Faute inexcusable et manutention maritime

C) Faute inexcusable et manutention maritime

Nous allons maintenant examiner la notion de faute inexcusable sous un angle particulier, débordant d’une part le contexte strict de la responsabilité du transporteur maritime, mais directement apparenté d’autre part à l’économie générale du régime de l’indemnisation des dommages subis par les ayants droit à la marchandise : celui de la responsabilité de l’entreprise de manutention.

En effet, le texte de l’article 54 de la loi du 18 juin 1966, alignant le régime de l’entrepreneur de manutention, qu’il agisse comme stevedore ou comme acconier, sur celui du transporteur maritime, disposait que « la responsabilité de l’entrepreneur de manutention ne peut en aucun cas163 dépasser les montants fixés à l’article 28 et par le décret prévu à l’article 43, à moins qu’une déclaration de valeur ne lui ait été notifiée».

Il est généralement admis que le législateur a voulu l’unification des régimes des responsabilités du transporteur maritime et de l’entrepreneur de manutention dans un souci de décourager les ayant droit à la marchandise de contourner les protections accordées par la loi au transporteur maritime, en dirigeant leur action en responsabilité contre l’un de ses auxiliaires.

En insérant dans l’article 58 l’expression en aucun cas, le législateur semble pour autant instaurer une limitation de responsabilité pour l’entreprise de manutention à caractère à peu près absolu et partant incite, inévitablement, le lecteur à s’interroger si le dol de l’entreprise de manutention fait sauter le plafond légal de la limitation. Il va, tout de même, de soi que le dol de l’entrepreneur, comme celui du transporteur, fait échec à l’application du principe de la limitation de réparation. Admettre le contraire aurait été aller à l’encontre de la symétrie des régimes de responsabilité du transporteur maritime et de l’entrepreneur de manutention voulue par le législateur. D’autre part, il serait logique de justifier cette solution en faisant appel à la règle de droit commun fraus omnia corrumpit164.

Or, la loi de 1986 a, nous l’avons déjà noté, été amendée par la loi du 23 décembre 1986 en vue de l’uniformisation du régime français avec celui de la Convention de Bruxelles et désormais la limitation peut être exclue non seulement en cas de dol mais aussi en cas de faute inexcusable.

En revanche, le législateur a, sûrement par erreur ou par inattention, maintenu l’expression en aucun cas, si bien que le régime de limitation de responsabilité du transporteur est essentiellement différent de celui de l’entreprise de manutention. En effet, le premier est, d’après la lettre du texte, privé de son droit de limiter sa responsabilité tant en cas de dol qu’en cas de faute inexcusable personnelle cependant que le deuxième n’en est déchu qu’en cas de faute inexcusable.

Dès lors comme l’observe, le professeur du Pontavice165, « si l’on s’en tient à la lettre du nouvel article 54, la référence à l’article 28 ne vise que les nouveaux montants de responsabilité fixés à l’alinéa 1 et non pas les alinéas suivants relatifs aux cas dans lesquels le transporteur perd le bénéfice de la limitation de réparation. Il semble donc y avoir ici encore une distorsion entre le régime de responsabilité du transporteur et celui d’entrepreneur de manutention privé de la limitation de responsabilité exclusivement en cas de dol».

Toutefois, on ne peut pas manquer d’observer le glissement subtil que la jurisprudence entreprend entre la notion classique de faute dolosive166 (au sens de la faute commise volontairement avec l’intention délibérée de causer le dommage) et la notion voisine de faute inexcusable, définie dans les textes sur les transports maritimes comme étant « la faute commise témérairement et avec conscience que le dommage en résulterait probablement».

Par ce glissement généralement volontaire, la jurisprudence parvient, une fois de plus, à réaliser le réalignement de la responsabilité de l’entreprise de manutention sur celle du transporteur maritime; et cette démarche permet, surtout, d’éviter le résultat choquant de la relative impunité des entreprises de manutention qui auraient pu continuer à bénéficier des limitations légales même en cas de faute inexcusable, alors que les transporteurs maritimes en supportent les conséquences.

L’imprécision des textes relatifs à la manutention ne serait donc pas une complaisance du législateur, et la jurisprudence devra désormais prendre à cœur d’interpréter ces textes dans le sens de l’harmonisation recherchée par la loi du 23 décembre 1986, car « l’esprit de cette loi doit l’emporter sur la lettre»167.

De ce fait, les tribunaux, lorsqu’ils veulent sanctionner une faute particulièrement grave d’une entreprise de manutention, le font, en qualifiant très abusivement cette faute de dolosive.

Il reste qu’il y a, comme le professeur Pierre Bonassies168 et Yves Tassel le relèvent, entre le dol et la faute inexcusable « plus qu’une différence dans le degré de gravité, une véritable différence de nature. Cette différence se situe au niveau de l’intention».

Le dol est une faute intentionnelle, où le contractant a voulu, sciemment, causer préjudice à son co-contractant. La faute inexcusable, si grave soit-elle, est une faute consciente (ou qui devrait être consciente, dans sa conception objective), mais qui n’est jamais volontaire. «Pour éviter donc semblable dévoiement des notions, il faudrait soit « forcer» le législateur à modifier l’article 54 de la loi du 18 juin 1966 ou que la Cour de cassation admise par une interprétation nouvelle du texte et de prendre en compte que l’uniformisation voulue a été rompue par la réforme du régime de la responsabilité du transporteur maritime malheureusement non « répercutée» dans le régime de la responsabilité de l’entrepreneur de manutention169».

En d’autres termes, l’article 54 de la loi de 1966 doit être conçu comme renvoyant non pas seulement aux montants fixés par l’article 28, mais à ce texte dans sa totalité, y compris la déchéance en cas de faute inexcusable, opérant ainsi une harmonisation qui était d’ailleurs au centre de la construction du Doyen Rodière170.

Telle ne semble cependant pas être l’opinion de la Cour suprême qui par un arrêt du 5 décembre 2006171, a, éconduisant la thèse suggérée par la doctrine, clairement pris position : seule une faute dolosive retenue à l’encontre de l’entrepreneur de manutention peut lui faire perdre le bénéfice des limitations légales; le renvoi par l’article 54 à l’article 28 n’est que partiel et ne concerne que les montants d’indemnisation déterminés à l’article 28; les expressions « en aucun cas et à moins que» impliquent la volonté du législateur de limiter, d’une manière générale et absolue, la responsabilité de l’aconier et son obligation à réparation»

Néanmoins, une telle position est critiquable pour deux raisons : elle adopte une conception du dol singulièrement large, on n’y trouve aucune référence expresse à l’intention de provoquer le dommage et elle n’est point conforme à l’esprit de la loi172 dont l’intention était le nivellement de la responsabilité de l’entreprise de manutention et celle du transporteur maritime de marchandises. Il serait donc souhaitable que la Cour suprême accepte la lecture du texte prônée par la doctrine et étende l’application de la faute inexcusable à la limitation de responsabilité de l’entreprise de manutention.

163 C’est nous qui soulignons.

164 R. Rodière, Traité, Tome 3, page 35.

165 E. du Pontavice, Transport et affrètement maritimes, Delmas 2ème édition 1990.

166 CA Aix, 29 mars 2007, navire »Blue Sky», DMF 2007, p. 683, obs. J. Bonnaud et DMF 2008 p. 22, obs. Y. Tassel; Cass. com, 7 novembre 2006, navire »Diego», DMF 2007, p.35, obs. H. Tassy et obs. Y. Tassel, approuvant l’arrêt de la CA Aix 18 mai 2004, navire »Diego», DMF 2005. p. 241, obs. Y. Tassel; CA Rouen, 25 novembre 1999, DMF 2000, p. 807, obs. Y. Tassel et DMF 2001, Hors serie, no 5 obs. P. Bonassies; CA Paris, 2 décembre 1999, navire »Taboo», DMF 2000, p. 111, obs. Y. Tassel et DMF 2001, Hors série, no 5 obs. P. Bonassies.

167 M. Ndende et K. Le Couviour, Manutention maritime, Rép.com. Dalloz, 2000.

168 DMF 2008, Hors serie, n° 12, obs. P. Bonassies.

169 P. Bonassies et Ch.Scapel, op.cit., p. 452, no 694; V. aussi A. Vialard, Droit Maritime, PUF 1997, p. 433, no 505.

170 R. Rodière, Traité, Tome 3, page 35 : « l’expression (en aucun cas) est destinée à viser les deux situations, celle de l’article 50 et de l’article 53 litt. a) d’une part, celle de l’article 51 et de l’article 53 litt. b). de l’autre».

171 Cass.com, 5 décembre 2006, navire »Grace Church Comet», no 04-18.051, DMF 2007, p.40 obs. Y. Tassel; V aussi CA Aix, 29 mars 2007, navire »Blue Sky», DMF 2007, p. 683, obs. J. Bonnaud : La Cour d’Aix l’a catégoriquement refusé : « les expressions « en aucun cas et à moins que» impliquent la volonté du législateur de limiter, d’une manière générale et absolue la responsabilité de l’acconier et de son obligation à réparation, qu’il accomplisse des opérations de manutention proprement dites ou d’autres opérations, alors que le régime de responsabilité est différent selon la nature des opérations qu’il est chargé d’accomplir».

172 «N’est-il pas paradoxal que le transporteur, qui n’est pas directement à l’origine du dommage dès lors que l’attitude fautive est celle d’un autre qui, de surcroît, est un professionnel indépendant, soit condamné pour la totalité du préjudice alors que, dans le même temps, l’aconier, directement responsable du dommage du fait de sa faute inexcusable voit limiter sa responsabilité ?» DMF, 2007, p. 40, obs. Y.Tassel.

173 CA Aix, 29 mars 2007, navire »Blue Sky», DMF 2007, p. 683, obs. J. Bonnaud : « La limitation d’indemnisation du transporteur maritime et de l’acconier : harmonies et discordances».

174 R. Rodière, Traité, Tome 3, p. 36.

175 P. Bonassies et Ch.Scapel, op.cit., p. 452, no 694.

En tout état de cause, comme le fait remarquer Jacques Bonnaud173, il faut reconnaître que la lecture faite par la Cour d’Aix est sur le plan de l’exégèse la bonne (à l’aune de la lettre du texte, ajoutons-nous). C’est la loi qu’il faut réformer.

Aussi bien, René Rodière174 avait déjà proposé une rédaction analogue de l’article 54 : « la responsabilité de l’entrepreneur de manutention ne peut pas dépasser, à moins d’une déclaration de valeur qui lui aura été notifiée, la somme à laquelle serait condamnée le transporteur pour le même dommage». Or, selon le professeur Pierre Bonassies, une intervention du législateur paraît « improbable»175.

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