L’échange-don et l’échange-SEL entre les bruseliens

L’échange-don et l’échange-SEL entre les bruseliens

7.3. L’échange-don

Nous voilà maintenant au fait des divers types de services échangés, mais cela ne nous renseigne que sur la dimension technique et les motivations pratiques des échanges et non sur la signification qu’ils recouvrent pour les individus. Nous allons remédier à ce manquement, premièrement en nous appuyant sur les discours des répondants et deuxièmement en rattachant ces éléments empiriques aux théories sur le don de Mauss et de Malinowski. Nous en marquerons les similarités et les différences.

a. Analyse du discours

Certains répondants identifient l’échange SEL à une forme de don, de don gratuit. Dans la vie de tous les jours, la capacité des gens à faire don de soi [5.123, 5.107, 5.147, 12.77] est souvent entravé soit par le commerce soit par le lien de sang, d’amitié [5.147, 5.164].

En revanche, au sein du SEL, toutes les conditions sont réunies, dit-on, pour permettre aux personnes de ne donner ni par intérêt, ni par obligation. Le bruselien qui vient rendre service ne donne ce qu’il donne que parce qu’il en a envie, que parce qu’il en tire une satisfaction, un plaisir. [5.93, 10.153, 10.178, 12.118, 12.346]

« Je travaille beaucoup, je donne beaucoup de mon énergie et de mon temps, de mes compétences, en n’attendant pas d’argent en retour de ça (…) c’est un choix, j’aime bien faire ça, je me sens bien quand je donne » [5.342].

Les moins actifs ressentent à la fois une admiration et une gêne vis-à-vis de ces gens qui donnent de leur personne et qui sont pompés tout le temps [7, 58, 7.153, 7.264]. On peut par exemple se sentir mal à l’aise de faire appel à des membres du service Bab-el-cyber pour profiter de leur connexion Internet, ou tout simplement d’échanger sans donner de son temps au niveau de l’organisation [7.288, 3.261].

Les bruseliens les plus actifs apprécient généralement le fait de pouvoir donner de leur temps et de leur énergie à des gens qui en ont besoin [5.286, 5.342, 5.356, 5.347, 6.61, 10.141, 12.69, 12.77, 12.102]. Mais même dans le SEL, le dévouement et l’altruisme ont leurs limites, c’est-à-dire qu’il y a des services que l’on n’a parfois pas ou parfois plus envie de donner : les services professionnels ou les services pour lesquels ont devrait normalement être payé ainsi que les services qui demandent beaucoup de temps et de suivi [5.487, 7.238, 12.278, 13.252, 14.69].

b. L’échange-SEL et les théories socio-anthropologiques sur le don

i. Les économies primitives et l’économie de SEL

Malinowski et Mauss dégagèrent de leurs études sur le fonctionnement des économies primitives des propositions susceptibles d’infirmer les présupposés anthropologiques de l’économie classique. Ainsi, ils parvinrent à démontrer que le gain, le profit matériel et les points de vue utilitaires étaient étrangers à l’esprit des économies de la kula ou du potlatch.

L’esprit du don tel qu’on peut le retrouver chez ces deux auteurs est en effet irréductible à la naturelle propension au marchandage que sont supposés posséder les hommes en tant qu’êtres asociaux, individualistes et calculateurs. Cette propension de l’homme à créer des liens sociaux grâce à l’échange de présents serait un phénomène social plus originaire que le self-love smithien.

Le don maussien n’en est pas pour autant désintéressé. On préfèrera dès lors à « don » l’appellation « échange-don »: il ne s’agit ni d’un acte purement gratuit ni d’un échange économique : « le don dont il parle est plein d’intérêts (force, domination, prestige, séduction, rivalité et surtout socialité), irréductibles à l’intérêt marchand, et il doit paraître gratuit et spontané, alors qu’il est aussi obligatoire et à charge de revanche, mais différée à terme ».

L’échange-don vise à créer et recréer les liens sociaux ; en ce sens on peut dire qu’il est davantage politique que marchand. Il s’agît moins de s’approprier les ressources d’autrui que de s’approprier la relation avec autrui (en se défiant comme en se confiant).

La triple obligation de donner, de recevoir et de rendre est la condition de possibilité des « mécanismes spirituels » qui font émerger de l’échange le lien social. C’est l’obligation de rendre qui est la plus fondamentale parce qu’elle relance le cycle du don. « Si on donne les choses et qu’on les rend c’est parce qu’on se donne et qu’on se rend des ‘respects’ (…). Mais aussi, c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se doit, soi et son bien, aux autres ».

J.-M. Servet utilise (en référence à Mauss semble-t-il) cette même notion d’échange-don pour qualifier la nature des relations d’échange-SEL. « L’échange-don ne prend virtuellement jamais fin car chaque don appelle un contre-don qui lui-même appelle un don à son tour, et les dons ne visent jamais à se compenser rigoureusement, contrairement à la figure de l’échange-troc. Et c’est pour cette raison que le don ne sert pas tant à faire circuler un bien qu’à créer un rapport social ».

ii. La monnaie comme fait social total

La monnaie relève d’un fait social total en ceci qu’elle traverse et mélange toutes les fonctions sociales. Cette chose inspirant foi et confiance (c’est précisément d’elles qu’elle tire sa valeur) recouvre – selon l’analyse de Mauss – une dimension non seulement financière, mais également politique, morale, sociale, psychologique… Elle occupe ainsi un rôle fondamental dans la constitution de l’ordre social.

Pour Mauss, l’ordre social dominant se caractérise par une autonomisation cosmopolite de l’économie, laquelle permet au marché d’être « une puissance considérable de rationalisation et de renouvellement mais aussi un espace de non-loi où des réalités sociales durables sont sacrifiées à des appétits immédiats ».

A ce mouvement économique social et tyrannique, Mauss oppose un mouvement économique à but social et à forme démocratique : la coopération. « La coopération est une association volontaire, libre, progressive, évoluant par elle-même dans un milieu hostile, mais s’y forgeant des armes, et s’y développant par sa propre organisation, son génie, son personnel ». En tant qu’Etats dans l’Etat, elles pourraient se substituer au régime compétitif actuel.

Les coopératives doivent être des « laboratoires du futur » visant à réapprendre l’archaïque, à (re)découvrir la délicate essence du lien social et de la démocratie. Les SEL peuvent sans nul doute être identifiés à ces coopératives, au sens où Mauss les entend.

Le parallèle entre échange SEL et échange-don a sans doute ses limites : on pourrait nous objecter ceci :

  1. 1) Il n’y a pas d’obligation de donner ni d’obligation de recevoir : rien n’empêche les membres de ne rien donner et de ne rien recevoir, mais en se comportant de la sorte, on va à l’encontre de l’esprit du SEL. On devient titulaire d’un compte mort : un compte aberrant.
  2. 2) Il n’y pas d’obligation de rendre : c’est un point de vue qui a été défendu par la p.i. 4. Elle affirme que même si le fait de profiter du SEL est « moralement » incorrect, techniquement, ça ne pose pas de grandes difficultés de faire tourner un SEL où des personnes viennent pour un déménagement et puis s’en vont. C’est une affirmation qui peut être révoquée en doute puisque le free-riding est la cause même de l’échec du premier LETS de Vancouver.
  3. 3) Il n’y a aucun intérêt en jeu dans les échanges : C’est également ce que diraient les Trobriandais au sujet de leur kula. Mais si l’on fouille le discours des acteurs et que l’on s’attache à comprendre la logique des échanges, on en vient à la conclusion que ce pur altruisme n’existe pas. L’homme – même s’il est animé du plus s

incère dévouement – est toujours en recherche de quelque bien, comme dirait Aristote. L’échange-don est donc plein de ces quêtes de biens (entendus au sens moral et non physique), d’intérêts non-égoïstes, sociaux, politiques, relationnels etc.

« Ce qui m’intéressait aussi très fort c’était la dynamique humaine que ça générait dans le sens où ce réseau permet de sortir de la dualité, du principe de dualité ; c’est-à-dire « je rends service à quelqu’un mais, donc, un jour, ce quelqu’un me sera redevable de… »… ce qui arrive souvent, par exemple, dans un contexte familial.

Je sais pas moi : je déménage et mon frère va m’aider à déménager. Ben, quelque part il a peut-être pas envie mais il le fait parce que c’est mon frère et que il y a une espèce de lien… obligatoire ; ce qui n’est pas le cas dans ce réseau, où tu peux toujours refuser, et où euh… si quelqu’un vient me rendre un service, en fait je me sens redevable de rien par rapport à cette personne.

Et ça, je trouve ça vraiment très chouette parce que… du coup ça… ça annule la pression affective et les émotions qui peuvent être en jeu et qui peuvent parfois pervertir … finalement la communication.

Quand tu parles de sortir de cet espèce de dualisme, c’est l’idée que le membre est redevable envers la… la communauté entière ? C’est ça ?

Non, c’est même toi, en tant qu’individu ; c’est que… genre… quelqu’un vient me rendre service et du coup, moi je devrais me sentir redevable… et commencer à me creuser la tête en me disant « merde qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour lui rendre la pareille ».

Tu vois, pour lui renvoyer l’ascenseur, pour équilibrer … tu vois, ce que j’ai reçu. Ben, je vais pas lui donner autre chose. Ce qui est généralement la manière dont tu fonctionnes dans le commerce quoi ; soit je reçois quelque chose et je paye ; je reçois quelque chose contre de l’argent ; ou, si c’est euh… un copain qui m’invite à manger, j’amène des fleurs, j’amène à manger, tu vois, il y a toujours l’idée de donnant-donnant.

Ici, on sort de ça, c’est-à-dire que ça s’élargit en triangle ; c’est-à-dire que je ne donne plus à la personne qui m’a donné, mais que je donnerai éventuellement à quelqu’un d’autre, à un tiers. Et donc ça… je trouve que ça change beaucoup de choses au niveau de la communication, de comment je… je me sens dans un groupe, même par rapport à quelqu’un qui me rend service. Du coup ça ouvre, la personne vient me rendre service parce qu’elle a envie et c’est gratuit.

Bon, même si il y a un système de chèque, de rétribution… mais en termes de, oui, de ce que ça génère entre deux individus c’est … euh, y a pas le truc de « aïe aïe aïe je vais devoir lui rendre à lui quelque chose mais je ne le connais pas donc qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui donner ». Donc, tu vois, du coup tout ce machin, ce processus mental, est mis de côté et ça c’est intéressant…

Qu’est-ce que ça change… précisément, dans le contact que t’as avec les gens, dans la communication ?

Ben, c’est plus léger, c’est plus léger… ça veut dire que quand quelqu’un vient me rendre service, je sais qu’il n’attend rien en retour et moi… du coup, ben , je … je peux vraiment… travailler sur le fait que je reçois son service, comme ça, comme un cadeau, gratuit. Sans, sans arrière-pensée de… « Ah oui, il donne ça mais je vais devoir lui donner quelque chose… » . Parce que je sais que ce système ça prend beaucoup de place dans la tête.

Même quand je suis invit… – là si je transpose – voilà, je suis invité à manger quelque part, y a toujours quelque part, à un moment donné, l’idée qui viendra chez moi de « ah, qu’est-ce que je vais leur offrir ».

Alors là je demande à quelqu’un qui m’invite à manger, je dis « Ah, qu’est-ce que je peux apporter », j’apporte le dessert, j’apporte, l’apéro, … tu vois. Or, là, dans ce système-ci, y a plus ça. J’ai besoin d’un service, j’ai besoin que quelqu’un me répare mon chandelier, je sais pas comment on fait ; et ben je prends le bottin avec les offres et les services dans le SEL, je regarde qui sait réparer les chandeliers ; si par chance il y a quelqu’un qui sait faire ça je l’appelle, et s’il est libre, et bien il vient, il répare mon chandelier et je n’lui doit rien… Je lui dois que dalle. Et peut-être que je reverrai jamais cette personne.

Et c’est bon, c’est très clair dans sa tête et c’est très clair dans ma tête, et ça, au niveau psychologique, je trouve ça très très intéressant. Parce que… vraiment… on touche à quelque chose de l’ordre du don, du don gratuit, du don de soi, qui n’est pas du commerce… (Inaudible) Et voilà, mais moi je trouve que ça, en terme de qu’est-ce que ça change dans la vie… dans le contact, dans la communication… moi ça m’intéresse parce que c’est… c’est proche du don gratuit ». [5.61/5.128]

Ce témoignage met l’accent sur l’avantage que présente la mise à l’écart du sentiment de redevabilité : Puisque l’obligation de « rendre la pareille » y est momentanément mise de côté, le SEL devient la scène d’échanges proches de ce que certains répondants appelleraient « don gratuit ». Cela implique que c’est davantage par envie que par nécessité qu’un service en vient à être rendu. C’est « plus léger », dans le sens où aucun des trois actes de donner, de recevoir et de rendre n’est coercitif.

Cette formule est de Mauss lui-même (cf. Tarot, op cit., p. 55)

C. Tarot, op cit., p. 56

M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1958, p. 153 ; cité par Tarot, op cit. , p. 59

Id. , p. 61

J.-M. Servet, op cit., p. 140

C. Tarot, op cit., p. 68

id., p. 69

M. Mauss, Ecrits politiques, textes réunis par M. Fournier, Paris, Fayard, 1997, p. 146 ; cité par C. Tarot, op cit., p. 70

Ph. Chanial, Justice, don et association, la délicate essence de la démocratie, Paris, La découverte/MAUSS, 2001

Aristote, Ethique à Nicomaque (trad. B. Saint-Hilaire), Paris, Librairie Générale Française, 1992, Livre I, chapitre I, p. 35

Le seliste – qu’il soit inactif, fortement en positif ou fortement endetté – n’est jamais vraiment contraint à donner, à recevoir ou à rendre. En revanche, chacune de ces trois situations – ne pas donner, ne pas recevoir et ne pas rendre – est qualifiée d’aberrante par les autres bruseliens.

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