La musique comme médiateur : l’enfant et ses pédagogues

3. La musique comme médiateur invisible

a. Le renversement des rôles

Dans son étude anthropologie de l’enseignement musical, Antoine Hennion considère l’éducation comme une relation entre trois termes, dont l’un : le médiateur, c’est-à-dire l’enseignant, doit disparaître pour faire apparaître un autre : la musique.

L’éducateur doit devenir invisible, c’est « le travail d’auto-dissimulation opérée sur l’enfant par la pédagogie : lorsque l’enfant imite le médiateur, il voit comme lui l’objet […].

Mais lorsqu’il résiste, il remet sous nos yeux l’effort du pédagogue pour s’effacer derrière la réalité à instaurer »[i].

On peut estimer que cette relation se poursuit hors du conservatoire jusque dans les Classes à Horaires Aménagés Musique CHAM; mais dans la mesure où les CHAM poursuivent un double objectif, musical et scolaire, il semble que cette relation peut s’inverser :

La musique devient alors le médiateur dans une relation entre l’enfant et ses pédagogues.

b. Un projet permanent

On a vu que bien des aspects de la musique (sa discipline, la réflexivité, sa présence dans l’emploi du temps de l’élève et la façon dont elle implique sa famille) développent des compétences qui ne peuvent que bénéficier à l’élève dans le cadre de son apprentissage scolaire.

Au-delà de ces bénéfices directs, la musique, tout à la fois pratique et objectif s’inscrit tout naturellement dans des pratiques de projet.

Ces pratiques de projet opèrent justement le renversement des objectifs et des moyens : « la démarche de projet oblige à un exercice d’équilibre entre deux logiques: le projet n’est pas une fin en soi, c’est un détour pour confronter les élèves à des obstacles et provoquer des situations d’apprentissage.

En même temps, s’il devient un vrai projet, sa réussite devient un enjeu fort, et tous les acteurs, maîtres et élèves, sont tentés de viser l’efficacité au détriment des occasions d’apprendre.

Comme le dit Philippe Meirieu, lorsqu’on monte un spectacle, ce n’est pas au bègue qu’on confie le premier rôle, alors même que c’est lui qui en profiterait sans doute le plus. »[ii]

Les CHAM fonctionnent avec la musique comme un avec un projet permanent qui s’étend pendant toute l’année et qui modèle toute la vie scolaire de l’enfant et toute la vie de l’école.

c. L’éternel projet

Le détour que nous avons effectué par la prise en compte des l’enseignement par les anciens que la musique étaient considérée comme le véhicule idéal des plus hautes valeurs des sociétés où elles s’exprimaient : elle est le véhicule de la foi en Dieu pour les penseurs médiévaux, celui de l’enthousiasme national et belliqueux des révolutionnaires français.

Pour les grecs, elle devient simultanément le véhicule et la preuve de l’unité fondamentale entre beauté et de raison : le véhicule de la notion même d’idéal et de perfection.

Cette conception d’un idéal de beauté et de justesse est, nous l’avons vu avec Noémie Lefebvre[iii], sous jacent au débat qui a structuré l’éducation musicale française, telle qu’elle est pratiquée au conservatoire : sa focalisation sur le solfège et sa dissociation entre solfège et pratique.

Dans la vision qui semble avoir la faveur de Noémie Lefebvre, qu’elle reconnaît dans les modèles d’éducation musicale germaniques et anglo-saxons, la perfection comme essence est une perspective «  qui n’empêche en rien la quête de perfection technique, mais en laisse vivre le désir grâce à la présence immédiate de l’art dès le début de la formation de l’élève. »

En reconsidérant cette perspective en terme de « projet » on peut exprimer cette relation particulière entre pratique et objectif, en interprétant la musique étant son propre éternel projet.

Conclusion

Je terminerai mon mémoire en invitant mon lecteur à poursuivre sa lecture en le renvoyant aux entretiens que j’ai mené et qui m’ont permis de me plonger pleinement dans mon sujet d’étude.

Je les joins en annexe. C’est à travers ces entretiens que mon travail ethnologique s’est déroulé.

Ces entretiens ont tenté de mettre en évidence les « comment » à travers ma question de départ à savoir : « un dispositif qui intègre la musique rend-t-il les élèves meilleurs ? ».

Mais derrière cette question, de multiples questions m’interrogeaient par rapport à l’éducation d’un enfant et en réalité elles s’interpénétraient : « Façonner un enfant comment et pourquoi ?

Existe-t-il plusieurs formes d’éducation ?,

Comment apprend-t-on  la musique ?

Quel est le rôle de l’adulte, et par extension celui du pédagogue ?

Quelle conception de l’enfant  y a-t-il derrière ce projet ? etc…

Toutes ces questions soulevaient un rapport avec la pédagogie dans une perspective historique, conceptuel, sociale et sociologique dans une société mouvante.

Les CHAM s’inscrivent dans une double évolution; l’une, fort ancienne, qui mobilise les réflexions sur l’enseignement de la musique, avec des interrogations et des motivations qui diffèrent profondément selon le contexte socio-historique; l’autre, beaucoup plus récente, qui interroge les fondements de la pédagogie en mettant l’acteur (c’est-à-dire celui qui apprend en action) au cœur du processus éducatif.

Ces deux mouvements mettent en œuvre des concepts qui s’interpénètrent, qui agissent les uns sur les autres, s’influencent, se modifient et se conditionnent en traversant l’histoire (ainsi, par exemple, on a vu le paradoxe d’Aristote rejoindre la formule de Philippe Meirieu).

L’originalité du dispositif des CHAM n’est pas tant d’intégrer la musique dans le processus éducatif, ce que Platon et Charlemagne recommandaient déjà ; ce n’est pas tant de mettre une pédagogie de l’action – le projet – au cœur de son action éducative, ce qui est le principe de nombreuses expérimentations depuis les premières avancées théoriques des méthodes actives de Dewey ou Freinet; ce qui  caractérise les Classes à Horaires Aménagés Musique c’est le rapport et la dynamique qui s’établit entre l’école et la musique, tout à la fois intégrée et « externalisée ».

Les CHAM sont – en théorie – des classes à horaires aménagés, mais la réalité que nous avons observée nous montre tout autre chose que des classes « normales » où l’on aurait aménagé quelques heures pour laisser un peu de place à un « supplément d’âme » comme on déplacerait les meubles du salon pour faire de la place au piano !

Ces quelques heures hebdomadaires se répercutent sur l’ensemble de la scolarité des enfants qui intègrent ce dispositif.

L’apprentissage et la pratique musicale développent de nombreuses qualités (mémorisation, rigueur, discipline), tissent un lien étroit entre la pratique (la praxis) et l’approche conceptuelle, et instaurent une économie de l’effort et de la satisfaction induite particulièrement motivante.

Au-delà de toutes les compétences qu’ils mobilisent et développent, cet apprentissage et cette pratique qui ne peuvent être dissociés esquissent un modèle de la construction d’un savoir/savoir-faire radicalement différent des schémas « classiques » de l’école.

Paradoxalement, l’enseignement de la musique qui s’inscrit dans une antique tradition et qui semble parfois résister aux remises en causes que lui enjoint d’entamer la pression moderne (comme la massification de la demande, l’émergence de musiques « populaires » ou la crise esthétique de la modernité) rejoint – par sa construction de la compétence ou par la temporalité spécifique de cette construction – le modèle plus récent de la formation.

En agissant ainsi sur l’ensemble du processus éducatif, la musique renverse les rôles, ou plutôt entretient une dynamique avec ce processus : celui-ci n’est pas seulement une médiation entre l’élève et les savoirs ; ce sont les œuvres, leur fréquentation, leur pratique, qui se font les médiateurs entre l’élève et le processus éducatif, lequel s’en trouve renforcé pour être un médiateur plus efficace, créant ainsi une sorte de « cercle vertueux ».

Cette logique du renversement des rôles (renversement dynamique et non statique) a de profondes ressemblances avec la pédagogie de projet dont l’apprentissage musical partage bien des vertus (valorisation sociale, socialisation du travail, éveil, épanouissement, etc.).

Il s’agit en l’occurrence d’un projet qui s’étend bien au-delà de la chronologie des entreprises habituelles de la pédagogie de projet et pas seulement parce que cet apprentissage occupe plusieurs années, c’est un projet qui, au-delà de l’expérience qu’en fait chaque apprenti musicien,  repousse sans cesse ses limites : l’excellence est un horizon que l’apprenti musicien a toujours en perspective mais qui recule au fur et à mesure de son avancée.

C’est ainsi, par cette dimension d’éternel projet que la musique paraît nous offrir bien des moyens de venir soutenir toute pratique d’apprentissage : en créant une tension dynamique l’objectif et l’avancée vers l’objectif, elle induit un rapport à l’éducation et à sa temporalité bien différent de la distinction que l’école opère entre la pratique scolaire et ce vers quoi elle est censée mener l’élève.

Cette façon qu’à l’apprentissage de la musique d’instaurer un rapport pratique, ouvert à la construction de compétences répond à notre hypothèse de départ sur l’étaiement de l’apprentissage scolaire par l’apprentissage musical.

Le dispositif des Classes à Horaires Aménagés Musique a été programmé pour être mis en place dans des zones scolaires défavorisées (« Dans une agglomération, la diversité des implantations est favorisée plutôt que leur concentration; les zones d’éducation prioritaire doivent accueillir de telles classes aussi souvent que possible. »[iv]).

zone d'éducation prioritaire ZEPLa volonté de localiser ce dispositif en zone d’éducation prioritaire ZEP[v] ne répond pas à une volonté d’étaiement du travail scolaire et moins encore de remédiation d’élèves en difficulté mais plutôt à une volonté de démocratisation culturelle inscrite depuis plusieurs décennies dans l’évolution de l’enseignement comme dans celui de l’éducation musicale.

Dans la continuité de la logique territoriale qui avait guidé la création des zones d’éducation prioritaire ZEP dans la perspective de mettre en place une discrimination positive,  la dimension sociale du dispositif des CHAM est fondée sur une analyse spatiale plutôt que sociale.

Ce choix a des effets pervers : ainsi qu’on l’a vu, il accentue le désir de distinction des parents motivés par l’inscription de leur enfant en CHAM, qui ressentent un besoin de supplément culturel et d’un cursus sélectif d’autant plus fortement qu’ils vivent dans un secteur « sensible »(pour reprendre un euphémisme officiel).

La dialectique ouverture/fermeture n’est pas seulement au cœur de la motivation parentale, elle est aussi au fondement de l’action pédagogique (par le biais, par exemple, de la politique de recrutement).

Ces observations soulèvent la question de l’utilisation qui est faite par l’institution scolaire des CHAM.

Elles supposent en effet qu’au-delà d’une « bonne volonté » de démocratisation culturelle, il n’y a pas de véritable prise en considération du rôle social et pédagogique que peut rempli le dispositif.

Si comme nous le croyons, le dispositif des Classes à Horaires Aménagés Musique offre aux enfants l’opportunité de développer d’autres compétences et d’acquérir un autre rapport au savoir et au savoir-faire, on peut regretter que ce dispositif ne soit pas généralisé ou (pour être moins utopiste) envisagé comme moyen de remédiation.

Ce dispositif particulier… ou un autre qui lui ressemble car, au terme de ce travail d’observation et d’analyse, il apparaît que d’autres dispositifs (par exemple  les classes sportives) pourraient être étudiés de la même façon afin de mesurer leurs effets auprès des élèves, la façon dont ils fonctionnent, ou non, sur le mode du « projet ouvert » que nous avons tenté d’évoquer, de telles études pourraient nous montrer qu’il y a bien une autre façon d’envisager la construction du savoir.

[i] Antoine Hennion, ibid.

[ii] Philippe Perrenoud, Réussir ou comprendre ? Les dilemmes classiques d’une démarche de projet , Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Université de Genève.

[iii] Noémie Lefebvre, ibid.

[iv] Texte constitutif du dispositif. Voir en Annexe I

[v] En  ZEP (zone d’éducation prioritaire) ou dans toute autre zone labellisée  REP ( réseau d’éducation prioritaire),  RAR ( réseau ambition réussite ),   ZUS ( zone urbaine sensible),  SEN ( établissement sensible )…

zone d’éducation prioritaire

Bibilographie et Annexe

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Charles de Gaulle – Lille III - UFR Sciences de l’Education
Auteur·trice·s 🎓:
Djanet Aouadi

Djanet Aouadi
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master 2 Recherche - 2008/2027
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