La faute de l’armateur et la limitation de sa responsabilité

Faute inexcusable de l’armateur et principe de sa responsabilité limitée

Université de droit, d’économie et des sciences

Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III

Faculté de droit et de sciences politiques

Centre de droit maritime et des transports

Mémoire présenté dans le cadre du Master II Droit Maritime et des Transports,

La faute inexcusable de l'armateur et le principe de la limitation de sa responsabilité

La faute inexcusable de l’armateur et le principe de la limitation de sa responsabilité

Par

STAVRAKIDIS Triantafyllos

Sous la direction de

Monsieur Christian Scapel

2008

Cet ouvrage est dédié à ma mère, Stavroula

 » Le plus grand mal, à part l’injustice, serait que l’auteur de l’injustice ne paie pas la peine de sa faute  »

Platon, Extrait de Gorgias (http://www.evene.fr/livres/livre/platon-gorgias-2909.php)

Remerciements :

Que les professeurs Pierre Bonassies et Christian Scapel trouvent ici l’expression de ma profonde reconnaissance; M. Bonassies pour sa sollicitude lors de l’encadrement de mes travaux de recherches et M. Scapel pour m’avoir reçu au sein du CDMT et pour sa confiance. Leurs enseignements m’ont été précieux.

Je voudrais également exprimer mes sincères remerciements à tous mes Professeurs pour m’avoir transmis leur passion pour la mer et leur savoir pour le droit maritime.

Je souhaiterais aussi remercier Martine Cheron pour sa disponibilité ainsi que pour ses encouragements tout au fil de ces deux années.

Merci aussi à tous mes collègues tant de cette année (Ayaka, N’gagne, Frank, Vanessa, Anais, Khoudia, Adleine, Solenne, Julie, Jean-Mathieu, Axelle, Pierre, Akpène…….) que de l’année dernière (Oriane, Fred, Christine, Akila, Mohammed……), de même qu’à Neli, pour leur correction, leur aide, leur disponibilité et surtout leur patience.

Finalement, je tiendrais à remercier profondément mes parents pour leur présence de tous les instants. Sans eux, rien n’aurait été possible.

Introduction

Le droit maritime, « droit des contradictions1», peut être défini comme « l’ensemble des règles juridiques spécifiques directement applicables aux activités que la mer détermine2». «

Il incarne un système normatif conçu pour répondre à des questions dont la spécificité provient de l’hétérogénéité du volume sur et dans lequel il a vocation à s’appliquer. Cette matière originale et indépendante est gouvernée par un corpus juridique et des institutions particulières, relevant d’un invincible non-conformisme justifié par les conditions qui président à sa mise en œuvre et tout particulièrement par les risques qui y sont attachés3».

Un particularisme « inéluctable4» caractérise donc le droit maritime, un particularisme qui s’explique incontestablement par la théorie des risques de la mer5, quoique que le risque de mer ne s’impose plus aujourd’hui avec la même autorité6.

Certes, ce particularisme ne doit pas être poussé à l’excès et nous conduire à admettre l’autonomie du droit maritime et à le considérer comme un droit « auto-institué et qui s’autorégelemente, s’autoalimente7».

Au contraire, le droit maritime, nonobstant l’originalité de ses règles, reste soumis aux principes généraux du droit commun, et en particulier à la théorie générale des contrats et des obligations8.

Il doit être considéré comme une branche de droit simplement spécifique, singulière, qui dépendrait pour l’essentiel d’un droit commun supérieur, auquel il serait rattaché9, si bien que ce dernier s’applique subsidiairement, en l’absence de disposition maritimiste dérogatoire10. « Spécificité n’est donc pas autonomie11».

1 Y. Tassel, « Le droit maritime- un anachronisme ?», ADMO 1997, p. 157 et Y. Tassel, « La spécificité du droit maritime», Neptunus International, vol. 6.2, Nantes 2000, http://www.droit-univnantes.fr/labos/cdmo/nept/nep21.htm, p.1.

2 P. Bonassies et Ch. Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, 2006, p. 1, no 1. V. pour une définition identique, Y. Tassel, op. cit., p. 143-144 : « il s’agit des règles relatives notamment aux choses aptes à se trouver en mer, aux activités liées à la mer, aux événements se produisant en mer, aux hommes qui vont a la mer et enfin aux espaces marin… Bref, le droit maritime est l’ensemble des règles de droit dont l’hypothèse contient le mot navire ou le mot mer et leurs dérives».

3 A. Montas, « Le rapport du droit maritime au droit commun, entre simple particularisme et véritable autonomie», DMF 2008, p. 307.

4 M. Rémond Gouilloud, Droit maritime, Pedone, 2ème éd, 1993, p. 6.

5 Ph. Delebecque, « Le droit maritime français à l’aube du XXIème siècle», in Études offertes à Pierre Catala, Le droit prive français à la fin du XXème siècle, Litec, 2001, p. 930 : « Il est certain que le particularisme du droit maritime français, qui fait sa force et son intérêt, ne se justifie plus de nos jours par référence à l’idée de fortune de mer. La raison d’être de son originalité tient dans les risques de la mer»; A. Montas, op. cit., p. 307-315 : « Le droit maritime est en effet ordonné autour de la notion de risque maritime».

6 Ph. Delebecque, op. cit., p. 930 : « Ce fondement se trouve ébranlé par les changements récents qui font que les transports sont plus surs, que les expertises plus fidèles et que les préoccupations premières des chargeurs ne se fixent plus sur les pertes ou les avaries mais plutôt sur les retards»; V. aussi, P. Bonassies et Ch. Scapel, op. cit., no 7, p. 8.

7 J.-P Chazal, « Réflexions épistémologiques sur le droit commun et les droits spéciaux», Liber amicorum Jean Calais-Auloy – Études de droit de la consommation, Dalloz, Paris 2004, p. 289.

8 Ph. Delebecque, « Droit maritime et régime général des obligations», DMF 2005, numéro spécial en l’honneur de Antoine Vialard, no 1 : « la dialectique du droit commun- droit maritime est éternelle et que les apports du droit maritime au droit privée sont réels et sans cesse renouvelées».

9 P. Bonassies et Ch. Scapel, op. cit., no 6, p. 8 : « Il ne pourrait en être autrement, et les règles du droit commun être alors écartées, que si ces règles heurtaient par trop la logique même de l’institution maritime en cause».

10 A. Vialard, Droit maritime, PUF Droit fondamental, 1997, no 12, p. 24.Y. Tassel, préc., p. 1, http://www.droit-univnantes.fr/labos/cdmo/nept/nep21.htm.

11 Y. Tassel, op.cit., p. 2, http://www.droit-univnantes.fr/labos/cdmo/nept/nep21.htm.

Il demeure que certaines institutions du droit maritime (ainsi les avaries communes, la faute nautique, la règle no cure no pay, la canalisation de responsabilité) sont imprégnées d’une originalité en tant qu’elles ne se retrouvent en principe dans le droit commun, chose qui constitue la meilleure preuve que le droit maritime ne se soumet pas au droit civil.

De ces institutions particulières au droit maritime12, l’exemple le plus considérable, mais parfois décrié13, est celui de la limitation de responsabilité dont, de tout temps, a bénéficié et bénéficie aujourd’hui encore, l’entrepreneur maritime, l’armateur.

L’institution de la limitation de responsabilité de l’armateur située au cœur du droit maritime, pièce maitresse du droit maritime, a, étant inconnue au droit romain, apparu au XIe siècle en Italie dans les tables d’ Amalfi. Grâce au contrat de commande chaque participant pouvait limiter sa responsabilité dans l’expédition maritime à l’étendue des fonds qu’il a engagés14. Inscrit en Espagne dans le Code de Valence et dans le Consulato del Mare de Barcelone au XIVe siècle, ce principe est accepté du sud au nord de l’Europe15.

Grotius dans son jure belli ac pacis16 a formulé pour la première fois le principe de la limitation de responsabilité du propriétaire du navire17.

Pilier du droit de la responsabilité civile de l’armateur, « pierre angulaire»18 ou « clef de voute»19 du droit maritime, l’institution de la limitation est l’une des plus fondamentales et de plus originales du droit maritime. En effet, s’il est un objectif que l’on assigne à tout système de responsabilité civile quel qu’il soit, c’est celui de réparation. La fonction de réparation constitue, en effet, l’essence même de la responsabilité civile20.

En droit terrestre, tout entrepreneur est responsable, d’une manière illimitée – sauf le cas d’un aménagement contractuel de sa responsabilité – des dommages causés par l’exploitation de son entreprise, que sa responsabilité soit née d’un contrat, de sa faute, de la faute de l’un quelconque de ses préposés, ou de telle ou telle source extracontractuelle.

À l’exact opposé, en droit maritime, l’armateur est, échappant au principe du droit commun de réparation intégrale des préjudices, autorisé de limiter sa responsabilité21 dans la mesure où certaines conditions sont remplies22. La limitation, quoique contraire aux principes généraux du droit de la responsabilité, constitue une protection indispensable au maintien de l’activité des armements23.

Cette limitation s’est d’abord exprimée en droit classique (par l’Ordonnance de la Marine de 186124 et par le Code de commerce25) d’une manière brutale, par l’abandon du navire aux victimes, alors même que ce navire gisait au fond de l’océan.

Aujourd’hui, elle subsiste, grâce à l’évolution du droit anglais qui s’est tourné vers un système moins élémentaire de limitation, sous une forme plus nuancée, celle de la limitation en valeur, la quelle se réalise par la constitution d’un fonds proportionnel au tonnage du navire fonds attribuée aux victimes26. Ce système s’est propagé du reste à l’ensemble des pays maritimes.

L’évolution du droit maritime pour ce qui concerne l’institution de la limitation de responsabilité s’est effectuée en deux étapes.

La première étape s’est concrétisée par l’élaboration de la Convention de Bruxelles de 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, signée le 10 octobre 1957 , texte adoptant le système britannique de la constitution d’un fonds de limitation et prenant le relais de la Convention de 1924 qui laissait le choix de l’armateur entre l’abandon du navire et la limitation en valeur, consacrant ainsi le système d’option système qui ne pouvait certainement pas aboutir à l’harmonisation des droits nationaux (bâtard ce compromis était voué à l’échec27) mais qui a constitué du moins la première mise en cause de l’idée de l’abandon en nature.

La deuxième étape a été franchie par le truchement de la mise sur les rails de la Convention de Londres du 19 novembre 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière des créances maritimes texte adopté sous les auspices de l’OMCI.

Ce nouveau texte a aménagé considérablement le régime de la limitation de responsabilité : il a augmenté les plafonds de limitation, il a élargi le domaine de la limitation, celui-ci concernant, comme l’indique l’intitulé de la Convention la responsabilité en matière de créances maritimes et ne limitant plus au propriétaires de navires de mer.

En d’autres termes, la limitation ne s’applique plus à l’armateur mais à des créances28. Cette dernière modification a pour effet que l’on ne puisse plus rattacher l’institution à la théorie du patrimoine de mer, ou de la fortune de mer29, théorie qui exprime l’idée que le propriétaire du navire, mettant en jeu le bien qu’il a affecté à l’expédition maritime, doit se voir attribuer le bénéfice de la limitation de responsabilité30.

Les fondements de la limitation31 doivent d’ores et déjà être recherchés plutôt dans les notions des risques de la mer32, du caractère d’intérêt général des activités maritimes33, de l’idée de réciprocité (à savoir la solidarité des gens de mer)34, voire dans l’assurabilité des risques (si les plafonds de limitation s’élèvent, les assurances ne pourraient plus les supporter)35.

12 R.Rodière et E. Du Pontavice , Droit maritime, Dalloz, 12ème éd., n0 139, p. 116.

13 En effet, cette institution a fait l’objet d’une critique fondamentale, dans les années 1960-1970, critique émanant des pays en voie de développement qui défendaient les intérêts des chargeurs. Néanmoins, ces mêmes pays, après s’être engagés dans un effort considérable de développer leur flotte maritime, se montrent de non jours moins favorables à l’institution de la limitation de responsabilité.

14 Ce que l’on appelle l’époque associative du droit maritime située au Moyen Age, quand plusieurs personnes participaient à l’aventure maritime et en partageaient les risques. (Massimiliano Rimaboschi, L’unification du droit maritime, contribution à la construction d’un ordre juridique maritime, préf. P. Bonassies, Thèse, Aix en Provence, 2006, p. 163 et s. et p. 267 et s.).

15 Corbier (I.), La notion juridique d’armateur, préc., p. 58.

16 L. Delwaid, « Considérations sur le caractère réel de la responsabilité du propriétaire de navire», Liber Amicorum Roger Roland, p. 157.

17 Grotius était d’avis que les armateurs, à savoir ceux qui touchent le fret du navire, étaient tenus vis-à-vis des affréteurs des (quasi-) délits ou des contrats de prêts à la grosse ou d’autres contrats passés dans l’intérêt du navire si les cocontractants avaient agi de bonne foi, mais cela uniquement dans la mesure de leur apport dans l’armement. Pour ce qui concernait les actes délictuels commis par le capitaine en dehors de ses fonctions les armateurs n’étaient pas tenus, sauf s’ils en avaient bénéficié, ou ils avaient donne instruction ou contribué à commettre le (quasi-) délit.

18 A. Vialard, op. cit., n° 148, p. 125.

19 G. Ripert, Traite de droit maritime, Lib. Rousseau, Paris, 4ème éd., 1952, t. II, n0 1228 et s.

20 K. Le Couviour, La responsabilité civile à l’épreuve des pollutions majeures résultant du transport maritime, Thèse, Aix en Provence, préf. A. Vialard, PUF 2007, n° 349, p.149.

21 L’idée de la limitation de réparation, se retrouve dans d’autres domaines de droit, tel celui du droit des transports. Il reste que dans cette dernière hypothèse la limitation ne concerne que la responsabilité contractuelle et non pas la responsabilité délictuelle à l’endroit des tiers étrangers aux relations contractuelles.

22 P. Bonassies, « Les nouveaux textes sur la limitation de responsabilité de l’armateur. Évolution ou mutation ?», Annales IMTM, 1985, p. 147; P. Bonassies, « Vingt ans de conventions internationales maritimes», Annales IMTM, 1996, p. 51 et s.

23 R. Rodière et E. Du Pontavice, op. cit., n0 140, p. 118 : il reste que la limitation de responsabilité présente l’inconvénient que toutes les victimes ne sont pas des armateurs ou des expéditeurs professionnels assurés contre la perte; parmi les victimes il peut y avoir des personnes qui ne sont pas assurés, comme les passagers.

24 Livre II, titre 8, article 2 : « les propriétaires de navires sont responsables des fais du maistre, mais ils en demeureront déchargés, en abandonnant leur bâtiment et le fret».

25 Article 216 du Code de commerce, modifié en 1841: « Tout propriétaire de navire est civilement responsable des faits du capitaine, pour ce qui est relatif au navire et à l’expédition. La responsabilité cesse par l’abandon du navire et du fret».

26 L. Delwaid, op. cit., p. 107 et s.

27 M. Rémond Gouilloud, op.cit., n0 308, p. 172.

28 Ce principe de la limitation de responsabilité du propriétaire du navire subsiste avec des aménagements en matière de pollution par les hydrocarbures dans la mesure ou la prise en charge des dommages non réparés par le propriétaire de navire est le fait d’un fonds international d’indemnisation alimenté par les versements dus par les importateurs.

29 Caractérisée par le professeur Pierre Lureau déjà en 1973 comme un argument « faiblard» (P. Lureau, « Le fondement et évolution historique de la limitation de responsabilité des propriétaires de navires. L’opposition de l’administration», DMF 1973, p. 705).

30 M. Rémond Gouilloud, op. cit., n0 309, p. 172; I. Corbier, « La faute inexcusable de l’armateur ou du droit de l’armateur à limiter sa responsabilité», DMF 2002, p. 403.

31 Y. Tassel, « Responsabilité du propriétaire de navire», J-Cl. Transport, Fasc. 1110, 2007, no 3 à 12.

32 Y. Tassel, Mer, navire, capitaine : une vue intégrée, in Études offertes à Philippe-Jean Hesse, Du droit du travail aux droits de l’humanité, Presses Universitaires de Rennes, coll. « l’univers des normes», 2003, p. 211 : « la mer est par sa nature un espace dangereux; elle est absolument contraire à la nature physique de l’être humain . Il est compréhensible que de nombreuses institutions juridiques aient pour raison d’être de prévenir les dangers de la mer et, si par infortune ils se réalisent, de mitiger les conséquences qui en résultent». K. Le Couviour, La responsabilité civile à l’épreuve des pollutions majeures résultant du transport maritime, Thèse, Aix en Provence, préf. A. Vialard, PUF, 2007, n° 363, p. 153 : « lorsque dans le brouillard le marin risque de se perdre, le conducteur d’un train n’a qu’a suivre le rail qui le conduira à sa destination»; M. Rémond Gouilloud, op.cit., p. 6. V. aussi, Ph. Delebecque, op. cit., p. 938 : « Mais l’institution de la limitation doit être défendue, car le commerce maritime reste une activité périlleuse et surtout indispensable à l’intérêt général, ce qui explique que ceux qui y participent bénéficient de compensations»; A. Montas, op. cit., p. 308.

33 P. Bonassies et Ch. Scapel, op. cit., no 5, p. 6.

Toutefois, la modification la plus importante que l’application de la Convention de Londres implique est celle de la substitution de la périphrase de l’article 4 (reprise par l’article 58 de la loi de 1967), en tant que cause de déchéance du droit à limitation, à la faute simple.

Contrairement à la Convention de 1957, la limitation ne sera plus exclue dorénavant que lorsqu’il est démontré que le candidat à la limitation a causé le dommage « soit par son fait ou son omission personnels commis avec l’intention de provoquer un tel dommage ou commis témérairement mais avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement».

En effet, la faculté de limitation de responsabilité accordée à l’armateur n’est pas absolue et disparaît en cas de faute personnelle de celui-ci, la gravité de la faute occasionnant la déchéance du droit à limitation ayant variée avec l’évolution des textes.

Ainsi dans le droit applicable en France jusqu’au 30 novembre 1986, l’armateur s’il n’avait pas commis de faute personnelle pouvait limiter sa responsabilité à un plafond proportionnel au tonnage du navire.

Dans le droit applicable depuis le 1er décembre 1986 (date d’entrée en vigueur de la Convention de Londres ainsi que de la loi du 21 décembre 1984 adaptant les dispositions de la loi du 3 janvier 1967 à la nouvelle Convention), l’armateur conserve cette faculté même en cas de faute, la limitation n’étant exclue qu’en cas de faute très grave, soit une faute intentionnelle (bien improbable) soit une faute commise témérairement mais avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement, faute que la doctrine unanime et la jurisprudence traduisent comme faute inexcusable et la situent, côté gravite , entre la faute lourde et la faute intentionnelle.

Le choix des rédacteurs ne saurait pas surprendre.

La même formule avait déjà été introduite dans un premier temps dans le Protocole de la Haye du 28 septembre 1955 modifiant la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international et dans un deuxième temps dans les textes régissant le contrat de transport maritime tant de marchandises (Protocole du 23 février 1968 modifiant la Convention de Bruxelles du 25 aout 1924 pour l’unification de certaines règles en matière de connaissement, Règles d’Hambourg de 1978) que de passagers (Convention d’Athènes).

Le concept d’une faute particulièrement grave (correspondant ici à la notion française de faute inexcusable) en tant que cause de déchéance d’un entrepreneur était connu même avant l’adoption de la Convention de Londres36.

Dans ces conditions, le problème de la méthode d’appréciation de la faute inexcusable devait rapidement se poser. Selon une première approche, la faute inexcusable devait être appréciée subjectivement, in concreto, en recherchant toujours les données psychologiques concrètes qui animaient le défendeur particulier.

Dans une seconde conception, elle devait être appréciée objectivement, in abstracto, par référence aux données psychologiques que l’on doit normalement trouver chez un défendeur quelconque.

Pencher pour une appréciation subjective, c’était admettre une équivalence des notions de dol et de faute inexcusable et limiter grandement les cas où l’on pourrait considérer que la conduite du défendeur supprimait l’application de la limitation.

Accepter une appréciation objective, c’était réduire l’équivalence aux effets de la faute lourde et autoriser plus largement l’inapplication de la limitation. Le critère de la conscience du dommage demeure donc discuté et non unifié et rend difficile tout essai de prévision de la solution du litige.

La formulation précise des textes internationaux ouvre indubitablement la porte à une interprétation concrète. En effet, les rédacteurs du texte de 1976, suivis par le législateur national, pensaient que, par la modification de la cause apportant déchéance de l’armateur de la limitation de sa responsabilité, de rende le droit à limitation incontournable (unbreakable, selon l’expression utilisée par les juristes anglais). « Leur espoir a été fortement déçu, en tout cas devant les juridictions françaises 37».

En effet, aux antipodes de la volonté des rédacteurs de la Convention de Londres on retrouve l’interprétation judiciaire française du concept de faute inexcusable qui « constitue un océan d’originalité dans une jurisprudence internationale massivement contraire, compte tenu que cette dernière considère que la phrase témérairement et avec conscience qu’un dommage en résulterait probablement doit être envisagée comme ayant une signification subjective38».

La jurisprudence française, opérant un rapprochement avec sa vieille jurisprudence en droit du travail et refusant de « plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau», se tourne vers une interprétation large39 de la faute inexcusable, qui a pour contrecoup que la déchéance de la limitation de responsabilité devienne la règle et la limitation de responsabilité devienne l’exception, écartant de ce fait l’adage selon lequel en droit maritime, « le droit commun c’est la limitation et non la responsabilité pleine et entière40».

Cette tendance peut paraître sévère mais elle était prévisible. Les tribunaux dans la recherche de la faute personnelle dans la Convention de 1957 étaient aussi rigoureux.

C’est donc autour de cette évolution de la notion de faute inexcusable de l’armateur expression qui « associe aujourd’hui un concept fondamental du droit maritime et une notion inventée par le législateur en matière des accidents du travail pour priver l’employeur qui a commis une faute d’une exceptionnelle gravité de la possibilité de se prévaloir d’atténuations ou d’exonérations de responsabilité41» que notre étude sera axée.

Cette jurisprudence française à contre-courant international est-elle tenable ? Quels sont ses retentissements sur l’institution de la limitation, institution particulière du droit maritime, ainsi que sur le principe de réparation totale du préjudice subi (restitutio in integrum), principe cardinal du droit commun42? Quelles sont ses incidences sur les droits des armateurs auteurs de faute inexcusable et en définitive sur les droits des victimes de faute inexcusable ? Est-ce que cette conception de la faute inexcusable demeurera intangible ou une nouvelle réorientation dans l’approche du problème amorcera si bien que la limitation de responsabilité deviendrait véritablement ce droit incassable, appelé de leurs vœux par les rédacteurs des conventions internationales ?

L’intérêt aussi bien théorique que pratique de cette problématique dégagée ci-dessus, qui peut se résumer dans la phrase suivante «la limitation de responsabilité de l’armateur face à la faute inexcusable43», peut aisément être confirmé, comme en témoigne le fait qu’il s’agit d’une question chère à certains des auteurs français les plus éminents.

Nous nous bornerons ici à citer le Professeur Pierre Bonassies, le Professeur Antoine Vialard, le Professeur Philippe Delebecque, le Professeur Yves Tassel ou Mme Isabelle Corbier qui avec leurs développements ont donné des éclaircissements inappréciables sur cette question obscure et complexe, apportant ainsi leur pierre d’édifice à l’évolution de l’institution de la limitation de responsabilité armateur dans le droit maritime aussi bien français qu’international.

La jurisprudence est par ailleurs particulièrement pléthorique. Mais ce qui rend notre sujet captivant est l’histoire même de l’institution de la limitation de responsabilité et les réserves qui s’expriment à son endroit, notamment par le biais de l’invocation de la faute inexcusable.

Des voies se sont élevées, au sein de la Communauté Européenne, pour que le déplafonnement de la limitation de la responsabilité de l’armateur soit envisagé et de ce fait le débat sur la légitimité de la limitation a été renforcé.

La Commission Européenne en accord avec le Parlement envisagent d’instaurer au moyen du Troisième paquet de sécurité une directive relative à la responsabilité civile et aux garanties financières des propriétaires de navires qui comportera entre autres des dispositions remarquables en ce qui concerne la notion de la faute privative de la limitation de la responsabilité.

En effet les institutions européennes préconisent la conception française de la faute inexcusable qui devra, d’après elles, s’appliquer uniformément par les juridictions communautaires.

C’est pour ça que la Commission demande en outre un mandat pour lancer un processus de révision de cette Convention à l’OMI, après consultations des partenaires concernés et une analyse économique du secteur, dans un but de promouvoir les idées de l’augmentation des plafonds de limitation de la convention de Londres afin de garantir de meilleures indemnisations et de la réforme de la notion de l’article 4 de la Convention de Londres.

Parallèlement, la mise en œuvre du Code ISM dont l’objectif est de garantir et de promouvoir la sécurité en mer est susceptible de déteindre sur l’institution de la limitation de responsabilité et sur l’évaluation de l’attitude de l’armateur.

En effet il concrétise les obligations dont l’entreprise d’armement est tenu et il devient la référence et la mesure conforment auxquelles l’attitude de l’armateur sera appréciée. Et s’il est démontré que l’armateur a manqué aux obligations qui découlent des dispositions du Code ISM, sa défaillance sera dans la plupart des cas qualifiée de faute inexcusable et l’exclusion de la limitation plus fréquente.

La preuve du caractère inexcusable de la faute sera facilitée. L’armateur, étant avisé de la question sécuritaire, aurait dû prévoir l’existence du dommage44.

Les rapports de la limitation de responsabilité avec la notion de faute privative du bénéfice de limitation et, depuis la mise en œuvre de la Convention de Londres, de la faute inexcusable, se situaient de tout temps au cœur du droit maritime français.

Mais le débat qui se développe autour de cette controverse devient de plus en plus intense compte tenu qu’il manifeste l’antithèse entre la nécessité en droit maritime de la limitation de l’indemnisation et l’hostilité de la jurisprudence civile à l’égard de toute idée portant atteinte au droit à réparation intégrale de la victime45.

Par ailleurs, derrière cette antithèse on retrouve des conflits juridiques traditionnels; l’interprétation de la faute inexcusable reflète en effet l’affrontement entre deux conceptions de la réparation. D’un côté le juge civiliste, soucieux d’assurer à la victime la réparation intégrale de son préjudice, équivalent pécuniaire de l’idéale « restitutio in integrum».

De l’autre côté les commercialistes, sachant qu’aucun investisseur n’accepte de s’engager sans limitation de sa responsabilité, la reconnaissent comme une pièce nécessaire de ce meccano d’engagements plafonnés que constitue le monde des affaires. Elle fait également écho du conflit entre le droit interne et le droit international46.

Nous allons donc passer au crible ces antithèses qui se relèvent chaque fois que le bénéfice de la limitation excipé par l’armateur heurte sur l’écueil de la faute inexcusable invoqué par la victime.

À cet effet nous allons diviser notre étude en deux parties : dans la première partie nous allons scruter le régime de la faute inexcusable et nous allons nous pencher sur les fondements que ce « gallicisme» juridique47, bien répandu dans l’ordre juridique français, a connu depuis sa naissance en 1898 à propos des accidents du travail.

34 K. Le Couviour, op.cit., n° 360, p.152 : « la victime d’un dommage survenu en mer consentirait à une réparation amputée avec l’espoir de bénéficier de ce même privilège».

35 I. Corbier, La notion juridique d’armateur, préc., p. 80 et A. Vialard, op. cit., n° 148, p. 126; Y. Tassel, « Le dommage élément de la faute», DMF 2001, p. 659 : le texte est issu d’une communication faite lors de la 4ème conférence internationale de droit maritime qui, organisée par le Barreau du Pirée du 6 au 9 juin 2001, avait pour thème « La responsabilité pour dommage en droit maritime grec et international», p. 355 et s., Sakkoulas, 2001 et «La spécificité du droit maritime», préc. : l’assurance ne peut exister sans limitation de responsabilité, ne serait- ce que parce que la prime à payer par l’assuré est déterminée en fonction du risque couru par l’assureur; D. Christodoulou, « L’impact du Code ISM sur le principe de la limitation de responsabilité et en particulier sur les conditions pour une indemnisation complète du dommage éprouvé», Quatrième conférence du droit maritime, organisée par le barreau de Pirée, La responsabilité pour dommage en droit maritime grec et international. Ce fondement a été quand même contesté par le Professeur Pierre Bonassies (P. Bonassies « Problèmes et avenir de la limitation de responsabilité», DMF 1993, p. 103).

36 En 1985, le concept de la faute inexcusable a été utilisé dans un autre domaine : le législateur, et non plus le législateur international a recours à cette notion pour supprimer le droit à réparation d’un accident de circulation.

37 P. Bonassies et Ch. Scapel, op. cit., no 429, p. 283.

38 A. Vialard, « L’évolution de la notion de faute inexcusable et la limitation», DMF 2002, p. 579.

39 I. Corbier, « La notion de faute inexcusable et le principe de la limitation de responsabilité», préc., p. 103 et s. – « La faute inexcusable de l’armateur ou du droit de l’armateur à limiter sa responsabilité», DMF 2002, p. 403 : « la faute inexcusable est devenue une simple variété de faute lourde».

40 G. de Monteynard, « Responsabilité et limitation en droit des transports», Rapport, Cour de cassation, Doc.. Française, 2002, p. 247.

41 I. Corbier, « Métamorphose de la limitation de responsabilité de l’armateur» préc.

42 P. Jourdain, Les principes de responsabilité civile, Dalloz, 7ème éd, 2007, p. 133 : « Le principe de la la réparation intégrale se déduit de l’objet même de la responsabilité civile qui est de rétablir autant que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation antérieure».

43 Expression dont le père spirituel est le Professeur Pierre Bonassies. La première fois que cette expression a été utilisée, c’était au fil de la présentation par le Professeur éminent des exposés dédiés au Professeur Antoine Vialard à l’occasion de la journée organisée en son honneur (le 8 juin 2005) et que l’on peut retrouver dans le Droit Maritime Français 2005, no 663.

44 Y. Tassel, « La spécificité du droit maritime», préc.

45 D. Le Prado, « Équité et effectivité du droit à réparation», intervention à la conférence « L’équité dans la réparation du préjudice du 5 décembre 2006», publié sur le site de la Cour de cassation (www.courdecassation.com), colloques passés, 2006, Cycle Risques, assurances, responsabilités 2006-2007.

46 A. Vialard, op. cit., n° 22, p. 20 : « chaque fois que la notion est d’origine internationale et n’a pas d’équivalent, elle doit être considérée comme autonome». « Il n’ y a pas de lecture française, anglaise, japonaise pour une convention internationale portant loi uniforme, une telle convention devant être interprétée en elle-même et par elle-même».

47 P. Bonassies, « La faute inexcusable de l’armateur en droit français», Liber Amicorum Roger Roland, Brussel, 2003, p. 75 et s.

La deuxième partie de notre étude sera consacrée à « l’interprétation franco-française» de la notion de faute inexcusable par l’intermédiaire de l’examen de ses éléments constitutifs. Dans le cadre de cette deuxième partie nous allons également nous interroger sur les incidences de cette interprétation de la faute inexcusable sur l’institution de la limitation elle-même, sur ses aspects procéduraux et sur les droits des parties plaidantes.

Table des matières

Introduction
La notion d’armateur
Première partie : le régime de la faute inexcusable
Chapitre 1 : l’apparition de la faute inexcusable et ses applications
Section 1 : La naissance de la faute inexcusable en droit des accidents du travail (loi du 9 avril 1898) et son application aux accidents de circulation (loi du 5 juillet 1985)
§ 1) Faute inexcusable et droit des accidents du travail
§ 2) Faute inexcusable et accidents de circulation
Section 2 : La faute inexcusable en matière des transports, condamnation d’un comportement jugé fautif
§ 1) En droit des transports aériens
§ 2) En droit des transports maritimes
Chapitre 2 : la faute inexcusable, fondement actuel de la déchéance de la limitation de responsabilité de l’armateur
Section 1 : En droit commun de responsabilité de l’armateur
§ 1) Le régime précédent de la Convention Bruxelles du 10 octobre 1957
§ 2) Le passage de la faute simple à la faute inexcusable et au droit à limitation  »incontournable », la Convention de Londrès de 1976
Section 2 : Dans les régimes spéciaux de responsabilité (Hydrocarbures, Marchandises dangereuses, Pollution par les soutes, Nucléaire)
§ 1) La limitation de responsabilité du propriétaire de navire pétrolier (CLC)
§ 2) La limitation de responsabilité du propriétaire du navire transportant des substances nocives et potentiellement dangereuses (SNPD/HNS)
§ 3) La limitation de responsabilité dans la Convention de 2001 sur la pollution par les soutes (Bunker Convention)
§ 4) La limitation de responsabilité pour dommage nucléaire
Section 3 : Le troisième paquet Erika et la réforme de la faute inexcusable par la directive relative à la responsabilité civile et aux garanties financières des propriétaires de navires
§ 1) Élargissement de la notion de faute permettant de dépasser la limitation de responsabilité
§ 2) Refus de l’application de la notion de la faute inexcusable aux navires battant pavillons d’un État n’ayant pas ratifié la convention de Londrès
§ 3) Limitation du champ d’application de la directive aux cas de responsabilité envers les tiers à l’opération de transport
Deuxième partie : la mise en place de la faute inexcusable et ses conséquences
Chapitre 1 : la conception jurisprudentielle de la faute inexcusable de l’armateur et ses incidences sur l’institution de la limitation de responsabilité
Section 1 : Les éléments de la faute inexcusable de l’armateur
§ 1) Le caractère fautif du comportement de l’armateur
§ 2) Le caractère personnel de la faute inexcusable
§ 3) La gravité de la faute inexcusable
Section 2 : La limitation de responsabilité : droit exceptionnel de l’armateur ?
§ 1) Le concept jurisprudentiel de la faute inexcusable facilite l’exclusion de l’armateur de la limitation de responsabilité
§ 2) La nouvelle dimension de l’obligation de sécurité maritime favorise la privatisation de l’armateur de la limitation de responsabilité
Chapitre 2 : la faute inexcusable dans la procédure de limitation
Section 1 : Contestation du droit de l’armateur de limiter sa responsabilité
Section 2 : Les conséquences de l’admission de la faute inexcusable de l’armateur sur ses droits
Conclusion

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