Contestation du droit de l’armateur à limitation devant le juge du fond

Contestation du droit de l’armateur à limitation devant le juge du fond

b) Contestation du droit à limitation devant le juge du fond

Il convient ensuite de se demander si le créancier est en mesure de contester le droit à limitation devant le tribunal qu’il a saisi d’une action au principal. Il va de soi que cette possibilité lui est ouverte mais dans un cadre particulier celui de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, devenue le Règlement communautaire 44/2001 du 22 décembre 2000.

Ce dernier dispose dans son article 7229 (article 6 de la Convention de Bruxelles) que le tribunal compétent pour connaître des actions en responsabilité du fait d’exploitation d’un navire connaît aussi des demandes relatives à la limitation de cette responsabilité.

Et la Cour d’appel de Rouen dans son arrêt » Navire Darfur »230 a jugé que cet article « n’institue pas un chef de compétence exclusive; en conséquence, si, par application de cet article, la demande en limitation de responsabilité de l’armateur peut être portée devant la juridiction compétente à Londres, il est également constant que le Tribunal de commerce du Havre est compétent pour connaître de l’ensemble du litige, c’est-à-dire du principe même de la responsabilité de l’armateur mais aussi du droit pour celui-ci de limiter ou non sa responsabilité231». L’article 7 énonce seulement que tout juge appelé à se prononcer sur la responsabilité de l’armateur, tout juge valablement saisi au principal peut se prononcer sur le droit de l’armateur à limitation. Selon le Professeur Pierre Bonassies il ne résulte nullement de la lettre de la disposition l’intention du législateur international d’instaurer une compétence exclusive du juge auprès duquel le fonds a été constitué pour statuer sur la limitation, « sauf à faire dire à l’article 6 le contraire de ce qu’il dit232».

Ce texte ne fonderait aucunement la compétence exclusive du for du lieu de constitution du fonds pour connaître de la question de la limitation de responsabilité et rien ne s’opposerait, comme dans l’affaire du Darfur, à ce que l’on saisisse le juge compétent au fond en l’interrogeant éventuellement sur la limitation de responsabilité, bien qu’un autre juge ait été saisi de la seule question de limitation de responsabilité.

D’ailleurs cette analyse a été implicitement affirmée par la CJCE dans sa décision233 du 14 octobre 2004 (MAERSK OLIE & GAS c/ FIRMA M. de HAAN en W. de BOER)234. En effet la CJCE par cette décision, énonce implicitement que l’article 7 n’implique aucune compétence exclusive.

Il reste que cette interprétation de l’article 7 du Règlement 44/2001 entraîne inexorablement des conflits de juridictions. Surgit donc la question de savoir comment ces conflits seront résolus. L’article 7 abandonne la question aux dispositions des articles 21 et 22 de la Convention de 1968235.

Ces dernières imposent en effet à la juridiction nationale saisie en second lieu de surseoir à statuer, puis de se dessaisir une fois la compétence de la juridiction nationale saisie en premier établie, lorsque « des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États contractants différents». Les dispositions de l’article 22 sont moins contraignantes, prévoyant seulement que la juridiction nationale saisie en second lieu « peut surseoir à statuer», lorsque des demandes connexes sont formées devant des juridictions nationales d’États différents236.

Par ailleurs, la CJCE dans sa décision237 du 14 octobre 2004 a jugé que : « Une demande introduite devant la juridiction d’un État de la Communauté par un propriétaire de navire tendant à la création d’un fonds de limitation, tout en désignant la victime potentielle du dommage, d’une part, et une action en dommages et intérêts introduite devant la juridiction d’un autre État de la Communauté par cette victime contre le propriétaire du navire, d’autre part, ne constituent pas des demandes ayant le même objet et la même cause, formées entre les mêmes parties, au sens de l’article 21 de la Convention de Bruxelles, ne créant pas ainsi une situation de litispendance, n’étant toutefois pas interdit au juge saisi en second de surseoir à statuer pour connexité, sans toutefois que ce dernier soit obligé de se dessaisi ou de surseoir à statuer238».

229 Article 7 du Règlement 44/2001 : « Lorsqu’en vertu de la présente convention un tribunal d’un État contractant est compétent pour connaître des actions en responsabilité du fait de l’utilisation ou de l’exploitation d’un navire, ce tribunal, ou tout autre que lui substitue la loi interne de cet État, connaît aussi des demandes relatives à la limitation de cette responsabilité». Ce texte a été introduit dans la Convention de 1968 en 1978, à l’occasion de l’entrée de la Grande Bretagne dans la Communauté Économique et de l’entrée en vigueur de la Convention de 1976 sur la limitation de responsabilité, convention qui ne contient aucune disposition précise sur la compétence. En effet l’article 11 de la convention stipule bien que « toute personne dont la responsabilité peut être mise en cause peut constituer un fonds auprès du tribunal ou de toute autre autorité compétente de tout État partie dans lequel une action est engagée pour des créances soumises à limitation». Mais il ne dit pas quelle juridiction sera compétente pour apprécier le droit à limitation.

230 CA Rouen, 26 juill. 2000, navire »Darfur», DMF 2001, p. 109, obs. P. Bonassies, Hors série, Le droit maritime français en 2001, n0 6 au n0 45, obs P. Bonassies et Hors série, Le droit maritime français en 2002, n0 7, obs. P. Bonassies. V. aussi Y. Tassel, « Responsabilité du propriétaire de navire», préc.

231 Il importe sur ce point de mettre l’accent sur le fait que la CJCE n’a pas été saisie en l’espèce cependant que la question qui trouvait au cœur du litige ait concerné l’interprétation d’une disposition d’ordre communautaire.

232 P. Bonassies observation citées ci dessus.

233 Encore que rendue sur le fondement de textes aujourd’hui dépassés – la Convention maritime de Bruxelles de 1957 sur la limitation de responsabilité et la Convention communautaire de Bruxelles de 1968 sur la compétence judiciaire – la présente décision conserve son intérêt, les textes nouveaux (Convention de Londres de 1976 et Règlement communautaire du 22 décembre 2000) n’ayant pas modifié les éléments du débat.

234 CJCE, 14 oct. 2004, MAERSK OLIE & GAS c/ FIRMA M. de HAAN en W. de BOER, DMF 2005, n0 655-3, obs. P. Bonassies : « La coordination des compétences entre le juge du fonds et le juge du fond lorsque ces juges ressortissent d’États différents».; DMF HS n° 9, juin 2005, n° 64, obs. P. Bonassies; Rev. cr. dr. int. priv. 2005, p. 118, obs. E. Pataud; M-A. NESTEROWICZ, « L’application des règles de la Convention internationale sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navire de mer de 1957 et la convention de Bruxelles concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale de 1968», ADMO 2005.

235 Dispositions qui ont en outre montré leur efficacité dans la présente affaire, le juge anglais, avec un sens très fort de la coopération entre juridictions communautaires, ayant prononcé le sursis à statuer.

236 V. aussi Y. Tassel, « Responsabilité du propriétaire de navire», préc. no 87.

237 Qui mérite, selon le Professeur Pierre Bonassies, « une pleine approbation sur l’application qu’elle fait à la procédure de limitation de responsabilité des dispositions des articles 21 et 22 de la Convention de 1968 et sur le fait qu’elle met bien en lumière l’originalité de la procédure de limitation, laquelle tend seulement à conférer à l’armateur susceptible d’être mis en cause après un incident maritime un privilège, le protégeant au cas où sa responsabilité serait mise en cause, et ce sans que soit évoquée cette responsabilité».

238 La Cour fonde sa décision sur le fait que les deux actions en cause – l’action de l’armateur en constitution d’un fonds de limitation et l’action en responsabilité contre l’armateur – n’avaient ni le même objet, ni la même cause.

Elles n’avaient pas le même objet, l’une, tendant à ce que la responsabilité du défendeur soit engagée, l’autre, la demande en limitation de responsabilité de l’armateur, ayant pour but d’obtenir, pour le cas où la responsabilité du dit armateur serait engagée, que celle-ci soit limitée à un montant calculé en application de la Convention de 1957, étant rappelé que, selon ce texte, « le fait d’invoquer la limitation de responsabilité n’emporte pas la reconnaissance de cette responsabilité». Elles n’avaient pas la même cause, étant fondées sur des règles juridiques différentes, l’action en dommages et intérêts l’étant sur le droit de la responsabilité extra-contractuelle, alors que la demande tendant à la constitution d’un fonds de limitation l’était sur la Convention de 1957 et la législation néerlandaise qui la met en œuvre.

Il en résulte que la CJCE autorise un créancier à saisir d’une action en responsabilité contre l’armateur impliqué dans un sinistre maritime devant la juridiction d’un autre État membre, sous la réserve que cette juridiction soit compétente au regard des dispositions du Règlement communautaire du 22 décembre 2000, alors même que cet armateur aurait constitué un fonds devant telle juridiction d’un État européen.

C’est seulement si le créancier intervient devant le « juge du fonds», en arguant notamment de la « faute inexcusable » commise par l’armateur en cause (possibilité qui est nous venons de le voir reconnue par le droit français), que fusionneront problème de limitation et problème de responsabilité et que des questions de litispendance soulèveront.

Dans cette hypothèse l’article 21 du Règlement vient donner la réponse : « la juridiction nationale saisie en second lieu sera tenue de surseoir à statuer, puis de se dessaisir une fois la compétence de la juridiction nationale saisie en premier établie».

C’est toutefois la thèse opposée239, favorable à cette compétence exclusive que défend Patrick Simon qui ne manque pas non plus d’arguments240. Pour lui, plusieurs motifs militent pour restreindre à un seul juge la compétence en matière de limitation.

Le premier tient à un souci de cohérence. Si l’on considère qu’il peut y avoir deux juges compétents pour apprécier la limitation de responsabilité, les risques de contradiction dans les jugements à intervenir sont inévitables.

Encore opine-t-il que la limitation ne touche pas à la responsabilité car elle n’obéit pas au même régime (V. cependant la critique développée sur ce point par le Professeur Pierre Bonassies – Hors série, Le droit positif français en 2001, DMF 2002-241). Elle n’est qu’une procédure collective.

Lorsqu’on est en présence d’une situation multipartite, avec plusieurs actions en responsabilité devant différents tribunaux, alors il est indispensable d’avoir la question de limitation décidée par la même et unique juridiction (celle ayant autorisé la constitution du fonds de limitation) pour que la solution soit opposable à tous. Si le critère est la compétence en matière de responsabilité, plusieurs juges seront compétents. Il faut dès lors trouver quelque chose de plus qui ne peut être que la compétence en matière de constitution du fonds de limitation242.

Enfin, il existe un dernier (mais pas moins important) argument que l’on peut avancer pour justifier la critique de l’arrêt de la Cour de Rouen et il porte sur le sens même de l’article 6 de la Convention de Bruxelles (devenu article 7 du Règlement). Il attire en effet l’attention sur le fait que cet article, à l’aune des travaux préparatoires de la Convention de 1978 à l’origine de ce texte, ne vise que l’hypothèse où l’auteur du dommage prend l’initiative d’agir contre un créancier pour faire juger son droit de limiter et non le cas où c’est le créancier qui prend l’initiative.

À l’inverse, l’article 6 ne vise ni une action de la personne lésée contre le propriétaire du navire ni la procédure collective de constitution et de répartition du fonds, mais uniquement l’action individuelle du propriétaire du navire contre une personne prétendant être titulaire d’une créance.

Autrement dit, l’article 6 ne serait applicable que dans l’hypothèse où l’armateur prend les devants (par voie d’action préventive 243) pour faire constater que sa responsabilité ne peut être engagée que d’une manière limitée, en constituant ou non un fonds de limitation; il pourrait alors engager une action devant l’une ou l’autre des juridictions compétentes dans le cadre d’une action en responsabilité. Mais, en aucun cas, l’article 6 ne jouerait en ce qui concerne les actions ayant pour objet le bien fondé de la créance contre l’armateur.

Et le professeur Philippe Delebecque vient à l’appui de cette opinion : « cette lecture de l’article 7 nous paraît répondre parfaitement à la nature même de l’institution qu’est la limitation de responsabilité. Cette institution s’explique par la tradition maritime et par la volonté de protéger d’une manière particulière l’armateur dont la mission est essentielle dans les échanges commerciaux internes et internationaux.

Elle ne concerne en rien le droit à réparation de la victime et constitue en somme un véritable privilège (…)244 Ainsi, l’article 7 ne saurait-il être invoqué par les créanciers de l’armateur pour justifier que le juge du fond qu’ils ont pu saisir doit le rester pour se prononcer sur la limitation de responsabilité : ce n’est pas cette situation que l’article 7 a entendu régler (…) Réduire ainsi le champ d’application de l’article 7 ne débouche pas nécessairement sur des impasses (…) D’où, dans l’affaire du Darfur, le droit pour l’armateur d’engager, par voie d’action préventive, une procédure devant le tribunal de son domicile, à Londres, et d’où la compétence exclusive de ce tribunal pour connaître de la limitation de responsabilité245».

239 D’ailleurs, la décision en cause de la Cour d’appel de Rouen va à l’encontre de la tradition jurisprudentielle comme celle ci est exprimée par les arrêts »Navipesa Dos» (CA Rouen, 15 octobre 1973, navire »Navipesa Dos», DMF

1974, p. 29 obs. G. Chereau et J. Warrot et Cass. Com., 3 déc. 1974, DMF 1975, p. 211, obs. P. Laureau et P.Bouloy) »Ismene» (CA Paris, 29 mai 1987, navire »Ismene», DMF 1988, p. 171 obs. R. Archard) et »Kirsten Skou» (CA Rouen, 30 mars 1988, navire »Kirsten -Skou», DMF 1989, p. 25, obs. Rémond Gouilloud et D. Lefort; DMF 1990, Hors série, p. 25 n0 21, obs. P. Bonassies). Par ailleurs, la jurisprudence anglaise s’est déjà prononcée en ce sens : « le choix du tribunal compétent en matière de limitation demeure une prérogative de celui qui bénéficie du droit de limiter».

240 V. P. Simon, op. cit., p. 483.

241 « La limitation touche à la responsabilité. Quels que soient les termes ici utilisés – limitation de réparation ou limitation de responsabilité –, le droit de l’armateur à la limitation impose une « plongée» du juge dans tous les éléments du débat portant sur la responsabilité de l’armateur. Et chaque créancier, qui a le droit de porter son action devant son « juge naturel», a le même droit de demander à ce juge de statuer sur le droit de l’armateur à bénéficier de la limitation, élément fondamental à la défense de ses légitimes intérêts».

242 Le Professeur Pierre Bonassies réplique que « De lege ferenda, il serait peut-être souhaitable que la procédure de constitution du fonds de limitation soit organisée comme une véritable procédure collective (comme en droit américain), avec compétence exclusive du juge du fonds. Mais ce n’est pas là le droit positif français. L’armateur n’est pas obligé de constituer un fonds de limitation. S’il constitue le fonds, aucune compétence particulière n’est dévolue au juge du fonds. Le tribunal valablement saisi par un créancier d’une action en responsabilité conserve toute sa compétence, qu’il s’agisse d’apprécier la responsabilité de l’armateur, ou de se prononcer sur l’existence d’une faute inexcusable, privant celui-ci de son droit à limitation» -Hors série, Le droit positif français en 2001, DMF 2002-.

243 Souligné par nous.

244 On notera sur ce point que le Professeur Pierre Bonassies semble approuver cette analyse. En effet dans ses observations sous la décision de la Cour d’appel de Caen (CA Caen, 12 sept. 1991 : DMF 1993, p. 50, note Tinayre et p. 68, obs. Bonassies) à propos de la détermination de la loi applicable à l’institution de la limitation de responsabilité, il énonce critiquant l’arrêt (qui avait accepté d’une part que le droit à réparation, étant la conséquence de la responsabilité, est déterminé par la loi qui régit la responsabilité et d’autre part que les modalités qui affectent un droit sont indissociables de ce droit et ne sauraient être régies par une autre loi que celle qui le détermine) que « la limitation de responsabilité n’est en rien une modalité qui affecterait le droit à réparation de la victime. C’est une institution exceptionnelle qui affecte non le droit à réparation de la victime, mais l’obligation à contribution du responsable. C’est un véritable privilège accordé par le législateur à l’armateur du navire, privilège dont il est normal que le juge saisi vérifie si les conditions édictées par sa loi nationale sont remplies» (P. Bonassies et Ch.Scapel, op. cit., p. 268, n0 410)

245 V. P. Delebecque, op. cit., n0 17-19.

Il reste que, le droit français246, comme le Professeur Pierre Bonassies le relève, ne reconnaît pas les actions préventives. « Il y a cependant à la règle générale de rares exceptions, comme en matière d’actions possessoires. On peut précisément se demander si l’on ne retrouve pas pareille exception en matière de limitation.

Car il est de fait que l’armateur qui craint de voir sa responsabilité engagée peut « préventivement» demander au juge de déclarer qu’il a droit au bénéfice de la limitation. Mais il ne peut présenter une telle demande qu’en constituant un fonds de limitation. L’article 59 du décret du 27 octobre 1967 énonce en effet ici que « tout propriétaire de navire qui entend bénéficier de la limitation de responsabilité présente requête aux fins d’ouverture d’une procédure de limitation».

La question qui se pose dès lors est de savoir si l’article 6 bis de la Convention de 1968 n’impose pas que, même en droit français, on reconnaisse à un armateur le droit d’interroger « préventivement» le juge – sans avoir à constituer un fonds de limitation. la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux pourrait fonder une solution analogue, à savoir autoriser un armateur « domicilié sur le territoire d’un Etat contractant» de la Convention de 1968 à saisir un tribunal français compétent au fond, pour l’interroger sur son droit à limitation – et ce sans avoir à constituer un fonds de limitation.

Mais à, cette question, seule la Cour de Justice pourrait répondre247». « Pour le moins, donc, il y a là une belle question à poser à la Cour de Justice 248».

Cette question du juge compétent est aussi obscure dans l’hypothèse où la constitution d’un fonds et l’exercice d’une action au principal par les créanciers se déroulent exclusivement devant des juridictions françaises, d’où la non application du Règlement communautaire 44-2001 du 22 décembre 2000. Dans de telles hypothèses en raison de la pauvreté du droit commun deux solutions ont été avancées dans la doctrine en vue de déterminer le tribunal compétent devant lequel les créanciers doivent assigner en justice l’armateur sur le fondement de sa faute inexcusable249.

La première solution consiste à concentrer les opérations de limitation (constitution d’un fonds et action au principal) dans les mains d’un seul juge, le juge du fonds250. En droit les décisions de celui-ci, même lorsqu’il se prononce sur le droit de l’armateur à limiter sa responsabilité ont une autorité relative. Le professeur Philippe Delebecque souligne que « une telle solution devrait se maintenir.

Elle s’autorise d’aucun texte, mais les arguments développés plus haut et tirés de la nécessité de centraliser le contentieux sont de nature à la justifier (…) Mais lorsque le juge décide de la constitution d’un fonds, il ne se lie pas définitivement, surtout s’il est, comme en droit français, saisi par une simple requête. S’il conclut finalement à la faute inexcusable privative du bénéfice de la limitation, le juge ne se déjuge pas : il ne fait qu’accompagner l’évolution de la procédure 251».

Ainsi si l’on suit cette solution, on pourrait admettre que dans l’hypothèse où l’armateur prend le soin d’agir le premier et de solliciter la constitution d’un fonds, le juge saisi reste compétent pour connaître de toutes les suites de la procédure de limitation de responsabilité.

Parallèlement, le créancier n’est pas autorisé à intenter son action principale devant son juge naturel. Naturellement, l’armateur peut accepter cette compétence en se réservant le droit d’opposer la limitation de responsabilité. Mais on conçoit qu’il puisse vouloir contester une pareille compétence et invoquer l’exception d’incompétence. Ceci met en cause le bien fondé de l’action du demandeur et de ce fait son allégation pour déchéance de l’armateur de son droit à limitation ne sera même pas examiné par les magistrats.

Tel ne semble quand même pas être le point de vue du Professeur Pierre Bonassies252 qui met en exergue que cette solution présente l’inconvénient que le créancier, jusqu’ici extérieur à la procédure concernant le fonds, sera forcé de saisir le juge du fonds pour faire constater que l’armateur doit être privé de son droit, alors que ce juge a, dans un premier temps, affirmé ce droit. Aussi, risque-t-on de mettre ce juge en contradiction avec lui-même.

C’est pour ça qu’une deuxième voie a été indiquée suivant laquelle il est préférable d’adopter, même en dehors des litiges soumis à la Convention de 1968, la solution retenue par la Cour d’appel de Rouen dans l’affaire»Navire Darfur», en ne reconnaissant aucune compétence exclusive au juge du fonds, et en laissant au créancier la faculté de saisir son juge naturel (le juge de l’action au principal, par exemple le tribunal du port de déchargement pour les dommages causés à la marchandise, le tribunal dans le ressort duquel le dommage a été subi pour le créancier de responsabilité extra-contractuelle).

246 À la différence des droits de certains des États de l’Union Européenne, tels le droit néerlandais ou le droit italien.

247 CA Rouen, 26 juill. 2000, navire »Darfur» , DMF 2001, p. 109, obs. P. Bonassies, Hors série, Le droit maritime français en 2001, n0 6 au n0 45, obs P. Bonassies et Hors série, Le droit maritime français en 2002, n0 7, obs. P. Bonassies.

248 V. P. Delebecque, op. cit., n0 16.

249 V. aussi Y. Tassel, « Responsabilité du propriétaire de navire», préc.

250 C’est la solution qui a été retenue par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt » Ismene » (CA Paris, 29 mai 1987, navire »Ismene» , DMF 1988, p. 171 obs. R. Archard) : « Lorsque, à la suite de la saisie du navire transporteur, la procédure de constitution et de répartition du fonds de limitation de responsabilité prévu par la Convention de Bruxelles de 1957 alors applicable a été engagée devant la juridiction compétent du lieu de la saisie du navire, l’appréciation de la faute personnelle de l’armateur pouvant le priver du bénéfice du fonds de limitation est du ressort exclusif de cette juridiction». Cette solution a été fortement critiquée par le Professeur R. Archard au motif que « il était procéduralement lourd, et même générateur de situations contradictoires, de laisser au juge des référés se saisir à nouveau des conditions de fond, alors même que celles-ci auraient déjà amplement été examinées par une autre juridiction statuant sur le fondement de la responsabilité». Et ce même auteur ajoute « que cela est encore plus vrai avec la Convention de Londres dont l’article 11 affirme la compétence du juge saisi au fond du droit pour apprécier si les conditions légalement prévues pour bénéficier de la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes sont ou non remplies. Bien plus cette double compétence est affirmée en termes impératifs dans le nouvel article 6 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968». Et il fini par mentionner que « la jurisprudence exprimée par l’arrêt commenté est critiquable du point de vue de la méthode et à présent contredite par deux conventions de droit uniforme».

Il convient en revanche de mentionner que la présente jurisprudence a été à l’époque approuvée par le Professeur Pierre Bonassies : « que la compétence du juge qui statue au fond pour se prononcer sur l’éventuelle existence d’une faute personnelle de l’armateur, et par la sur le droit de celui-ci à limitation soit hautement affirmée, nous paraît tout a fait fondé. Une fois ainsi admise la compétence du juge de la constitution du fonds, reconnaître une compétence concurrente au juge statuant sur le fond paraît susceptible de conduire à d’inextricables conflits de chose jugée. Le seul moyen d’éviter de tels conflits est de décider que, une fois le fonds constituée et sous réserve du cas des instances en cours, seul le juge du fonds de limitation a compétence pour apprécier la faute personnelle de l’armateur» (Hors série, Le droit maritime français en 1988, obs. P. Bonassies, DMF 1989, p. 21 et 22).

251 V. aussi P. Delebecque, op. cit., n0 11 et 21.

252 En effet le professeur savant, après avoir un temps approuvé la solution contraire, comme celle-ci a été exprimée dans l’arrêt »Ismène», présenté ci-dessus, il est revenu sur son opinion et il a rejoint les observations du Professeur R. Archard : (…) contrairement à Raymond Achard, nous avions approuvé cette réponse. Pour nous, il était souhaitable de concentrer les opérations concernant la limitation dans les mains d’un seul juge : le juge du fonds. À la lumière de la présente décision, nous sommes moins assuré de la solution. Aucun texte, ni dans la Convention de 1976 ni dans la loi de 1967, ne confère une compétence exclusive au juge du fonds. En droit, les décisions de celui- ci, même lorsqu’il statue sur le droit de l’armateur à bénéficier de la limitation, n’ont qu’une autorité relative de chose jugée. En fait, imposer à un créancier de saisir le juge du fonds pour faire constater que l’armateur ne peut bénéficier de la limitation, risque de mettre ce juge en conflit avec lui-même. Il est donc, en définitive, préférable d’adopter, même en dehors des litiges soumis à la Convention de 1968, la solution de la présente espèce, en ne reconnaissant aucune compétence exclusive au juge du fonds, et en laissant le créancier la faculté de saisir son « juge naturel».

En tout état de cause, ce qui est vrai, c’est que « le droit positif est ici à reconstruire ou plus exactement à construire. Le législateur doit intervenir sur ces questions de compétence et il doit le faire en tenant compte des intérêts bien compris de tous les acteurs de la vie maritime 253».

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