Un marché des brevets efficace – Patent trolls

Un marché des brevets efficace – Patent trolls

Section 7 – Un marché efficace

Les patent trolls contribuent à rendre le marché des brevets plus liquide, en agissant comme intermédiaires et en traitant les titres de propriété intellectuelle comme des commodités.

Cependant, ce marché reste encore fort obscur et les trolls tirent régulièrement parti de l’asymétrie d’information qui en découle : l’inventeur n’est pas toujours à même d’estimer correctement la valeur de son brevet alors que le troll, spécialisé dans l’acquisition de brevets, l’est beaucoup plus. Ainsi ce dernier peut-il tirer un juteux profit en proposant, par la suite, des licences d’exploitation à prix élevé aux entreprises productrices.

Une fois encore, il ne s’agit pas ici de supprimer les patent trolls mais bien de les affaiblir. En créant les conditions d’un marché efficace dans lequel les prix reflètent au mieux la valeur intrinsèque d’un brevet, l’on parviendrait à rendre la pratique du trolling moins profitable et, partant, à modérer son impact. Les inventeurs auraient, face à eux, une série d’acheteurs potentiels et feraient face à des coûts de transaction réduits.

De plus, s’il était plus facile et moins coûteux pour les entreprises productrices de rechercher et d’identifier les brevets potentiellement litigieux – de supporter des coûts de recherche réduits –, les trolls perdraient un autre de leurs atouts : il deviendrait plus difficile pour eux de se cacher et d’attendre patiemment avant d’intenter une action contre le contrefacteur.

Selon E. D. Ferrill225, la meilleure façon d’établir un marché des brevets est par le biais d’un Patent Investment Trust (PIT), basé sur le modèle des Real Estate Investment Trust (REIT). Il s’agirait d’une entreprise spécialisée dans l’acquisition et la revente de brevets à laquelle les inventeurs pourraient vendre tout ou partie de leurs droits de propriété intellectuelle.

En échange, ils recevraient soit une compensation financière – le prix de leur brevet –, soit des parts du PIT. Dans le second cas, les inventeurs pourraient bénéficier d’une éventuelle appréciation de la valeur de leur invention.

Aujourd’hui déjà, des sociétés qui contribuent à l’élaboration d’un véritable marché des brevets existent. Outre les patent trolls, Acacia et Intellectual Ventures, entre autres, et les associations défensives de type AST et RPX, d’autres acteurs sont actifs sur le marché.

Nous pensons, par exemple, à Ocean Tomo, qui se définit elle-même comme une Intellectual Capital Merchant Banc. Elle est surtout célèbre pour son activité pionnière de vente aux enchères de brevets, lancée en

2006. Les rendements générés par ces ventes aux enchères ayant rencontré un succès mitigé, l’entreprise a revendu en juin 2009, cette branche de ses activités à ICAP, spécialisée dans les transactions en ligne226. Après une année difficile et une vente aux enchères parisienne, fort médiatisée d’abord et annulée ensuite, le marché semble être reparti à la hausse227.

Outre la vente aux enchères de brevets, Ocean Tomo a développé une plateforme reprenant des données, évaluations et analyses visant à évaluer objectivement la qualité d’un brevet, sa valeur relative, les brevets et technologies pertinents, la concurrence et les tendances de marché228. Il s’agit donc d’une base de données qui rassemble des informations et évalue les brevets délivrés.

Voici encore une autre manière de réduire l’asymétrie d’informations qui existe sur le marché de la propriété intellectuelle. Toute personne intéressée par un brevet donné peut commander, via le site internet, différents types de rapport le concernant : le « rapport IPQ » donne des informations générales sur l’industrie où le brevet est issu ainsi que des données relatives à la durée de vie prévue de la protection intellectuelle. Il revient à 250 dollars. Le «Relevant company and

Patent Report» fournit, entre autres, des informations sur des compagnies intéressées par l’achat du brevet en question et sur des partenaires potentiels. Son coût se monte à 800 dollars. Enfin, le « Due Diligence Report », qui revient à 1.600 dollars, consiste en une analyse complète visant à « permettre [au client] de faire une évaluation efficace préalable des transactions potentielles portant sur [ledit] brevet »229.

Finalement, mentionnons également ici les IP Clearinghouses, phénomène relativement neuf dans le domaine des brevets. Celles-ci sont soit gérées collectivement par les membres, soit par un tiers et servent différentes fonctions : tantôt, elles se contentent d’agréger de l’information sur les brevets, tantôt elles proposent également des licences d’exploitation. Ces structures permettent à leurs utilisateurs de minimiser leurs coûts de recherche et de transaction230.

On le voit, le marché des brevets reste relativement émergent et de nombreux business models apparaissent, servant des buts tantôt antagonistes, tantôt complémentaires, tantôt similaires. Ce marché devient, de jour en jour, plus liquide et transparent; les trolls disposent de moins en moins d’obscurité pour agir et certaines de leurs cavernes sont dorénavant habitées par d’autres créatures de la forêt des brevets, bien plus convenables.

Conclusion

Le patent troll n’est pas un mythe; il est une réalité. Mais c’est une réalité floue, dont les contours sont malaisément identifiables : la confusion avec les Non-Practicing Entity NPE classiques, souvent dommageable, le prouve.

Nous l’avons vu, définir ce qu’est un patent troll ex ante est une entreprise périlleuse, sinon utopique, et les définitions proposées dans la littérature excluent directement certaines NPE de l’appellation : les universités et les inventeurs individuels. Ceci n’est pas acceptable et nous avons donc plaidé pour une approche comportementale, une appréciation en fait, ex post : il n’est, en effet, de trolls que de comportements de trolls et toute NPE possède deux visages, dont l’un est celui d’un troll.

Bien que notre approche ne possède qu’une valeur analytique et prédictive limitée, elle fournit, plutôt qu’une définition, une caractérisation, qui permet à l’observateur d’identifier le troll par le biais des comportements qu’il adopte. Elle est donc particulièrement adaptative et évolutive. Alors que le troll est, hic et nunc, résolument polymorphe, il le sera probablement d’autant plus dans le futur.

Si l’on veut éliminer entièrement les patent trolls, il faut éliminer entièrement les NPE. Cela n’est ni possible ni souhaitable : nombre de NPE contribuent substantiellement à l’innovation et les supprimer entraînerait un coût important pour la société. Par contre, il convient d’empêcher ces Non-Practicing Entity NPE de montrer leur autre visage, celui de patent troll.

Si aujourd’hui certaines NPE le font ou sont tentées de le faire, c’est parce que l’environnement politico-juridico-économique les y encourage en rendant leur action profitable. Au risque de paraître stéréotypé, si le lutin qu’est la NPE devient un troll, c’est souvent parce que le système le pervertit. Il faut donc modifier les prescrits légaux et les conditions environnementales qui stimulent et catalysent cette mutation.

Pour les sociétés victimes des trolls, de nombreuses solutions existent déjà aujourd’hui et l’on peut s’en réjouir : tant des initiatives privées, pour repérer et combattre les trolls, que des mouvements jurisprudentiels tentent de contenir et de prévenir l’invasion. Il reste qu’une vision à long terme est nécessaire et le dernier chapitre évoquait nombre de solutions politiques. Si elles ont toutes un mérite, certaines sont plus susceptibles d’être mises en œuvre que d’autres.

Alors que le droit est tributaire de jeux de pouvoir et évolue lentement, les marchés sont adaptatifs et réactifs. Nous l’avons vu, une réforme substantielle et monolithique du droit des brevets est peu susceptible d’aboutir.

L’industrie pharmaceutique s’y est opposée avec force, par le passé, et les modifications du texte de 2010, par rapport à ceux des années antérieures, nous paraissent trop peu substantielles pour que la réforme aboutisse.

Il semble qu’un droit différencié ne puisse voir le jour rapidement et l’Office américain des brevets s’enlise dans son inertie. Exclure des domaines entiers du champ de la brevetabilité semble être une solution trop extrême pour être véritablement adoptée et une augmentation des taxes ne ravirait guère les inventeurs.

Bien qu’une solution en droit soit bienvenue – ce serait d’ailleurs l’idéal –, il est peu probable qu’elle soit trouvée et implémentée rapidement. Une réforme en droit ne verra le jour que si elle est conduite, étape par étape, compromis après compromis, après consultation de tous les acteurs impliqués.

C’est donc du marché des brevets que la contre-attaque viendra, à tout le moins, à court et moyen terme : les mécanismes de marché sont la meilleure arme qu’ont aujourd’hui à leur disposition les victimes des patent trolls. Tous les brevets que les trolls possèdent, les sociétés productrices auraient également pu les acquérir, soit directement, soit par le biais de sociétés telles que RPX et AST.

Certes, l’on peut regretter les coûts supplémentaires que cela génère pour les sociétés productrices mais, actuellement, il leur faut les supporter afin d’éviter de devoir en supporter de plus importants, en justice ou lors de négociations avec les trolls. Le développement du marché des brevets amènera également une transparence accrue où les prix reflèteront alors la valeur exacte – ou plus exacte – de chaque invention. Partant, les inventeurs seront rétribués à la hauteur de leur contribution.

Au lu de la littérature, il nous a frappé qu’alors que bon nombre d’auteurs reconnaissent que des frais de justice élevés favorisent la pratique du patent trolling, fort peu plaident ou arguent pour leur diminution.

Cela aiderait pourtant beaucoup à contenir le problème. Les entreprises productrices qui souhaitent obtenir un jugement, portant sur la contrefaçon et/ou la validité du brevet, ne seraient plus entravées par des barrières financières importantes et le troll perdrait un important levier d’action. La problématique de la réduction des frais de justice, au sens large, appelle un examen approfondi de la procédure civile américaine ainsi que du mode de fonctionnement de tous les acteurs impliqués, des parties au juge, en passant par les cabinets d’avocats.

Si le gouvernement américain veut véritablement limiter l’impact des trolls, voici une bonne première étape qui, à notre sens, ne rencontrerait que peu d’opposition de la part des lobbies classiques. Il reste que les cabinets d’avocats sont susceptibles de s’y opposer et l’impact d’une telle mesure sur le budget de la justice américaine devrait être évalué avec la prudence de rigueur.

225 E. D. FERRILL, « Patent Investment Trusts: Let’s Build a PIT to Catch the Patent Trolls », North Carolina Journal of Law & Technology, 2005, vol. 6, n° 2, pp. 367-394, spéc. pp. 385- 393.

226 J. WILD, « Ocean Tomo sells IP transactions group », Intellectual Asset Management, 16 juin 2009.

227 ICAP OCEAN TOMO, « ICAP Ocean Tomo Auction Sees Record Bidding », 2010, http://icapoceantomo.com/sites/default/files/Spring%202010%20Auction%20Results_press%20release.pdf (consulté le 30 juillet 2010)

228 Voyez http://www.patentratings.com/ (consulté le 30 juillet 2010).

229 http://patentratings.com/products/index.asp?patno=3654678 (consulté le 30 juillet 2010).

230 R. AOKI et A. SCHIFF, « Promoting access to intellectual property: patent pools, copyright collectives, and clearinghouses », R&D Management, 2008, vol. 38, n° 2, pp. 189-204.

262 Il s’agit d’un dense réseau de droits de propriété intellectuelle qui se chevauchent et à travers duquel une entreprise doit se frayer un chemin pour parvenir à commercialiser une nouvelle technologie.

En guise de dernière remarque, nous émettrons un vœu pieux : ce qu’il faudrait réellement, c’est une approche éthique des affaires. Si les trolls avaient une politique éthique, ils ne seraient que des NPE, simples intermédiaires sur le marché des brevets, et le problème se poserait en des termes moins épineux. Malheureusement, la conviction qu’excellence et éthique sont, dans le monde des affaires, compatibles, n’est visiblement pas encore partagée par tous.

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