Huber et Stephens et la protection sociale

4.4. Huber et Stephens

Huber et Stephens se sont intéressés au développement de l’État-providence dans sa période d’Âge d’or ainsi qu’à son adaptation ou ses reculs à l’ère post-industrielle. Leur examen repose sur une approche théorique des relations de pouvoir au fondement de la protection sociale, plus précisément en ce qui a trait à la redistribution de la richesse collective et à la clientèle visée par cette redistribution : «The struggle over welfare states is a struggle over distribution, and thus the organizational power of those standing to benefit from redistribution, the working and middle classes, is crucial.» Si l’action des partis politiques et leur empreinte idéologique sur l’État-providence constituent la pierre angulaire de leur approche, ils considèrent plusieurs autres facteurs dans les jeux de pouvoir autour de l’articulation de la protection sociale, notamment la mobilisation des travailleurs à travers les organisations syndicales et la structure constitutionnelle (et ses points de veto), qui balise l’univers des possibles en matière de protection sociale.

L’originalité de l’approche de Huber et Stephens réside dans le fait qu’elle en vient à conjuguer plusieurs avenues théoriques, comme la question du genre dans la construction de l’État-providence. À l’instar de plusieurs chercheurs féministes, ils sont d’avis que l’intégration des femmes sur le marché du travail constitue une force majeure pour un élargissement de l’État-providence, si l’aménagement de cette intégration s’articule autour d’un équilibre travail/famille qui engage des services publics défamilialisants. Mais encore faut-il que les intérêts et revendications des femmes aient un support institutionnel (par l’entremise des partis politiques et des organisations syndicales par exemple) pour se matérialiser et s’inscrire au cœur de l’État-providence. La particularité de leur démarche repose aussi sur un effort pour mettre en relief les caractéristiques des régimes de production dans lesquels s’articulent les régimes providentiels.

L’analyse de Huber et Stephens pour la période d’Âge d’or de l’État-providence porte sur la période allant de 1960 à 1985 et procède d’abord par deux séries de régressions multiples : une première pour laquelle les variables dépendantes portent essentiellement sur la générosité de l’État au niveau des transferts et des services sociaux et une seconde à laquelle sont intégrées des variables dépendantes se rapportant aux mesures de conciliation travail/famille offertes aux femmes et à divers retours socio-économiques de l’État-providence (redistribution à travers la fiscalité, pauvreté et inégalités sociales).

Leurs variables indépendantes renvoient quant à elles aux années de gouvernance des partis social-démocrate et chrétien-démocrate, à la représentation syndicale, à la participation des femmes sur le marché du travail, à la structure constitutionnelle (et ses points de veto), au chômage et à l’ouverture économique. Pour chaque point d’observation dans le temps, Huber et Stephens tiennent compte des niveaux affichés par les variables dépendantes et non de leur évolution par rapport au point d’observation précédent (changement annuel).

Leurs résultats mettent en relief l’effet distinct des années de gouvernance sociale-démocrate et chrétienne-démocrate sur le développement de l’État-providence. La gouvernance sociale-démocrate s’articule autour de principes d’égalité qui commandent un élargissement de l’État-providence : des transferts généreux, un financement public de services sociaux, une redistribution à caractère universelle qui cherche à amenuiser la pauvreté et les inégalités sociales.

La gouvernance chrétienne-démocrate est aussi associée à une générosité de l’État-providence, mais essentiellement au niveau des transferts sociaux : elle va de pair avec une offre assez faible de services sociaux. Leurs analyses de régression démontrent aussi que le chômage, l’intégration des femmes sur le marché du travail et une structure constitutionnelle limitée en regard de ses points de veto exercent une action influente sur la générosité de l’État-providence.

Suite à ces analyses, le propos de Huber et Stephens se tourne vers les affinités électives entre les régimes providentiels et les régimes de production dans la période d’Âge d’or. Ils jettent d’abord les bases d’une typologie des régimes providentiels qui s’apparente à celle d’Esping-Andersen à quelques différences près : ils étiquettent les pays d’Europe continentale comme chrétiens-démocrates plutôt que conservateurs pour mettre en relief la couleur politique qu’y revêt l’État-providence et ils distinguent l’Australie et la Nouvelle-Zélande des pays libéraux en leur conférant l’étiquette de wage-earner states.

Les arrangements corporatistes sont au cœur de leur propos sur les régimes de production : la protection sociale s’articule dans un cadre corporatiste coordonné au niveau national dans les pays scandinaves et au niveau sectoriel dans les pays d’Europe continentale, tandis qu’elle est associée à un cadre dérégulé des relations de travail dans les pays libéraux ainsi qu’en Australie et en Nouvelle-Zélande.

Ayant recours à une série d’analyses historiques comparatives, les auteurs approfondissent leur propos sur l’interrelation entre le développement des régimes providentiels et des régimes de production pendant la période d’Âge d’or, à travers un examen de neuf pays : les quatre pays nordiques, trois pays chrétiens-démocrates (Allemagne, Autriche et Pays-Bas) ainsi que l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Huber et Stephens procèdent ensuite à des analyses de régressions pour la période allant de 1973-1995, sur la base des mêmes variables que leurs régressions pour la période d’Âge d’or de l’État-providence. Une tendance centrale se dégage de leurs résultats : au tournant des années 1980, la plupart des 18 pays de leur examen connaissent des reculs au chapitre de le générosité de leurs dépenses publiques (prestations, transferts, pensions publiques, services publics).

Si le développement de l’État-providence était surtout dirigé par des effets partisans (sociaux-démocrates ou chrétiens-démocrates) pendant sa période d’Âge d’or, il en va tout autrement par après, la seule exception concernant le bloc scandinave pour lequel la gouvernance sociale-démocrate a eu comme effet de stimuler une croissance dans les services publics. Cette croissance est aussi attribuable à une mobilisation des femmes :

«Pressures from mobilized women pushed the social democratic parties to extend their commitment to equality between classes to include equality between genders, to relieve women from private caregiving responsibilities through the expansion of social services, and to pass legislation enabling parents to combines work with child rearing.»

Leurs résultats démontrent aussi que les coupures que connaît l’État-providence peuvent être attribuables en large partie à la montée du chômage à partir de la fin des années 1970 et qui a pesé lourd sur les coffres de l’État.

Pour approfondir leur examen du retrait de l’État-providence, Huber et Stephens se tournent de nouveau vers une analyse historique comparative, sur les mêmes neuf pays. Il en ressort notamment que les pays nordiques ont su sauver les meubles en investissant dans des services publics et dans des politiques actives sur le marché du travail, que l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu d’importantes coupures dans leurs programmes sociaux en raison de leur nombre limité de points de veto constitutionnels.

Le travail de Huber et Stephens représente une vaste entreprise, tant sur le plan méthodologique que théorique, pour mettre en relief l’évolution de l’État-providence sur plusieurs décennies et son adaptation aux défis des économies post-industrielles.

Si notre examen diffère à divers niveaux de celui de Huber et Stephens, plusieurs variables de notre ensemble de données s’apparentent aux leurs, de sorte que le contexte interprétatif qu’ils proposent quant à l’évolution et aux remaniements de l’État-providence au tournant des années 1980 ne peut échapper à notre attention et nous sera d’une grande utilité pour mettre en lumière nos propres résultats.

Contrairement à Huber et Stephens qui cherchent à mettre en relief les effets de facteurs politiques (particulièrement les années de gouvernance des partis politiques) dans l’évolution de la protection sociale, notre modèle n’est pas à même d’évaluer systématiquement des mécanismes causaux, dans la mesure où les variables que nous avons retenues sont mises à profit dans une approche inductive.

E. Huber et J. Stephens (2001) op. cit., p.17

Ibid., p.316

L’orientation globale de notre modèle nous permet toutefois d’évaluer dans quelle mesure les régimes providentiels demeurent attachés à un parcours institutionnel résilient ou dans quelle mesure ils sont l’objet de reconfigurations. La plus grande souplesse que nous confère notre approche inductive n’affaiblit donc en rien notre capacité à dégager des éléments significatifs de l’évolution de la protection sociale : au contraire, elle nous donne plus de latitude dans l’interprétation de nos résultats.

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