La forme moderne du don ou le don aux étrangers

La forme moderne du don ou le don aux étrangers

3. La forme moderne du don ou le ‘don aux étrangers’

Contre Boltanski et Thévenot, Jetté soutien l’hypothèse de l’existence d’un don moderne qui « s’insère dans un espace symbolique situé à l’intersection des pratiques conditionnelles et obligatoires des sociétés traditionnelles et des pratiques apparemment libres et non-contraintes (mais toujours intéressées) des sociétés libérales ».

Bien que nous soyons en désaccord avec une partie du raisonnement de Jetté, nous admettons que ce concept de don aux étrangers met bien en lumière le phénomène – évoqué à la page 98 – par lequel les bruseliens tentent de concilier solidarité et liberté en oscillant constamment entre actes de don de soi et actes de souci de soi.

Alain Caillé définit ce don moderne comme « toute prestation de biens et de services effectués, sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir et régénérer le lien social ». Jetté ajoute « Le don aux étrangers nourrit le lien social et est à ce titre un instrument privilégié de prévention des problèmes sociaux – et aussi de solidarité. »

« Á l’inverse des situations observées par Mauss dans les sociétés archaïques, le don aux étrangers, caractéristique de la modernité, ne sert plus uniquement à cimenter ou a stabiliser des relations primaires entre individus (relations familiales et communautaires), mais ‘alimente des réseaux ouverts potentiellement à l’infini, très au-delà de l’interconnaissance concrète’. Dans sa nouvelle forme, le don devient ainsi un geste de ‘réenchantement du monde’ puisqu’à partir de la triple obligation ‘donner, recevoir et rendre’, se substitue une nouvelle forme d’échange où la triple dynamique du don reste présente (puisqu’elle est au cœur même des rapports sociaux), mais à travers une dimension symbolique ayant des résonances mystiques dans laquelle la subjectivité de l’individu oscille perpétuellement entre liberté et obligation.

Dès lors, la dimension contraignante du don, si bien observée par Mauss, se retrouve constamment interpellée, remise en question, et neutralisée même jusqu’à un certain point, par la liberté dont jouit désormais l’individu de s’engager dans la dynamique d’échange ou de se retirer de celle-ci ».

Ainsi, au sein du secteur associatif, l’acte de don est motivé par d’autres forces que celles qui animent le potlatch et l’échange marchand. On n’y donne pas par obligation et on y donne sans attendre de d’autre bénéfice qu’une réconciliation du monde avec les ‘figures harmonieuses des ordres naturels’ (inspiré, civique, connexionniste ou autres) ; et cela sans jamais savoir avec exactitude en quoi elle pourrait consister.

Bref, ce qu’on y gagne à donner sans attendre aucun avantage personnel en retour ce n’est autre que le fait même de participer à ordonner le monde selon une conception que l’on s’attache généralement à justifier collectivement.

« C’est aller vers l’autre, c’est donner de son temps sans attendre une rétribution quelconque je vais dire… penser à l’autre, penser à… au futur quelque part, parce qu’aujourd’hui, quand tu regarde la société, pff on nous dit, oui les pensions vous pouvez toujours espérer, le futur économique on n’en sait rien ». [12.77]

« Il y a des ressources pour tout le monde aujourd’hui, il y a assez pour tout le monde, la seule chose c’est qu’il y a des… des déséquilibres parce qu’il y a encore des gens qui maintiennent cet égoïsme pur et qui ne veulent pas lâcher et donner aux autres pour partager et avoir une société commune beaucoup plus cohérente ». [12.98]

Il nous semble que le don peut se justifier à l’aide des sept modes de justification. Mais Jetté pense au contraire que – loin d’être un modèle hybride aux interstices des sept cités – le don requiert une grammaire spécifique. Il crée donc un « monde du don » (sur base du Guide du bénévolat et du volontariat), dont voici les spécifications :

Le monde du Don
PSCLa solidarité, l’équité, le partage, la liberté de donner et de recevoir, la gratuité du don, l’extension des réseaux d’entraide et de militance, la création de liens sociaux.
EdGSavoir s’engager avec l’autre, savoir s’impliquer dans une relation, savoir faire confiance. Le grand est une personne sincère, authentique, qui se montre disponible pour aider, pour s’engager, pour donner de son temps.
DLe besoin de créer des liens sociaux, d’avoir des réseaux
RdSDonneur, receveur, bénévole, aidant, aidé, volontaire, militant
RdOAssociation, groupe d’entraide, expérience, vécu, cadeau
FdIExigence de disponibilité, de liberté et d’implication, renoncement aux actions intéressées, calculées et opportunistes, renoncement à la sécurité des réseaux primaires, des relations connues et prévisibles.
RdGLa capacité de donner et de recevoir, de répondre et de s’ajuster aux besoins des autres
RneLa relation de confiance, l’ouverture aux autres pour donner et recevoir, le relation d’entraide, l’établissement des liens par la communication et la discussion afin de connaître les besoins des autres ou de faire connaître les siens.
FhonLe don
EmL’opportunité de donner ou de recevoir
MeJL’engagement dans des actions humanitaires et bénévoles
FdEL’intégration dans des réseaux associatifs ou d’entraide formels et informels, être appelés à donner ou à recevoir, s’impliquer auprès des autres pour les aider, pour les écouter, pour discuter
EdPDonner par devoir ou par obligation, donner uniquement au sein de réseaux fermés ou donner uniquement pour recevoir, par intéressement, créer des liens superficiels et non authentiques avec les autres

C’est un portrait en grande conformité avec le discours des coordinateurs et des membres les plus actifs de BruSEL : la liberté, l’équité, la solidarité, l’entraide, la volonté de créer des liens, le désintéressement et le don gratuit y occupent une place fondamentale.

id. p. 34

J.T. Godbout, L’esprit du don, Editions du Boréal, 1992, p. 32 ; A. Caillé, « Don, association et solidarité », in REMCA, n°265, p. 49

J. T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, Homo donator vs. homo oeconomicus, Montréal, La découverte/Boréal, 2000, p. 121

G. Garibal, Guide du bénévolat et du volontariat, 60 associations humanitaires pour être solidaires, Marabout, 1998

« Il [BruSEL] s’inscrit dans le cadre du réveil des consciences et du fait que nous sommes là pour l’autre également, on n’est pas là que pour soi-même et on vit tous ensemble dans une même serre fermée… oui une serre, donc si un pollue d’un côté ben ça à une incidence de l’autre » [12.92].

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