Systèmes d’échange sans argent : coopératives owenniennes aux SEL

Systèmes d’échange sans argent : coopératives owenniennes aux SEL

2. Des systèmes d’échange sans argent : des coopératives owenniennes aux systèmes d’échange local

2.1. Robert Owen et les Labour Notes

On trouve dans les expériences monétaires de Robert Owen (1771-1858) – industriel anglais converti en réformateur social – les prémisses de ce qui se présente aujourd’hui sous les traits du système LETS. L’idée phare qui animait ces expériences était que – le travail étant source de toute richesse – tout producteur avait légitimement droit à recevoir le produit intégral de son labeur.

« Il convient de concevoir et de mettre en circulation un moyen d’échange qui, à partir d’une unité de temps de travail qui serait mesurée dans chaque objet produit, représenterait véritablement la valeur réelle du labeur humain, c’est-à-dire la quantité de travail employé à la production du produit ». (Cf. Rapport du comité de Lamarck, 1821)

En 1832, sous l’initiative d’Owen, s’ouvrait à Londres le marché national et équitable du travail (National and Equitable Labour Exchange). Les prix du marché y étaient remplacés par des prix réévalués en fonction du temps de travail qui avait été nécessaire à l’élaboration des produits finis.

La circulation des biens préalablement réévalués nécessitait la création d’une nouvelle unité de mesure : les livres sterling y furent donc remplacées par des bons de travail (Labour Notes), la valeur totale des billets de travail étant équivalente à la somme des heures de travail nécessaires à la fabrication des biens en circulation. De nombreux artisans et travailleurs londoniens prirent rapidement conscience du fait que ce système leur permettait de recueillir la pleine valeur de leur production. Et en quatre mois, le système connut un immense engouement ; le National and Equitable Labour Exchange prit un essor considérable au point que fin décembre on comptait 445 501 heures de travail échangées en Labour Notes. Le système fit finalement banqueroute en 1934.

En France, la banque d’échange de Pierre Josef Proudhon (1807-1865) procédait d’une logique vaguement similaire à celle d’Owen. Elle était supposée abolir d’une part l’argent comme moyen d’échange et d’autre part les intérêts.

2.2. La monnaie fondante de Silvio Gesell

Selon l’économiste Silvio Gesell (1862-1930), les « crises d’inflation » étaient dues au fait que la quantité de monnaie gagnée par l’or ne suivait pas le rythme de l’accroissement de la production et de la richesse. En bonne logique, il lui fallait conclure ceci : pour stopper l’inflation il faut faire en sorte que – comme toute chose – l’argent se dégrade. Le système de monnaie fondante était né :

« Il est impossible (…) d’élever la marchandise et le travail au rang de l’argent liquide. Ni la force de travail ni les marchandises ne peuvent se conserver comme l’argent. Ce qu’ils offrent se dégrade, nécessite des frais d’entretien ; tandis que le possesseur d’argent peut le retirer sans problème du circuit économique et attendre l’occasion favorable. L’argent ne se dégrade pas. C’est ce qui lui rend ce caractère fascinant, diabolique. Il devient un fétiche, un objet qui représente la valeur en dehors du temps, et qu’on peut stocker ».

Entre les années trente et cinquante – sous l’impulsion de la théorie de Gesell – apparurent des expériences d’économies de monnaie fondante. Celles-ce consistaient en la mise en circulation à l’échelle locale d’une monnaie dont la valeur décroissait de 1 à 6% par mois.

Le système fut mis en application pour la première fois en 1932, dans une commune du Tyrol autrichien, à Wörgl, village durement frappé par le chômage. Le système de Gesell s’y révéla être un puissant remède à la crise. Mais en 1933, en dépit de cet apparent succès, le gouvernement autrichien interdît les systèmes d’échange par monnaie fondante, et l’expérience de Wörgl fut abandonnée.

2.3. Les expériences américaines : Du self-help aux banques du temps

A la même époque, aux Etats-Unis, naissait le self-help movement for the unemployed qui consistait entre autres à mettre des activités et des services à disposition de chômeurs via un réseau d’échange local. Dans un contexte d’absence de protection sociale et sous l’égide du gouvernement, ces groupes se multiplièrent en tant qu’instruments destinés à augmenter la qualité de vie de leurs membres. Bref, du côté américain, on voit naître des systèmes d’échange moins contestataires que pragmatiques dont l’ambition est simplement de stimuler l’action d’individus réduits à l’inactivité, de leur ouvrir ainsi un plus large accès aux biens et aux services et – de facto – d’augmenter leur bien-être (welfare).

Depuis le début des années 90, s’y développe un système de Time banks qui centralisent des Time-dollars : monnaie, exonérée de taxes qui vise l’«empowerment of people to convert their personal time into purchasing power by helping others and by rebuilding family, neighbourhood and community».

Un Time Dollar c’est une heure consacrée à une personne. Ceci revient à dire que l’échange est exclusivement évalué à l’aune du temps de travail ; soit qu’une heure de travail équivaut à une heure de travail, l’objectif étant de transformer une rue à sens unique en une rue à double sens :

« Every act of helping leads to another act of helping, creating a web of support and caring that rebuilds trust and enhances community. Anyone can earn Time Dollars. All it takes to earn and spend them is to be a member of a Time Bank. You can start your own group if there isn’t one in your area. (…) Time Dollars have been called a « currency of caring » because they make it possible for people who receive help to give back to others ».

2.4. Le LETS canadien

Le degré d’échange dans une localité donnée est fonction des flux de monnaie nationale dans l’économie locale. Par conséquent, une baisse de la quantité de monnaie disponible entraîne déclin économique, chômage et autres problèmes sociaux.

Prenant note de ce phénomène, le Canadien Michael Linton (né en 1945) conclut au début des années 80 que ce qui fait défaut dans les régions affectées par ce type de problème, c’est moins la quantité de biens et de services disponibles que l’accessibilité des moyens permettant que ces biens et ces services soient échangés.

Cela l’amène à l’idée qu’il faut fournir aux habitants de localités touchées par la crise un supplément monétaire. Ainsi, à Courtenay, ville minière des environs de Vancouver, naquit en 1983 le green dollar : monnaie fictive destinée à circuler au sein d’une petite association baptisée Landsman Community Services Ltd. Le green dollar doit remplir d’autres fonctions que celles attachées à la monnaie nationale afin d’en combler les faiblesses et d’en réparer les dommages :

(1) la mobilité de la monnaie nationale suppose qu’elle peut déserter une localité si cette dernière ne possède pas de marché de l’exportation ou en cas de baisse des dépenses publiques (government spending). Le green dollar sera donc à l’inverse « vissé » à une localité.

(2) La rareté de la monnaie nationale amène à des situations où les gens ne disposant que de peu de monnaie ne peuvent plus échanger. Le green dollar offre en revanche à ceux qui n’ont pas de monnaie, un moyen d’échange pratiquement inépuisable, plus commode que le troc et que l’entraide informelle de voisinage.

(3) Selon Linton, le fait que la monnaie doive être le fruit de la banque centrale et que son émission doive être contrôlée par un petit nombre ne doit nullement être entendu comme une vérité éternelle. C’est-à-dire qu’empêcher une personne x de vendre –mettons – ses vêtements et ses services de couturier en monnaie de singe n’a a priori pas plus de sens que de l’empêcher de mesurer ses tissus en aunes ou de les peser en onces. Bref, pour Linton, il n’est pas nécessaire que des individus qui peuvent et qui veulent participer à des échanges s’en voient peu ou prou exclus du simple fait qu’ils manquent de pouvoir d’achat.

Partant de cela, Linton met au point son système de monnaie locale à ethos non-marchand (non profit ethos) : une devise locale que chacun est en droit de produire selon ses besoins, d’où l’expression de monnaie personnelle (personal money).

Tous les comptes partent de zéro : un solde négatif est la marque du consentement du membre à rendre la pareille à la communauté, inversement un solde positif est une promesse de remboursement de la communauté à l’égard du titulaire du compte crédité. La monnaie des soldes en positif est créée par la demande des titulaires de comptes en négatif. C’est pourquoi l’endettement d’une large part des membres y est chose normale et nécessaire

L’expérience de Linton finit par échouer du fait de l’endettement excessif de certains membres qui quittèrent le groupe sans avoir régularisé leur compte. L’activité des LETS qui lui succédèrent consista dès lors en ceci :

« exchange based on work money, times credit notes, other money substitutes based on time quanta (…) without material basis (…)».

2.5. Le LETS britannique

Ce n’est qu’en 1987, avec la publication du livre de Guy Dauncey « After the crash : the emergence of the rainbow economy » que l’expérience LETS prendra un réel essor et viendra clairement s’inscrire dans la mouvance des économies alternatives qui militent pour une redéfinition de l’argent et critiquent les présupposés anthropologiques de l’économie politique classique. En quelques mois, les systèmes LETS se multiplièrent dans toute l’Angleterre ; principalement dans des zones affectées par de très hauts taux de chômage.

En prenant acte des échecs et des réussites que connurent les différentes expériences LETS et en les compilant, on créa des info pack et autres toolboxes pleins de conseils organisationnels et comptables. En 1991, Liz Shephard (fondatrice du Letslink UK) publia le LETS info pack : un document d’une centaine de pages qui servira de base au « SEL mode d’emploi » français. La partie centrale de ce type de boîtes à outils est la charte, modulable et donnant son identité au système.

Ses principes centraux sont les suivants :

  1. 1- L’autoévaluation des transactions
  2. 2- La possibilité de refuser des transactions
  3. 3- La comptabilité selon une « unité de compte » locale
  4. 4- La possibilité de convenir d’un complément en monnaie officielle
  5. 5- La diffusion des offres par un système central qui décline toute responsabilité en ce qui concerne la qualité des services et les éventuels problèmes fiscaux et assurantiels des membres
  6. 6- L’état des comptes peut être communiqué aux membres
  7. 7- Il n’existe aucune sorte d’intérêt négatif ou positif
  8. 8- Les membres ne sont pas tenus à avoir un compte positif pour accéder à un service.

Le LETS britannique se distingue de ses prédécesseurs canadiens en prenant actes de leurs échecs : il met l’accent sur la participation des membres, la convivialité et la transparence. En Europe continentale, les SEL et autres Tauschering s’inspirent largement de l’expérience et des principes LETS en mettant toutefois encore davantage l’accent sur l’objectif de démonétisation du lien social afin de retisser des liens de proximité.

2.6. Le SEL français

En France, en 1994, Richard Knights (membre du LETS de Totnes en Grande-Bretagne) prend la parole aux journées du C.E.P.A.D. (Carrefours d’Echange et de Pratiques Appliquées au Développement). Trois ariégeois présents à la conférence de Knights sont séduits pas ce principe LETS alors pratiquement inconnu en Europe continentale. Ils le mettent en application en Octobre de la même année en se basant sur les principes de l’info pack de Liz Shephard. Ils en feront une traduction intitulée « SEL mode d’emploi ».

3. L’esprit de SEL

Pour François Terris – co-fondateur du premier SEL français et co-auteur du SEL mode d’emploi – ce type de système échange a des implications bien précises sur la vie quotidienne de ceux qui y adhèrent : il doit permettre « l’enrichissement de tous par les ressources de chacun ».

Mais selon lui l’ambition du projet ne s’arrête pas là : il ne s’agit pas seulement d’amener cette amélioration de la vie quotidienne des selistes à l’échelle locale, mais aussi d’asseoir une nouvelle forme de vivre ensemble susceptible de transformer celle qui prévaut aujourd’hui dans le monde occidental.

Le SEL se fait ici porteur d’une charge utopique, d’une véritable projet politique : il se présente comme une alternative locale au mode de vie dominant. Animé par une « volonté de réappropriation citoyenne de l’économie et un refus du règne de l’argent», il s’affiche comme un outil servant au « développement de valeurs individuelles libérant des forces nouvelles qui prépareront une société plus juste, plus fraternelle, où chacun trouvera sa place ».

S. Dupuis, «Robert Owen et les billets de travail » in Silence (Hors série – SEL), Pour changer, échangeons, p. 5, disponible sur www.selidaire.org (consulté en juillet 2005)

A. Lemaître, « Silvio Gesell : une monnaie pleine d’intérêt » in Silence (Hors série – SEL), Pour changer, échangeons, p. 7, disponible sur www.selidaire.org (consulté en juillet 2005)

S. Gesell, L’ordre économique naturel, Bruxelles, Uromant, 1918, cité par A. Lemaître, id., p.7

Cl. Offe & R. G. Heinze, op cit., p. 81.

Nous nous contentrons juste ici de citer quelques initiatives similaires qui prirent forme au cours des années 30, telles que les small domestic markets d’Emile Lederer, le railway money de Walter Zander et les DAW (Door Arbeit Welvaart) hollandais (cf. Offe et Heinze, op cit.).

cf. www.timedollar.org (consulté le 23 avril 2005)

St. Bouquin, «The local exchange trading systems, a concrete alternative against the monetization of everyday life?” in www.usbig.net/papers/107-BOUQUIN-infrench.doc (consulté le 23 avril 2005)

Il s’est inspiré de l’entreprise de Community exchange de David Weston, lancée en 1976, elle aussi dans la région de Vancouver (cf. M. Servet, op cit., p. 31). Le green dollar de M. Linton n’était pas une monnaie-temps. C’était une monnaie qui restait intégrée au sein du système de prix du marché classique. Contrairement au time dollar des LETS actuels, il maintenait son lien avec la dollar officiel. (cf. Cl. Offe et R. G. Heinze, op cit., p. 86)

Le total des soldes (overall balance) est égal à zéro.

Cl. Offe et R. G. Heinze, op cit., p. 86

G. Dauncey, The Emergence of the Rainbow Economy, London, Greenprint, 1987

Dans le SEL mode d’emploi – équivalent français du LETS info-pack – le système d’échange local est défini comme suit : « groupe de personnes qui mettent des services et des biens à la disposition les unes des autres au moyen d’une unité de change choisie par les membres » («SEL, mode d’emploi », in www.selidaire.org/spip/rubrique.php3?id_rubrique=81, consulté le 10 avril 2005)

« SEL, mode d’emploi » , op cit. p. 2

J.-M. Servet, Une économie sans argent, Paris, Seuil, p. 132

« SEL, mode d’emploi », op cit., p. 2 brusel.be/docs.asp?docid=2 (consulté le 10 avril 2005)

Cet arrêté prévoit que l’octroi des allocations de chômage

Les systèmes d’échange local français sont – selon la propre expression de Terris – des remparts et des armes contre la « folie du système » ; celle-là même qui au nom de la compétitivité tolère et attise le chômage et la précarité, appauvrit les activités humaines, multiplie les risques industriels, creuse les écarts de richesse et ruine les économies locales. En guise d’alternative, les auteurs du SEL mode d’emploi défendent un modèle social où l’unité d’échange est – non pas une fin en-soi mais – un moyen permettant de satisfaire les besoins individuels. L’être y prime sur l’avoir, le lien sur le bien, le don sur l’échange marchand.

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