Recul ou reconfiguration des régimes providentiels depuis 1985 ?

Recul ou reconfiguration des régimes providentiels depuis 1985 ?

7.7 Recul ou reconfiguration des régimes providentiels depuis 1985 ?

À l’instar du chapitre précédent, nos analyses dans le temps mettent en relief la centralité des axes d’activation et du poids des transferts sociaux dans la structuration et la différenciation des régimes providentiels.

Par le croisement de ces deux axes, nous avons pu jeter les bases d’une typologie quadripartite des régimes providentiels, qui n’a pas connu de transformations majeures depuis 1985. À l’instar du chapitre précédent, les regroupements de pays que mettent en relief nos analyses à chaque point dans le temps correspondent assez fidèlement à la typologie d’Esping-Andersen et à ses développements subséquents.

Notre examen nous aura permis d’identifier différentes formes de protection sociale à l’ère post-industrielle : soit «l’activation par l’investissement social» dans les pays nordiques, «l’activation laissée au marché» dans les pays anglo-saxons, «l’activation comme projet en devenir» dans les pays d’Europe continentale et, finalement, «l’activation comme projet lointain» dans les pays d’Europe du Sud. Ces différentes formes de protection sociale s’avèrent résilientes dans le temps dans la mesure où elles tiennent la route sans altération majeure depuis 1985.

À la lumière de nos résultats, les régimes providentiels n’ont pas connu des transformations profondes pour avoir perdu leurs fondations institutionnelles, sociales et économiques. Nous pouvons d’emblée affirmer que le passage des régimes providentiels à l’ère post-industrielle n’a pas été aussi brutal que ce que décrivent certains observateurs : ils ont su s’ajuster pour être à même de répondre aux risques des sociétés post-industrielles, avec plus ou moins de succès selon le régime.

La perspective d’une course vers l’abîme («race to the bottom») n’apparaît pas plausible à la lumière de nos résultats : le soit disant rouleau-compresseur néo-libéral n’a pas ébranlé les fondations des régimes providentiels. Nos résultats ne pointent pas dans la direction d’un retrait généralisé de la protection sociale.

Sur ce point, notre interprétation de l’évolution des régimes providentiels diverge de celle que proposent Huber et Stephens. Ces derniers affirment que la protection sociale a connu des reculs dans les pays occidentaux reconnus pour la générosité de leurs dépenses publiques, principalement en raison de la croissance du chômage :

«The turning point toward serious efforts at cutting entitlements came when politicians began to perceive that they were confronting permanently higher unemployment levels that made changes in welfare state financing and benefits unavoidable. Identifying unemployment as the Achilles’ heel of generous welfare states helps us asses the contributing causes of its problems.»

Dans leur examen du recul de l’État-providence, Huber et Stephens ne mettent pas à l’avant plan l’évolution des services sociaux dans l’architecture de la protection sociale. Pourtant, leurs résultats laissent croire que cette forme de protection sociale est loin d’avoir connu d’importants reculs depuis les années 1980.

À la lumière de nos résultats, il appert que les services sociaux constituent non seulement une dimension discriminante des régimes providentiels, mais aussi un nouveau terrain d’investissement dans lequel peut se déployer la générosité de l’État. Si ce redéploiement de la générosité de l’État paraît évident en ce qui concerne les pays nordiques, il est loin d’être absent dans les pays d’Europe continentale. Malgré l’hétérogénéité de ceux-ci, leur parcours évolutif représente un rapprochement par rapport aux pays nordiques quant aux dépenses engagées dans des services sociaux.

Dans les pays anglo-saxons et latins, par contre, les services sociaux n’ont pas connu de croissance significative depuis 1985 : dans les cas des pays anglo-saxons, cette situation renvoie à une orientation résiduelle établie alors que pour les pays latins, elle renvoie plutôt à l’importance marquée de certains transferts sociaux dans l’architecture de la protection sociale.

Sur la base de nos résultats, nous pourrions émettre l’hypothèse que la croissance du chômage dans les années 1980 n’a pas entraîné de reculs majeurs de la protection sociale, comme l’affirment Huber et Stephens, mais qu’elle a plutôt pavé la voie au développement de services destinés à la réinsertion en emploi des chômeurs.

Si on regarde les données brutes quant aux dépenses engagées dans des programmes relatifs au marché du travail, on constate que ces dépenses ont cru de façon significative dans presque tous les pays (sauf les pays anglo-saxons) de 1985 jusque dans les années 1990. Si elles peuvent avoir stagné ou régressé quelque peu entre 1995 et 2000, elles affichent des niveaux qui sont encore loin d’être négligeables.

En fait, les transferts et les services sociaux sont souvent utilisés en tandem. Dans aucun pays, à aucun point dans le temps, ne peut-on affirmer que soit les transferts ou les services sociaux dominent l’appareil de protection sociale. Comme le souligne Kautto, les deux coexistent dans une relation dont l’équilibre varie d’un pays à l’autre :

« (…) the distinction between the transfer and service approaches does not suggest a choice between either services or transfers. The crux of the distinction is that countries have chosen different emphases in combining these two major options in their policy toolbox.»

Cela dit, on peut penser que les services sociaux constituent un terrain d’investissement privilégié pour répondre aux risques des sociétés post-industrielles. Les pays nordiques ont fait appel à ces mesures depuis le milieu des années 1980, et avec des résultats probants alors que les pays d’Europe continentale semblent s’être engagées plus fermement dans cette voie depuis quelques années.

Dans les pays anglo-saxons et d’Europe du Sud, les services sociaux représentent le parent pauvre d’un appareil de protection sociale dont la base est plutôt limitée : leur développement semble être freiné par une résilience institutionnelle, qui renvoie à l’importance que revêt le marché dans les pays anglo-saxons, et la famille dans les pays d’Europe du Sud.

Conclusion

Si l’univers de la protection sociale est en constante évolution, les vingt dernières années auront été particulièrement marquantes dans le cheminement des régimes providentiels à l’ère post-industrielle. Héritiers d’un parcours historique dont la construction remonte à la période industrielle d’après-guerre, les régimes providentiels ont dû composer avec de nouvelles réalités : l’éclatement des frontières économiques nationales, l’émergence du secteur des services et d’une catégorie de «travailleurs du savoir», l’entrée massive des femmes sur le marché du travail et la diversification des formes familiales, pour ne nommer que celles-là.

Comme nous l’avons vu précédemment, ces nouvelles réalités ont déplacé les bases sur lesquelles s’articulent les rapports entre l’État, le marché et la famille qui sont au fondement des régimes providentiels. En somme, le contexte social et économique dans lequel s’articule la protection sociale a considérablement évolué et a conduit les régimes providentiels à camper leurs repères identitaires face aux risques que posent les sociétés post-industrielles.

Nous avons cherché à mettre en relief les reconfigurations des régimes providentiels depuis le milieu des années 1980 en les comparants sur une série d’indicateurs quantitatifs. Suivant une approche inductive, nous avons cherché à dégager les affinités électives des régimes providentiels à deux égards : d’une part, au niveau des dépenses publiques engagées dans des schèmes de protection sociale et, d’autre part, au niveau des situations socio-économiques relatives à l’intégration sur le marché du travail et à la prévalence de la pauvreté.

Dans un premier temps, nous avons eu recours à l’analyse factorielle des correspondances (AFC) pour identifier de grandes dimensions qui caractérisent et de différencient des regroupements de pays. À chaque point que nous avons retenu dans le temps, deux principaux facteurs se dégageaient de nos analyses et permettaient de rendre compte de l’essentiel des différences entre les regroupements de pays.

Par la suite, nous avons mis à l’épreuve, au moyen de l’analyse de classification hiérarchique, la teneur de ces regroupements sur la base des deux facteurs dégagés précédemment : cette épreuve de robustesse a confirmé la centralité de ces facteurs dans la variété des politiques et des situations socio-économiques dans les pays de l’OCDE.

Notre examen nous aura permis d’apporter un éclairage nouveau sur l’évolution des régimes providentiels dans le temps. Si la composition des regroupements de pays qui émergent de nos analyses est assez fidèle à la typologie d’Esping-Andersen et à ses développements subséquents, notre interprétation des éléments de structuration et de différenciation de ces regroupements se distingue quelque peu des arguments classiques évoqués dans la comparaison des systèmes de protection sociale.

Le principal axe factoriel de nos analyses, celui de l’activation, révèle non seulement des distinctions importantes au niveau de la générosité des systèmes de protection sociale, mais aussi, et surtout, au niveau de l’orientation de ces dépenses.

L’activation telle que nous la concevons renvoie à des champs de protection sociale destinés à consolider les bases, de plus en plus sociales, des économies de services : principalement l’éducation, la santé, l’assistance aux familles et aux personnes dépendantes, de même que les mesures actives sur le marché du travail. La spécificité de chaque stratégie d’activation est à la mesure des dépenses publiques engagées dans chacun de ces champs, mais aussi de l’investissement de ces champs par le marché et la famille.

En ce sens, la structure même de notre axe d’activation permet de mettre en relief un jeu d’interrelations entre l’État, le marché et la famille. D’un point de vue théorique, l’activation est un outil plus large pour appréhender les régimes providentiels, qui permet d’ailleurs de recouper et d’élargir encore l’univers conceptuel d’Esping-Andersen (démarchandisation, stratification, défamilialisation.)

Le deuxième axe factoriel de nos analyses nous ramène à des distinctions «classiques» entre les régimes providentiels. En effet, cet axe mesure le poids des transferts sociaux dans des champs de protection sociale.

Si la relation d’équilibre entre les transferts et les services sociaux a souvent été mise à l’avant-scène pour comparer des systèmes de protection sociale, elle apparaît comme secondaire dans notre examen. En effet, nos résultats suggèrent que la relation d’équilibre entre les transferts et les services sociaux ne constitue pas une dimension suffisante pour caractériser et différencier des pays et que l’articulation de cette relation dépend d’abord et avant tout des perspectives d’activation qu’ont adoptées ces pays.

Le croisement de deux axes de nos analyses nous a permis de jeter les bases d’une typologie des régimes providentiels à travers leur cheminement à l’ère post-industrielle. La relative homogénéité de chacun des types dans le temps nous permet d’avancer que la résilience institutionnelle des régimes providentiels semble toujours tenir la route et que leurs fondations demeurent plutôt solides. À la lumière de nos résultats, le passage des régimes providentiels à l’ère post-industrielle n’aura pas été aussi brutal que ce que décrivent certains observateurs.

Qui plus est, ce passage aura représenté davantage une occasion qu’une contrainte pour les régimes providentiels, l’occasion de se redéfinir sur d’autres bases : si certains ont été proactifs face à cette occasion, d’autres semblent avoir manqué le rendez-vous ou tout simplement confirmé leur approche libérale de la protection sociale.

Ceci nous ramène à notre question de départ : les régimes providentiels ont-ils connu des reconfigurations et, le cas échant, dans quel sens ont-elles été dirigées ? Nos résultats d’analyses ne suggèrent pas une réponse simple à cette question.

On peut sans doute parler de reconfiguration en ce qui concerne les pays nordiques. Leurs caractéristiques centrales sont sensiblement les mêmes depuis le milieu des années 1980, mais ils ont adopté très tôt (dans les années 1970 ou au tournant des années 1980) une stratégie spécifique pour répondre aux risques des sociétés post-industrielles. Celle-ci a passé l’épreuve du temps jusqu’ici. Sur l’ensemble de la période que nous avons retenue, les pays nordiques sont engagés dans la voie de l’activation à travers l’investissement social, qui confère à l’État un rôle pivot dans la production et la distribution du bien-être.

Les pays d’Europe continentale constituent sans doute le regroupement qui a connu le plus de différenciation depuis les années 1980. Leur reconfiguration va dans le sens d’un gain progressif, mais modéré, au chapitre de l’activation, qui peut être attribuable à une présence accrue de l’État dans des champs spécifiques d’activation, notamment dans les services aux familles, aux personnes dépendantes et aux chômeurs.

Si la famille demeure toujours un pilier de bien-être incontournable dans les pays d’Europe continentale, il y a lieu de penser que l’État relaie maintenant davantage les familles dans leurs responsabilités vis-à-vis leurs membres.

En ce sens, les reconfigurations qu’ont pu connaître les pays continentaux ne sont pas étrangères à une perspective défamilialisante. Si les pays d’Europe continentale ses sont rapprochés des pays nordiques sur l’axe d’activation, leurs caractéristiques centrales ressortent toutefois davantage sur le deuxième axe. Finalement, il faut noter que leur parcours depuis les années 1980 va aussi dans le sens d’une différenciation progressive par rapport aux pays anglo-saxons.

Les pays anglo-saxons et d’Europe du Sud ont quant à eux connu assez peu de mouvements. À la lumière de nos résultats, il y a lieu de penser que le jeu d’interrelations entre les piliers de bien-être dans ces deux regroupements de pays est demeuré sensiblement le même depuis les années 1980.

Dans les pays anglo-saxons, le marché occupe toujours, à divers degrés, un caractère particulièrement central dans la configuration de la protection sociale. C’est principalement par son intermédiaire que s’articule l’activation dans ces pays, avec des effets assez bénéfiques sur le plan de l’intégration en emploi, mais beaucoup moins reluisants sur le plan de la prévalence des inégalités sociales.

Dans les pays d’Europe du Sud, la famille semble toujours jouer un rôle de premier plan dans les arrangements institutionnels au fondement de la protection sociale, et ce même si l’État a vu sa présence s’accroître légèrement au fil des années.

L’articulation des piliers de bien-être dans les pays d’Europe du Sud est sans doute plus problématique qu’ailleurs dans la mesure où elle plutôt déséquilibrée : la famille n’a peut-être pas en mains tous les outils pour répondre aux attentes qui lui sont formulées.

C’est du moins ce que l’on peut conclure en analysant les résultats socio-économiques affichés par les pays d’Europe du Sud, qui, rappelons-le, témoignent d’un manque considérable à gagner au chapitre de l’intégration en emploi et de la prévalence de la pauvreté. Le poids des responsabilités portées par la famille dans la production et la distribution du bien-être est peut-être trop important pour ce qu’elle peut effectivement assumer, d’où un certain essoufflement de ce pilier de bien-être.

Huber et Stephens (2001), op. cit., p.226

Huber et Stephens (2001), op. cit., p.356-357. Le tableau A.6 en annexe présente l’évolution des niveaux de dépenses en services sociaux (Civilian nontransfer expenditure) dans quatre regroupements de pays de 1958 à 1996 : les pays sociaux-démocrates (pays nordiques), les pays libéraux (pays anglo-saxons), les pays chrétiens-démocrates (pays Europe continentale) et les wage earner welfare states (Australie et Nouvelle-Zélande). De 1980 à 1996, on peut constater un recul important dans les pays libéraux, mais la majorité des autres pays présentent en 1996 des niveaux de dépenses en services sociaux égaux ou supérieurs à ceux qu’ils affichaient en 1980. Si Huber et Stephens font état d’un retrait de l’État dans plusieurs champs de protection sociale, cette situation ne semble pas prévaloir en regard des services sociaux.

M. Kautto (2002) «Investing in services in West European welfare states», dans Journal of European Social Policy, vol. 12, no.2, p.53-54

Voir à cet effet (2007) Bernard, Paul et Guillaume Boucher, « Institutional competetiveness, social investment, and welfare regimes », dans Regulation and Governance, vol. 1, pp.213-229

En somme, l’évolution de la protection sociale depuis le milieu des années 1980 n’a pas connu la même ampleur d’un régime providentiel à un autre. À la lumière de nos résultats, le passage à l’ère post-industrielle peut être appréhendé non pas comme un facteur de convergence, mais bien comme un facteur de différentiation progressive des régimes providentiels dans leur façon d’aménager la protection sociale. Si nous avons identifié différentes tendances à cet effet, seul le temps nous dira si elles tiendront la route à plus long terme.

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