,8%13,6%
199129,5%44,1%
199828,7%48,4%

Sources : DARES, Enquêtes condition de travail 1984-1991-1998 cité par Miramont [2008] (p.21)

48 Les comparaisons sont délicates à établir sur une longue période. Les définitions des salariés agricoles permanents et celle des exploitants semblent être restées relativement stables. Le ratio salariés agricoles permanents/ exploitants nous paraît donc être le meilleur indicateur de la place qu’a pu tenir l’ensemble des salariés dans le secteur.

49 Série homogène dans l’ancien code des catégories socioprofessionnelles (CSP) : par observation de 1954 à 1982, par reconstitution avant-guerre.

50 Confédération Française des Travailleurs Chrétiens.

51 Ces chiffres, reflets de perceptions, peuvent évidemment être biaisés par l’évolution des normes sociales au cours de la période considérée.

Suite aux évènements de mai 196852, le salaire des ouvriers agricoles connaît une forte augmentation. Pourtant cette augmentation contribue à un écrasement de la hiérarchie des salaires [Bourquelot, 1972] et la législation sur la durée du travail et la représentation syndicale reste très en retrait par rapport à celle des autres secteurs.

Comme le montre F. Bourquelot [1972], le niveau de vie des salariés agricoles continue d’être bien inférieur à celui des autres catégories socio-professionnelles.

L’enquête sur le niveau de vie des ménages montre, en effet, que, à la fin des années 70, les ménages salariés agricoles sont dans le bas de l’échelle en ce qui concerne la taille des logements, le revenu des ménages, leurs équipements ou leurs dépenses de santé [Bourquelot, 1972].

De plus, comme le souligne à juste titre F. Bourquelot [1972], cette étude ne prend pas en compte la situation des ouvriers agricoles étrangers qui se situent, sans aucun doute, dans une situation encore plus « accablante ».

Ces travailleurs, qui ont toujours représenté un « bataillon important » des salariés agricoles, n’ont cessé de voir leur part dans la population active agricole salariée permanente se renforcer : de 8% dans les années 30, elle est passé à plus de 30% dans les années 90 [Noiriel, 1994].

Bien que les pourcentages d’étrangers au sein des travailleurs saisonniers agricoles ne soient pas disponibles, il est vraisemblable que ceux- ci ont subi les mêmes évolutions.

L’agriculture est, en effet, toujours restée un des secteurs clés de l’immigration de travail : à l’origine de l’organisation du recrutement massif des travailleurs étrangers au début du siècle, ce secteur a souvent bénéficié de mesures spécifiques et ce, même dans les périodes de restrictions drastiques des flux migratoires [Noiriel, 1994].

L’évolution des entrées de saisonniers étrangers depuis 1946 (Figure 2) montre l’importance du phénomène avant 1990. Entre 1946 et 1980, près de 100 000 saisonniers étrangers étaient introduits chaque année en France.

Les betteraviers ont été les premiers à organiser le recrutement des saisonniers belges et italiens53 dans la première moitié du XXe siècle pour l’arrachage, le désherbage et la démariage54 [Hubscher, 2005].

À partir des années 1960, les progrès techniques dans la culture betteravière, ainsi que le moindre attrait des salaires français pour les Belges et les Italiens ont sonné le glas de l’entrée de ces deux nationalités. La viticulture a alors pris le relais en recrutant des vendangeurs portugais et surtout espagnols55.

Ces vendangeurs n’ont commencé à être répertoriés qu’à partir de 1960 mais le phénomène est largement antérieur comme le révèle l’importance du nombre de travailleurs comptabilisés dès la première année (plus de 40 000 introductions en 1960).

Le développement de la machine à vendanger explique la baisse progressive des introductions de travailleurs saisonniers étrangers à partir de 1971.

Cependant, la substitution ne fut que progressive, d’une part, du fait d’appellations spécifiques requérant la vendange manuelle, d’autre part, du fait de la réticence première des vignerons vis-à-vis de la machine, réticence liée à la « psychose de la panne ».

Pourtant, comme le souligne R. Hubscher [2005], l’avantage économique certain, mais aussi la dégradation progressive des rapports entre employeurs et salariés espagnols ont favorisé le développement de la machine à vendanger, machine « qui [apparu] comme un instrument de libéralisation face aux tracas occasionnés par les saisonniers » (p. 378).

La modernisation de l’agriculture française

Sources : OMISTAT, traitements de l’auteur

Depuis, les cultures de fruits et légumes, dont les surfaces ont fortement augmenté à partir des années 60, dominent dans les introductions. Le « caractère fondamentalement agricole » des introductions de saisonniers est, depuis, essentiellement rattaché à un secteur particulier, celui des fruits et légumes [Hubscher, 2005].

Le déclin des introductions de saisonniers étrangers dans les années 1980 s’explique moins par une modification de la demande de travailleurs (les cultures fruitières et légumières connaissant des difficultés de mécanisation) que par une politique d’immigration de travail plus restrictive et par une volonté explicite des pouvoirs publics de réduire le nombre d’introductions afin de privilégier un recrutement national56.

52 Nous développerons plus en détails ces évènements dans la suite de cette partie.

53 Dans un premier temps centrée sur le nord de l’Italie, l’aire de recrutement des travailleurs italiens s’étend progressivement aux régions du Sud de la péninsule.

54 Élimination des plants excédentaires après le semis.

55 Après la guerre, les relations diplomatiques entre la France et le régime franquiste limitent, dans un premier temps, les flux migratoires. Cependant, le sous-emploi espagnol massif, l’attrait des salaires français, le taux de change avantageux et la reconnaissance internationale du régime franquiste aboutissent en 1956 à la signature d’un accord de main d’œuvre saisonnière entre la France et l’Espagne. En premier lieu centrée sur le Nord de l’Espagne (Catalogne…), l’aire de recrutement des travailleurs s’étend progressivement à de nouvelles régions plus touchées par le sous-emploi et les difficultés économiques comme l’Andalousie.

56 A partir de 1976, la situation de l’emploi est « opposable » à l’introduction des travailleurs : « Les demandes ne seront examinées que lorsque toutes les possibilités d’embauches de demandeurs d’emploi du marché local, voire national et communautaire de l’emploi auront été exploitées. ». (Circulaire n°5/76 du 16 mars 1976). A la fin des années 90, dans les textes, seuls les travailleurs ayant déjà été introduits les années précédentes peuvent être réintroduits.

Les années 70 marquent, en effet, un tournant dans la politique migratoire française [Noiriel, 1988]. D’importantes difficultés économiques apparaissent suite au premier choc pétrolier. Face à la montée du chômage, l’immigration des travailleurs est suspendue.

La chute des introductions de saisonniers reflète cette politique d’immigration de travail plus stricte. Pourtant, la diminution des introductions semble avoir été moins forte en agriculture que dans les autres secteurs. Le secteur agricole est, en effet, resté relativement protégé.

La chute du nombre d’introductions qu’a connu ce secteur a surtout été le fruit d’une modification des catégories statistiques : en 1992, après l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à la Communauté Economique Européenne, les saisonniers de ces pays cessent d’être comptabilisés. Ils représentaient encore, en 1991, près de 80% des introductions.

Même si le flux migratoire espagnol avait déjà commencé à décroître du fait du dynamisme de l’économie espagnole, les introductions des travailleurs portugais ont, quant à elles, été coupées dans leur élan. L’immigration saisonnière portugaise a vraisemblablement continué après 1992.

Depuis le milieu des années 90, Marocains et Polonais constituent la quasi-totalité des introductions. Le glissement vers de nouveaux pays d’origine des travailleurs saisonniers agricoles relève d’un phénomène plus global : « les pays d’origine des immigrés sont de plus en plus lointains » [Boëldieu et Borrel, 2000].

Les étrangers, comme le rappelle G. Noiriel [1994] ont fortement contribué au développement de l’agriculture française.

Leur contribution a été de plusieurs ordres : d’ordre démographique d’une part en évitant ou limitant la désertification des campagnes, contribution souvent « passée sous silence » selon G. Noiriel [1994], et d’ordre économique, d’autre part, en apportant de nouvelles techniques culturales et surtout en permettant le maintien de certaines productions sur le territoire français.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - Centre International d’Études Supérieures en Sciences Agronomiques (Montpellier SupAgro)
Auteur·trice·s 🎓:
Aurélie DARPEIX

Aurélie DARPEIX
Année de soutenance 📅: École Doctorale d’Économie et Gestion de Montpellier - Thèse présentée et soutenue publiquement pour obtenir le titre de Docteur en Sciences Économiques - le 27 mai 2010
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