L’inefficience des marchés dans l’industrie pétrolière

L’inefficience des marchés dans l’industrie pétrolière

III. La question de l’inefficience des marchés dans l’industrie pétrolière

Selon B. Kogut [1988, pp320], les courants théoriques qui ont recherché à expliquer la coopération interfirme sont aux nombres de 3; il s’agit de la théorie des coûts de transaction, des théories se basant sur les comportements stratégiques et de la théorie organisationnelle. La première section a abordé l’approche en terme de coûts de transaction. Cette section poursuit l’approche transactionnelle de la même façon que l’avait faite Hennart [1988], pour qui l’inefficience des marchés est une condition première de l’apparition de joint venture au sens anglo-saxon.

*** L’inefficience des marchés

Il s’agit dans cette section de voir que les marchés ne sont pas capables de réaliser une allocation efficiente des ressources. Les agents arrivent en général à atteindre leurs objectifs, mais il est pour eux très difficile d’y arriver aux meilleurs coûts. Il existe une organisation de la production et des activités économiques plus efficientes. Cette inefficience apparaît à 4 niveaux : dans la distribution, dans les produits intermédiaires, dans la connaissance et dans les capitaux.

** Les problèmes de distribution

La distribution de produits pétroliers requiert des infrastructures coûteuses à mettre en place. Quand une firme opère sur son propre marché elle peut envisager d’en prendre la responsabilité (bien que dans les faits c’est plutôt rare); les distributeurs s’en chargent, mais aussi les concessionnaires, franchiseurs, et tout autre type d’accords de distribution. Dans un marché étranger, un partenaire local possède un avantage sur un nouvel arrivant; le partenaire local dispose d’une meilleure connaissance du marché qu’il peut mettre à disposition pour un coût raisonnable et constitue donc une option incontournable. Nouer une relation de partenariat avec lui peut donc être bénéfique. Les économies de coûts de distribution tiennent dans les économies d’échelle ou de gamme qu’une participation dans un partenariat peut amener en réduisant tout double marchandage, compte tenu du petit nombre d’acteurs, et dans le cas d’un partenaire local en utilisant une expérience et une infrastructure déjà existante et déjà acquise. Toutefois, un problème vient des accords de long terme qui pourraient être mis en place avec une licence par exemple; ici encore l’opportunisme du distributeur peut amener la firme fournisseur à être en position d’infériorité après une certaine période et devoir accepter tout remarchandage. En effet si le distributeur souhaite changer les conditions du contrat, la firme fournisseur peut se trouver dans l’incapacité de refuser tout changement : elle est verrouillée dans sa position [Williamson, 1985]. Un autre problème va venir du contrôle du réseau de distribution. Il s’agit du problème de passager clandestin où une firme possédant une marque connue pour sa qualité peut se trouver parasitée et donc négativement affectée par un distributeur qui accepterait dans son réseau des marques à la qualité inférieure. Il semble donc important de coopérer mais pas de n’importe quelle façon, car la licence pose aussi des problèmes. C’est dans ce contexte que l’entreprise conjointe émerge. Coopérer de la bonne façon est donc indispensable dans la distribution si l’on veut réduire les coûts.

** L’inefficience du marché des produits intermédiaires

La coopération dans l’industrie pétrolière peut aussi s’expliquer par les coûts de transaction relativement élevés sur le marché du pétrole brut. Même si le décloisonnement des marchés a été mis en place, les transactions restent coûteuses dans la mesure où il faut toujours transporter le brut pour s’en séparer ou acquérir celui qui intéresse. De plus, le raffinage du pétrole demande beaucoup de capitaux dans son processus de production pour financer les infrastructures mais aussi pour assurer un flot continu tout le long de la chaîne de production. Or le stockage pour assurer une continuité de l’approvisionnement du pétrole brut est très cher. De plus les raffineries sont construites pour transformer une qualité particulière de brut. Ainsi le marché du pétrole brut est divisé en sous marchés plus petits; il est donc apparu nécessaire aux compagnies de s’intégrer verticalement pour assurer l’approvisionnement mais il est aussi apparu nécessaire de le faire avec des partenaires pour pouvoir atteindre une taille économiquement rentable [Greening, Teece, 1976].

** L’inefficience du marché de la connaissance

Le troisième facteur d’inefficience du marché est l’insuffisance de la connaissance. La coopération est utilisée pour combiner différents types de savoir. Le transfert de connaissance par la coopération est toujours supérieur au marché. Il faut choisir le bon mode de coopération. Pour la supériorité du joint venture sur la licence il faut revenir sur la caractéristique transactionnelle de la connaissance. La connaissance est coûteuse à transférer du fait de l’incertitude sur l’acheteur. Elle n’est pas coûteuse à transférer en terme physique, elle est coûteuse à transférer en terme d’opportunisme des agents qui ne peuvent d’un coté pas garantir sa qualité et qui pourraient d’un autre coté se l’approprier aux moindres frais. L’octroie de licences d’exploration et d’exploitation permette de se protéger contre ce type de problème mais elles ne sont pas suffisantes car très lourdes à mettre en place et à gérer, et obligent finalement à révéler toute l’information dans tous ces détails et souvent la firme peut préférer le secret. De plus, rien ne permet de garantir la qualité et les caractéristiques de ce qui est vendue. L’efficience de la licence tient en la volonté et au pouvoir de l’autorité publique pour établir et renforcer le droit au monopole d’exploitation. Cette volonté se manifeste dans la taille et dans la durée des concessions octroyées. C’est à la condition que le vendeur soit rassuré quant à ce monopole qu’il envisagera de mener une campagne d’exploration, et ensuite d’éventuellement exploiter les découvertes. Dans le cas contraire il gardera le secret de sa découverte ou conséquence pire il arrêtera toute activité de recherche. D’autre part dans les cas plus larges de brevet, il y a délivrance de la totalité de l’information quant à la découverte et oblige à révéler beaucoup plus qu’un simple procédé. De plus, il n’est pas toujours possible de traduire la connaissance sur le papier et ainsi de le céder. Il s’agit de l’expérience, de la connaissance du marché en terme politique, d’habitude locale, en un mot de la connaissance tacite. L’échange de cette connaissance ne peut se faire que par le contact humain ce que un brevet ne permet pas. Le problème du transfert de cette connaissance tacite tient dans le fait que la valeur et le coût de cette connaissance sont difficilement évaluables ex-ante. Dans ces circonstances l’incomplétude des contrats est grande. L’introduction de la coopération peut ainsi être un avantage car les parties ne sont alors plus récompensées par la quantité d’informations échangées mais ils sont récompensés par leur honnêteté à délivrer une information de qualité. L’incitation à tricher est ainsi moindre. La connaissance tacite est alors transférée de manière plus efficiente si chacun est lié par une participation commune. Il existe 2 autres types de connaissance tacite qu’il est difficile de transférer : le marketing et la connaissance d’un marché. Ce type de connaissance est difficile à obtenir et il est donc coûteux pour un nouvel entrant. Ce type de connaissance n’est ni brevetable ni codifiable ce qui rend son transfert et sa protection particulièrement difficile.

** L’imperfection du marché des capitaux

Le dernier problème vient de l’imperfection du marché des capitaux. En effet, pour la mise en place de projets de recherche et développement la réticence des banques ou du marché financier à prêter les fonds est grande. Une des façons de contourner ce problème est de trouver un appuie auprès d’une firme ayant un passé et rendant la confiance au marché financier. Un banquier est relativement limité dans le contrôle de la manière dont la firme va employer les fonds. Un contrôle s’avère plus efficace lorsque le prêteur est là pour monitorer la façon dont le projet est mené. Berg et Friedman [1980] ont montré qu’un financement avec la coopération en général et par l’entreprise conjointe en particulier était plus efficace. Ainsi ce serait l’incapacité des marchés à assurer des transactions suffisamment sécurisées qui serait à l’origine de la coopération. Le risque de rencontrer des comportements opportunistes pousse les firmes à internaliser; cette internalisation reste toutefois partielle car si elle était totale elle serait face à d’autres problèmes. C’est aussi dans ce contexte que la coopération apparaît. Peut-on valider cette approche ? En effet, cette approche reste assez théorique; Teece [1980] a utilisé les théories basées sur l’efficience de la firme multiproduit pour essayer d’expliquer la diversification dans l’industrie pétrolière en étudiant les économies de gamme. Ses conclusions montraient qu’en effet ce facteur est important, mais il est aussi insuffisant pour tout expliquer. L’approche qui suivra sera similaire : peut-on expliquer la coopération interfirme en générale et l’entreprise conjointe en particulier par l’inefficience des marchés comme le montre Hennart ?

*** Les mesures empiriques

La question que l’on se pose ici est de savoir si l’inefficience des marchés peut expliquer les alliances. Les contraintes de l’industrie pétrolière impliquent un besoin d’intégration verticale (chapitre préliminaire); c’est cependant coûteux. Dans ce contexte l’utilisation d’une alternative comme la coopération peut s’avérer intéressante. On ne peut toutefois pas considérer toutes les formes de coopération; il sera envisager ici l’alliance avec lien capitalistique, plus communément appelée entreprise conjointe, car elle semble moins problématique pour la firme, et car elle est apparue plus simple à mesurer.

** Les hypothèses du modèle

Le problème vient d’un échec des marchés (market failure) au niveau des approvisionnements, au niveau des débouchés, au niveau de la connaissance et au niveau financier. L’inefficience des marchés dans l’industrie pétrolière Dans ce cas, une intégration complète pourrait être la solution mais en fait ce n’est pas vrai car c’est une solution coûteuse et pas toujours rentable; cela ne réduit pas l’asymétrie d’information initiale de la firme pour le choix de son acquisition et cela engendre d’autres problèmes. La coopération apparaît ainsi comme une solution alternative mieux appropriée. Le but du travail est de s’interroger pour savoir s’il existe un moyen de vérifier l’explication selon laquelle c’est cette inefficience des marchés qui serait à l’origine de la recherche de la coopération des firmes de l’industrie pétrolière. La vérification de l’explication amène à formuler 3 hypothèses : Hypothèse 1 : il existe une corrélation négative entre charge de la dette à long terme et degré d’alliance. Il s’agit de vérifier l’inefficience du marché des capitaux, en s’interrogeant pour savoir si le niveau de coopération est influencé par la charge de la dette. Hypothèse 2 : il existe une corrélation positive entre intensité de recherche et développement et degré d’alliance. Il s’agit ici de vérifier l’inefficience du marché de la connaissance, en voyant s’il existe un lien entre recherche et développement et coopération. Hypothèse 3 : il existe une corrélation positive entre potentiel productif et degré d’alliance. Il s’agit dans cette 3ième hypothèse de se demander si le marché de l’approvisionnement est efficient, en voyant si la quantité de réserve de pétrole nécessaire pour assurer la production influe sur le degré d’alliance. Il faut pour vérifier ces hypothèses mettre en évidence un certain nombre d’indicateurs susceptibles d’entrer dans un modèle économétrique. Par conséquent il s’agit d’estimer l’équation suivante: Coopt = a1 Dettet + a2 RDt + a3 Productiont + a4 Dummyt + εt où
εt est un aléa Coopt = Part du chiffre d’affaires réalisé par les sociétés n’appartenant pas à la maison mère à 100% / chiffre d’affaires du groupe. Dettet = Coût de la dette à long terme en t/ capitaux empruntés en t. RDt = Dépense de recherche et développement en t/ ventes totales en t. Productiont = Production de brut en t/réserves prouvées en t. Le but du travail consiste à déterminer la valeur des coefficients a, et de valider ces valeurs statistiquement par les tests usuels. Il s’agit aussi de déterminer dans quelle mesure ces résultats peuvent être intéressant et tenter grâce à la théorie de passer de la relation statistique de corrélation à la relation économique de causalité.

** Les résultats de l’estimation économétrique

L’estimation économétrique réalisée porte sur un échantillons de 24 entreprises Nord Américaines sur une période de 20 ans (1977-1996). Après validation des tests usuels, les résultats suivants sont observés : Coopt = -0.5 Dettet + 18.6 RDt + 0.01 LogProductiont – 0.01 Dummyt + εt (0.18750493)(6.1790180)(0.00347930)(0.00528245) Les calculs effectués permettent de dire que les signes des coefficients sont conformes à la théorie économique :

  • – le ratio d’endettement à long terme est corrélé négativement avec le degré de coopération : une augmentation de la charge de la dette à long terme s’accompagne d’une baisse du degré de coopération dans des proportions 2 fois moindre.
  • – le ratio de recherche et développement est corrélé positivement avec le degré de coopération : effort de recherche et développement et coopération augmentent en même temps.
  • – le ratio de production positivement : potentiel de production et coopération augmentent ensemble.
  • – la dummy négativement : choc pétrolier et degré de coopération évolueraient de façon opposée.

Il existerait donc bien une incitation à coopérer et la coopération serait bien expliquée par la volonté de réduire le coût de la dette, mais aussi par l’amélioration du potentiel productif à travers plus de recherche et développement et davantage de réserves de brut par rapport à la production. La valeur du R2 semble indiquer une bonne corrélation entre la coopération et les variables proposées; ainsi les 4 variables expliquées comptent pour 94% des variations dans le degré de coopération sur la période de 1977 à 1996. Même si le R2 bar diminue un peu il reste très acceptable. Le pouvoir explicatif du modèle est donc très acceptable ; d’autre part, la dummy montre indirectement le rôle des prix : le contre choc augmente la nécessité de coopérer à cause de la baisse des prix et donc de la réduction des marges.

** Les interprétations économiques des mesures économétriques

Pour appréhender et expliquer la coopération interfirme de nombreuses études ont été menées jusqu’ici : Blakrishnan et Koza [1991] se demandent ce qui fait le succès d’une joint venture; pour eux, (modèle économétriques à l’appuis), c’est la mise en commun d’actifs complémentaire sans avoir les problèmes de la vente finale, de la redistribution de la possession et du droit de contrôle sur ces actifs qui est à l’origine de l’avantage de la joint venture. En effet, l’asymétrie d’information entre acheteur et vendeur rend ce mécanisme plus efficient. Ainsi les 3 hypothèses testées par ces auteurs sont validées; les maisons mères impliquées dans ce type d’accord ont une rentabilité supérieure à la normale, en particulier quand il y a complémentarité des technologies et du management, et quand les secteurs concernés sont proches. De plus, les auteurs montrent qu’une joint venture et une acquisition induisent des effets de synergies identiques. Une joint venture est donc au moins aussi efficace que la fusion, mais surtout plus souple en terme d’organisation. Pour Rockwwood [1985], il a s’agit de tester l’impact des demandes de concessions faites en commun (joint bidding) sur la performance du segment offshore de l’industrie. Il en vient à supporter l’hypothèse d’efficience de la joint venture dans l’industrie pétrolière. Pour Glais [1996], Il s’agit d’établir une typologie par une méthode d’analyse des données, et en s’intéressant aux secteurs concernés, aux accords, et à l’analyse de la Commission Européenne. Il conclut que la richesse des accords étudiés dans l’échantillon «confirme que le phénomène de coopération interentreprise ne constitue pas une exception à un principe qui voudrait que l’on choisisse entre marché et hiérarchie en matière d’organisation des efforts productifs ». Pour KPMG [Joint venture : a Triumph of Hope over Reality, 1998], qui a réalisé une enquête sur la question, les éléments cités comme motivation se retrouvent : la joint venture est plus efficiente pour 68% des répondants, et est plus simple que l’acquisition pour 53% des dirigeants, même si cela s’avère plus difficile à mettre en œuvre que la simple acquisition.

  • Les résultats des estimations permettent de valider les hypothèses selon lesquelles :
  • – il y a corrélation entre degré de coopération et endettement,
  • – il y a corrélation entre degré de coopération et recherche et développement,
  • – il y a corrélation entre degré de coopération et potentiel de production dans une certaine mesure.

Il s’agit de démontrer que la coopération peut être expliquée par la théorie des marchés inefficients et que la joint venture est un instrument de gestion de la firme au même titre que le recourt au marché ou à l’organisation. La théorie est supportée par la vérification des 3 hypothèses de façon statistique. Du point de vue économique, cela permet de conforter toute l’approche développée jusqu’ici en matière de théorie des coûts de transaction. Il est ainsi possible de passer de la corrélation à l’explication grâce à la théorie et aux études antérieures; par son inefficience le marché induit des coûts de transaction qui obligent la firme à avoir recourt à un mode d’organisation différent. Plus efficace, et moins coûteuse la constitution d’entreprises conjointes permet aux firmes d’atteindre de manière efficiente leurs objectifs. L’entreprise conjointe est une formule de coopération aujourd’hui privilégiée car ses avantages son considérable dans la gestion d’une relation, même si sa mise en place est plus difficile qu’une acquisition. L’étude ne permet pas de généraliser les conclusions à tout type d’accords de coopération, car seuls les accords avec liens capitalistiques (entreprise conjointe) sont représentés dans ce modèle; elle est toutefois suffisamment intéressante pour se poser des questions sur d’éventuelles études complémentaires à savoir une extension de ces conclusions à tous types d’accord de coopération (licence, consortium…). Il n’est pas évident que cela soit le cas car la licence par exemple présente des inconvénients, comme le contrôle très difficile du savoir qui est cédé, où la simple difficulté à transférer la connaissance. Les alliances dans l’industrie pétrolière Mémoire réalisé dans le cadre du DEA D’Economie Industrielle Université de Rennes 1 _______________________________ En France on parle de joint venture dans le sens d’une entreprise conjointe avec partage de capital alors que le sens anglo-saxon est assez large. mais que la maison mère contrôle au moins partiellement, où aucune décision n’est prise contre l’intérêt de celle-ci. L’enquête porte sur 155 entreprises britanniques et a été réalisée par KPMG Londres en 1997 ; les résultats ont été publiés en février 1998. Pour des résultats plus détaillés voir l’Annexe.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les alliances dans l'industrie pétrolière
Université 🏫: Université de Rennes 1 - Mémoire de DEA
Auteur·trice·s 🎓:
Tapio POTEAU

Tapio POTEAU
Année de soutenance 📅: Mémoire réalisé dans le cadre du DEA D’Economie Industrielle - 1997-2004
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