L’enseignement musical : une longue tradition

III. L’éducation musicale

1. L’enseignement musical : une longue tradition

a. La musique : le beau, le bien et la raison

Platon a somme toute assez peu écrit sur la musique et cependant, il lui attribue une mission fondamentale en faisant d’elle une des 5 disciplines nécessaires à l’éducation, à côté de la science des nombres, de la géométrie plane, de la géométrie à

trois dimensions et de l’astronomie.

Avec un recul de 2000 ans, on peut s’étonner d’une telle place, la musique étant préféré à bien des disciplines qui nous semblent aujourd’hui fondamentales. On est d’autant plus interpellé par radicalité de ce choix en considérant que cette place de choix n’est pas la toquade d’un philosophe hédoniste à l’aise dans un monde stable et prospère.

C’est dans un état d’alerte que Platon écrit, alerte contre la décadence d’Athènes la démocrate, dont la puissance recule face aux tyrannies comme Sparte ; elle tombera bientôt sous les coups de Philippe de Macédoine qui jettera les bases  d’un empire sous les lourdeurs duquel s’étoufferont les idées de démocratie et de philosophie.

Pour Platon[i], la culture musicale est « souveraine » : « rien ne pénètre davantage au fond de l’âme que le rythme et l’harmonie, rien ne s’attache plus fortement à elle en apportant la beauté ».

On est ici bien loin d’un socle de compétences orienté par l’hypothétique employabilité des élèves, on n’est pas non plus, ainsi qu’on vient de le rappeler, dans un contexte d’hédonisme et de loisirs. Si la musique constitue avec l’arithmétique, l’astronomie et la géométrie, un Art Libéral, l’art d’un Homme Libre, cette liberté ne doit pas être confondue avec celle du « temps libre », la liberté athénienne n’est pas un vain mot, elle s’oppose à l’oligarchie martiale de Sparte comme à la monarchie absolue de l’empire perse, c’est une liberté combattante et l’amour du beau ne peut y être un luxe.

Ce que dit Platon, c’est qu’il n’y a pas d’homme de bien qui ne soit sensible au beau, et même que c’est l’éducation à la beauté, par la musique,  qui le prépare à être un « homme accompli » (Platon, ibid.).

C’est d’ailleurs bien plus qu’un simple jugement esthétique qui s’exprime dans le rejet du laid tel qu’il est décrit quelques mots plus loin : l’homme éduqué au beau « dénonce la laideur, et la prend en haine, tout jeune encore et avant même d’être capable de raisonner ; et lorsque la raison lui vient, celui qui a reçu une telle culture est tout disposé à lui accorder l’accueil empressé qu’on réserve à un parent proche. »

On voit là un saisissant raccourci entre le beau, le bien et la raison qui sonne étrangement à nos oreilles, à nous qui avons appris à goûter la dissonance, mais qui avons aussi appris que la musique fut parfois l’accompagnement sonore des pires atrocités[ii].

C’est que pour les grecs, la musique est justement la preuve de l’existence d’un lien entre le beau et le bien.

La légende raconte que Pythagore eut la révélation d’un rapport mathématique exact entre les sons qui constituent les intervalles consonants en entendant sonner sur l’enclume des marteaux de tailles différentes.

Il se livra à de systématiques expériences sur le monocorde et découvre qu’écourtée du quart, du tiers ou de la moitié, la corde vibrante produit la quarte, la quinte ou l’octave de la note produite par la corde entière. Ces intervalles sont en effet définis par des proportions mathématiques exactes entre leurs fréquences.

La découverte de la nature mathématique de l’organisation des sons qui plaisent à l’oreille et bouleversent l’âme vient confirmer la puissance du nombre et de la raison et soulève l’espoir que la raison puisse élargir son rayonnement au delà du dernier retranchement de l’irrationnel: l’émotion humaine.

Platon en conçoit le pari d’une identité entre le Vrai, révélé par les nombres, le Beau, perçu par la sensibilité esthétique, et le Bien, résultat d’une harmonie entre la raison, les passions et les désirs, harmonie qui, transmise au niveau de la société, fait apparaître la possibilité d’une cité juste fondée sur la loi morale plutôt que la force.

b. Néoplatonisme médiéval et chant liturgique

Il n’est guère surprenant que la symbolique platonicienne ainsi que la quête d’harmonie entre le céleste et le terrestre ait trouvé quelque écho auprès des théologiens médiévaux. Ceux-ci, épris de classifications reprennent l’organisation des disciplines de Platon qu’ils re-modèlent dans la théorie des sept arts libéraux.

Les arts libéraux se divisent en deux degrés : le Trivium et le Quadrivium. Le Trivium, qui signifie les trois chemins en latin, concerne le pouvoir de la langue et se réfère à l’étude de la grammaire, la dialectique et la rhétorique.

Le Quadrivium, les quatre chemins du second degré, se rapporte au pouvoir des nombres et se réfère à l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie. Ils ont été classifiés par Bède le vénérable (VIIème siècle) et transmis par Alcuin, le « ministre » de l’éducation de Charlemagne.

Charlemagne, initiateur de la Renaissance carolingienne et père mythique de l’école veille à la transmission des savoirs : « Dans chaque diocèse l’instruction sera donnée par les psaumes, la notation musicale, le calcul des saisons et la grammaire [iii]».

On est encore dans une agglomération surprenante de disciplines entre lesquelles le lien n’est pas évident, mais on n’est plus comme avec Platon dans une construction idéale, en passant de l’antiquité au Moyen-Âge inférieur, on passe aussi de l’abstraction à la réalité quotidienne : ces disciplines se sont celles de la vie religieuse.

La musique est encore présente dans la lettre, rédigée par Alcuin et envoyée par Charlemagne à l’abbé Baugulfe et considérée comme l’acte fondateur de l’instruction publique médiévale[iv] :  «  Qu’à cette fin, par conséquent, des hommes soient choisis qui possèdent et la volonté, et l’aptitude à apprendre, et aussi le désir d’instruire leur prochain.

[i] Platon, La République, III, 401-402

[ii] Je fais bien entendu référence au goût pour la musique des nazis car il y a, hors des clichés, la réalité des prisonniers des camps contraints à jouer de la musique pour survivre.

[iii] Cité par Brigitte François-Sappey, Histoire de la musique en Europe, PUF

[iv] Mandement sur l’instruction. Texte traduit d’après l’édition de G. Pertz, dans les Monumenta Germaniae Historica, Leges I (Hannovre, 1835)

Et que cela soit fait avec une ardeur aussi grande que celle que nous employons à vous y inciter. Nous exigeons donc de vous, ainsi qu’il sied à des soldats de l’Église, qu’intérieurement vous soyez dévôts ; extérieurement, instruits et de moeurs irréprochables ; comme écolâtres, d’une élocution châtiée, afin que toute personne qui, au nom de Dieu et de l’idéal de la vie religieuse cherchera à vous voir, de même que son regard sera édifié à votre vue, ainsi, ayant été instruite par le savoir qu’elle aura décelé chez vous, soit lorsque vous lisez <à voix haute> ou que vous chantiez, elle puisse retourner chez elle satisfaite, en rendant grâces à Dieu tout-puissant. »

c. Raison et passion

Au regard de ces deux vénérables références, on voit bien que les plus anciens questionnements sur l’éducation y incluent la musique[v].

Alcuin Il n’est pas inintéressant de noter que bien que liés par une certaine continuité, il y a un véritable décalage quant à la fonction attribuée à la musique et à sa nécessité. Pour Platon, la musique prépare à l’avènement de la raison, elle est même une préfiguration puisque celui qui l’accueille le fait comme « un parent proche », il la reconnaît pour l’avoir déjà approchée par la musique et tout ce qu’elle contient d’harmonie ; dans la lettre d’Alcuin (ou de Charlemagne) la musique est enseignée parmi les autres disciplines nécessaires à la pratique de la foi.

Ce que l’on reconnaît là ce sont, exprimés d’une façon particulière, deux regards différents et simultanés qui apparaissent dans les commentaires sur la musique en occident : la musique est la « langue des émotions » selon Kant, mais pour Leibniz « sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte des nombres dont nous ne nous apercevons pas ».

Platon lui-même distingue deux musiques, l’Apollonienne et la Dyonisiaque, leur attribuant à chacune une valeur morale fort différente.  La musique apollonienne, bonne pour l’âme est simple et sobre, caractérisée par des genres qui reposent sur des règles claires, des rythmes réguliers, des harmonies ou systèmes de gammes basés sur des intervalles nettement définis selon un rapport mathématique précis.

Elle doit se prêter à l’accompagnement de la parole. Elle exprime la maîtrise par la volonté et la raison de l’animalité de l’homme. La musique dionysiaque se caractérise par l’excès, la richesse de texture, la variété des rythmes, la recherche des effets et l’imprécision harmonique qui visent à mettre en échec la raison et provoquer tour à tour délire extatique, ivresse communicative, assoupissement dans la volupté.

Il s’agit d’une musique qui déchaîne les forces sauvages, imprévisibles et incontrôlables des passions ; elle doit, on s’en doute, être bannie de la cité à cause de ses conséquences morales sur l’individu et ses conséquences politiques sur la cité.

Paradoxalement, tout en revendiquant l’héritage antique (et probablement Platon) c’est plutôt à ce type de « mauvaise musique » que  se réfère Pierre Daunou dans un rapport sur l’instruction publique quelques années après la Révolution[vi] : « On est frappé, en lisant les anciens philosophes, de l’immense place qu’ils accordaient à la musique dans leurs écrits et dans leurs institutions…Il nous a suffi de commencer de vivre sous les lois républicaines pour sentir la profondeur de cette sagesse antique et pour entrevoir la nécessité de nous en appliquer les leçons.

L’expérience a déjà pu nous apprendre ce qu’il peut pour la liberté, cet art qui, plus qu’aucun autre, captive la pensée, fanatise l’imagination, fait bouillir les passions humaines, imprime à des multitudes des affections simultanément unanimes et met en accord d’innombrables volontés… ».

La musique tient une place à part dans la réflexion esthétique. Même si elle est parfois convoquée par les plus vastes réflexions esthétiques (comme lorsque Kant écrit que « La musique est la langue des émotions »), celles-ci viennent de l’extérieur et la musique n’en n’est pas véritablement le lieu.

d. La musique et la modernité

La musique entretient avec la modernité un rapport très différent de celui des arts plastiques ;  par exemple, les grandes figures de la modernité en peinture (les Picasso, les Duchamp, les Warhol…) ont acquis aujourd’hui une popularité qui allonge les queues des grandes expositions internationales, et à laquelle ne peuvent sans doute prétendre Schoenberg, Varèse, ou Honegger qui sont les grands novateurs de la musique au vingtième siècle.

D’une certaine façon, la musique a vécu un schisme en rejetant ses grandes mutations, celles des musiques jazz, rock ou autres (musiques populaires et nées de la rencontre avec d’autres cultures) hors de la longue tradition musicale.

Ce schisme a entre autres pour conséquence de laisser aux spécialistes et aux techniciens la maîtrise sur cet art, il n’y a pas comme il y a en art plastique de désacralisation de la technique, ni l’apparition d’artistes autodidactes[vii].

On verra, en abordant la problématique de l’enseignement musical en école primaire ce que peut engendrer cette différence entre arts plastiques et musiques : entre, d’une part, un art qui affirme la rupture avec la technique, et un autre qui l’exige, les enseignants ont vite fait le choix, non de la facilité mais d’une pratique qui n’exige pas d’eux d’être autre chose que ce qu’ils sont (des pédagogues et non des spécialistes d’une discipline) tout en restant parfaitement avec les valeurs et les pratiques contemporaines de cet art.

[v] Parmi les « pères fondateurs » de l’éducation, Rousseau qui était à la fois féru de pédagogie et de musique n’a étonnement pas unifié les deux ; il est toutefois intéressant de remarquer qu’il fut d’une part le créateur d’une notation musicale et surtout qu’il inclut ses réflexions sur la musique dans son essai sur L’origine des Langues, c’est-à-dire, d’une certaine manière, sur les conditions d’apparition de la pensée.

[vi] Cité dans Les pratiques collectives de la musique, bases de l’apprentissage instrumental. CNSMD de Lyon.  Il n’est pas inutile de préciser que Pierre Daunou était l’auteur de la loi d’instruction adoptée par la Convention en 1795.

[vii] Par artistes autodidactes, on entend évidemment les figures de l’  « Art brut », mais aussi quelques figures de l’art moderne issus d’autres disciplines : Joseph Beuys, Andy Warhol, la question cessant de se poser assez tôt, dès les années 70 quand l’enseignement des arts plastiques ayant « digéré » la rupture moderne ne regarde plus la maîtrise technique comme une part essentielle de sa formation.

Enfin, ce schisme se répercute, avec bien des conséquences, sur l’enseignement de la musique : les musiques « populaires » ou « commerciales » qui sont devenues omniprésentes ont participé à l’explosion de la demande en matière d’éducation musicale dès les années 60 ; c’est dans la tension entre cette demande nouvelle dans sa nature (elle émanait de milieux plus populaires, elle avait d’autres référence musicales) et dans son volume et l’inertie du conservatoire qu’est apparu une contestation de l’enseignement pratiqué par celui-ci.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Charles de Gaulle – Lille III - UFR Sciences de l’Education
Auteur·trice·s 🎓:
Djanet Aouadi

Djanet Aouadi
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master 2 Recherche - 2008/2014
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